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Réformer les contenus d’enseignement. Une sociologie du curriculum, par Éric Mangez

dimanche 20 mars 2011, par Isabelle Harlé

L’analyse sociologique des contenus d’enseignement reste encore aujourd’hui marginale dans le champ de la recherche en éducation. Éric Mangez s’attaque dans ce livre à la fabrication des politiques éducatives en Belgique francophone et plus précisément à l’introduction de la notion de socle de compétences.

De nombreux travaux, d’historiens en particulier, analysent les moments de réforme du système éducatif ou de contenus disciplinaires [1], d’autres étudient les pratiques des enseignants dans les classes [2], mais peu de travaux articulent ces deux échelles : celle la fabrication et celle de la réception. L’originalité de l’ouvrage réside dans cette combinaison des différents niveaux d’analyse déclinés en chapitres : le moment de la production de la politique éducative (chapitre 2), le travail de médiation des agents intermédiaires : inspecteurs et conseillers pédagogiques (chapitre 3), la mise en œuvre locale au sein des établissements scolaires (chapitre 4) et les tensions vécues sur le terrain par les enseignants (chapitre 5).

À chacun de ces moments, l’auteur analyse les différents récits produits par les acteurs : récit institutionnel, récit organisationnel ou récit de la pratique. Ce choix méthodologique éclaire le sens que les acteurs confèrent aux réformes.

Le premier chapitre « curriculum et société » pose le cadre théorique de l’ouvrage et détaille les apports de Bernstein concernant l’évaluation des apprentissages, le cadrage de l’interaction pédagogique et la classification des contenus d’enseignement. Ces trois dimensions débouchent sur deux modèles de pédagogie (visible et invisible) qui servent de fil directeur à Éric Mangez pour analyser le cas de la réforme belge.

Éric Mangez inscrit clairement son travail dans le champ de la sociologie des curricula se référant aux classiques anglo-saxon (Young, Bernstein entre autres) mais aussi aux travaux français comme ceux de Viviane Isambert-Jamati. Il met en évidence le caractère socialement construit des contenus scolaires qui résultent et expriment des rapports sociaux et relie les réformes aux contextes sociaux, culturels, politiques et économiques interrogeant en particulier la délégation au champ économique des changements observés. La notion de compétence par exemple peut être rapportée au monde des entreprises, elle s’accorde également à gauche de l’échiquier politique, avec une volonté de rompre avec le primat des savoirs. Ces « demandes » politiques ou économiques ne sont pas réifiées mais incarnées par des acteurs précis et situés. L’auteur met ainsi en évidence le rôle des professeurs des universités spécialisés en pédagogie dans l’intégration de la notion de compétence dans les filières de transition. L’importation de cette notion du champ économique vers le champ éducatif s’opère grâce à une série de traductions qui mobilisent des principes de justification relevant des cités civique et inspirée de Boltanski et Thévenot. La réforme met en avant la réussite du plus grand nombre et l’épanouissement de l’enfant. Éric Mangez analyse ces dimensions à l’aide des référents théoriques de Bernstein : la fluidification du temps et de l’espace scolaires, l’horizontalité des rapports enseignants élèves, la perte de légitimité des savoirs segmentés, l’intégration des apprentissages.

Les modalités d’adhésion des acteurs à la réforme sont rapportées à leurs trajectoires et aux configurations institutionnelles dans lesquelles ils évoluent. Ainsi si les conseillers pédagogiques du réseau libre catholique et les inspecteurs du réseau de la communauté française adhèrent à la réforme, c’est selon des modalités différentes : logique militante, sur le mode de la conviction pour les conseillers aux parcours d’enseignants innovants accomplissant des missions d’accompagnement et de formation ; position de réalisme institutionnel pour les inspecteurs recrutés par examen, exerçant une mission de contrôle.

Le terrain d’enquête est constitué de cinq établissements où l’auteur a mené des observations et des entretiens auprès des professeurs de français. Deux établissements sont situés dans le bas de la hiérarchie sociale et accueillent les « nouveaux publics » auparavant orientés vers des filières de qualification dès le terme de l’enseignement primaire. Les trois autres, dans le haut de la hiérarchie accueillent des enfants des classes moyennes et supérieures. C’est cette variable sociale qui rend compte des positions des enseignants. Ceux situés en haut de la hiérarchie estiment les qualités de structure, de clarté, d’univocité du langage pédagogique de type visible, militent pour un modèle pédagogique stratifié, apprécient leurs élèves sur la base de leur niveau d’apprentissage et visent à accumuler les connaissances, objectivent les performances à travers l’évaluation. Ceux situés en bas de la hiérarchie adhèrent à un langage pédagogique de type invisible, « plus humain », « moins technique », développent les projets, s’appuient sur des situations réelles, privilégient les aspects affectifs et relationnels de la vie de leurs élèves. Éric Mangez pointe les limites de ces objectifs, qui en faisant passer au second plan l’apprentissage proprement dit et le travail intellectuel, ne sont pas forcément compatibles avec l’idée de démocratisation de la réussite.

Ces logiques contextuelles dominantes n’expliquent pas tout. Le dernier chapitre explore les rapports de force au sein des établissements qui rendent compte de positionnements individuels en décalage par rapport au contexte local. Éric Mangez dépeint ainsi l’hétérodoxe isolé en désaccord avec la réforme alors que ses collègues lui sont acquis ou l’orthodoxe isolé, enseignant situé dans un établissement du haut de la hiérarchie sociale et critique vis-à-vis du modèle dominant d’accumulation des connaissances.

Le livre a pour ambition de « fournir des outils pour penser l’analyse des politiques éducatives dans d’autres contextes ». Il y réussit tout à fait.
Il interroge tout d’abord la mise en place du socle commun, la valorisation de pratiques pédagogiques en prise avec les situations réelles comme réponses aux problèmes de la massification scolaire.
Au-delà du cas belge, l’affaiblissement des classifications traditionnelles rend compte et rejoint tout un mouvement de décompartimentation des disciplines engagé en France en particulier depuis les années 90. L’objectif du nouveau curriculum formel, ancré dans l’exigence de la construction d’une Europe de la connaissance (stratégie de Lisbonne), semble être d’unifier les objectifs des différentes disciplines. Cet objectif s’actualise dans l’enseignement intégré, dans les expérimentations de projets interdisciplinaires ou encore dans la mise en place de thèmes de convergence. La sociologie des curricula est ici encore utile pour analyser les résistances disciplinaires à ces nouveaux découpages, résistances visibles chez les enseignants de disciplines « stratifiées » pour reprendre l’expression de Young.
Ce dernier a identifié des tendances convergentes dans les politiques européennes et internationales en particulier « le passage d’un cursus articulé sur des sujets disciplinaires à un cursus générique », « la réduction des contenus disciplinaires des curricula » et « la promotion de thèmes transdisciplinaires » [3] (Young 2010). La question du lien entre ces évolutions et la démocratisation de l’enseignement reste posée. Young met en garde contre la tentation de s’appuyer avec excès sur l’expérience des élèves et plaide pour un retour au savoir, c’est-à-dire à la transmission de contenus que les enfants des classes les plus défavorisées ne rencontreront pas ailleurs qu’à l’école. Éric Mangez interroge également le rôle de la pédagogie invisible dans la reproduction des inégalités. Il analyse en particulier le désarroi d’enseignants qui peinent à objectiver le savoir. L’attrait pour les situations réelles, l’inscription des activités dans les pratiques sociales des élèves, si elles permettent l’implication, la motivation et l’accès au sens, butent sur la formalisation de savoirs détachés de leur usage. Dans le contexte français, la généralisation de la démarche d’investigation dans des disciplines comme la technologie en collège, se heurte actuellement aux mêmes difficultés.


[1Voir par exemple les travaux d’André Chervel ou d’Anne-Marie Chartier pour les lettres, d’Hélène Gispert pour les mathématiques ou encore de Dominique Pestre pour les sciences.

[2Viviane Isambert-Jamati, Culture technique et critique sociale à l’école élémentaire, PUF, Paris, 1984
Nell Keddie, « Le savoir dispensé dans la salle de classe », in Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs. Présentation et choix de textes, La Dispute, Paris, 2007, p151-187.

[3M.F.D. Young, “Alternative educational futures for a knowledge society”, European educational research journal, 2010, vol 9, n°1, p.1-12.

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