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L’enseignement de la technologie de 1960 à nos jours : réformes et débats

mardi 11 septembre 2012, par Isabelle Harlé

1962-1976 : les premières tentatives d’introduction de la technologie au collège

1 - La technologie « Capelle »

Jean Capelle est l’initiateur du premier enseignement de technologie en 1962 [1]. La formation qu’il a suivie, le parcours professionnel qu’il a effectué axé sur la recherche appliquée, l’ont amené à défendre un enseignement qui valorise les applications pratiques. Jean Capelle est agrégé de mathématiques, mais également physicien, spécialiste de mécanique et auteur d’une thèse sur la mécanique rationnelle. Il mène des recherches aux usines Citroën et participe en 1935 à la mise au point des automobiles à traction avant, avant de diriger en 1943, la Société d’études de l’industrie de l’engrenage à Paris. Recteur de l’académie de Nancy de 1949 à 1954, il crée à Lyon en 1957 le premier Institut des sciences appliquées (INSA), puis est appelé en 1961 aux fonctions de Directeur général de la pédagogie [2] au ministère de l’Éducation nationale par le ministre Lucien Paye, fonctions qu’il quitte en 1964. Jean Capelle sera également rapporteur de la loi de 1971 concernant les enseignements technologiques et professionnels. Cette loi contiendra une critique du système éducatif, qu’elle souhaite davantage ancré dans la réalité [3].

La technologie est une démarche inductive où la fabrication est prétexte à la découverte des lois physiques qui déterminent le fonctionnement des objets. Les liens avec les sciences physiques sont fréquemment postulés dans les programmes. La technologie s’appuie sur et introduit des notions de sciences physiques. Ainsi parmi les éléments proposés en 1963 dans les programmes des classes de 4ème, on trouve : "les notions de force, de couple, de pression, le principe des leviers (…). L’étude des fonctions mécaniques organisées par l’homme, leur logique, constitue une discipline capable de jouer un rôle tremplin pour permettre d’aborder, avec le maximum de succès, dès le début du cycle de maturité, les sciences physiques… (Capelle J., 1966, p. 63)." "Cette discipline qui pourrait s’appeler mécanique aussi bien que technologie, s’appuie ….. sur des propriétés physiques tout à fait courantes. C’est une initiation générale aux sciences expérimentales (Capelle J., 1963, p. 22)."

2 - La commission Lagarrigue

André Lagarrigue est polytechnicien, professeur de physique et chercheur en physique des particules. Il appartient à cette nouvelle génération de physiciens qui développent, à partir des années cinquante, des applications pratiques de leurs recherches, utiles dans le monde économique.

La commission Lagarrigue "a compétence pour toute question relative à l’enseignement de la physique, de la chimie et de la technologie". La présence de la technologie au sein d’une commission chargée de la réforme des sciences physiques étonne. Elle se comprend en tant que discipline de sciences expérimentales, opposée aux mathématiques. La composition de la commission se décline nettement en faveur des sciences physiques. La commission est constituée ainsi du Président de l’Union des physiciens (Georges Guinier), d’enseignants de physique et de chimie du second degré et de classes préparatoires, d’Inspecteurs généraux de physique et de chimie (MM. Picoux et Cessac). Le rapporteur est lui-même un physicien.

Aucun inspecteur général des techniques industrielles ne fait partie de la commission, comme le déplore A. Alauze, doyen, dans un courrier adressé le 11 octobre 1971 à André Lagarrigue : "Il est de fait que les inspecteurs généraux des techniques industrielles ont toujours regretté de ne plus être associés à l’animation de l’enseignement de la technologie dans les classes de premier cycle et ont été surpris de constater qu’aucun d’entre nous ne faisait partie es-qualité de votre commission d’études qui accueillait par contre la quasi-totalité de nos collègues de physiques (Lebeaume J., 1996, p. 27). "

Les professeurs de travaux manuels et de sciences physiques revendiqueront l’enseignement de cette technologie.

La massification de l’enseignement secondaire et donc l’hétérogénéité des niveaux scolaires justifient, aux yeux de l’Union des physiciens, un enseignement plus concret, plus axé vers l’expérimentation, pris en charge par les professeurs de sciences physiques :

"La technologie tend à devenir une nouvelle discipline abstraite alors que son introduction dans l’enseignement doit servir à donner aux élèves le goût de l’expérimentation. (…) L’entrée dans les sections scientifiques du second cycle ne doit pas être entièrement déterminée par l’aptitude au raisonnement mathématique. Un enseignement axé sur la manipulation représente, de plus, un pas vers la démocratisation de l’enseignement car l’inégalité due au milieu social s’y manifeste. L’enseignement de la technologie doit donc se diversifier, devenir une initiation aux sciences expérimentales, répondre aux questions que se posent les élèves sur les techniques qu’ils côtoient tous les jours (Le Monde, 22 mars 1974. L’article a occasionné, deux mois plus tard, des réactions de la part du Président de l’Association des professeurs d’initiation technologique : "Technologie et quincaillerie", Le Monde, 22 mai 1974, p. 16)."

L’expérimentation d’un enseignement de technologie confié à des professeurs de sciences physiques s’expliquera en fait en partie par des raisons institutionnelles de recrutement. En effet, en 1968-69, une initiation à l’enseignement de la physique-chimie est mise en place dans le premier cycle. Un facteur important joue un rôle décisif dans l’adoption de ces programmes : ce facteur est relatif à la possibilité de maintenir une assez large ouverture au CAPES de sciences physiques, à condition que les jeunes professeurs enseignent la technologie dans le premier cycle.

3 - Une approche plus immédiate des réalités économiques : les modules de « techniques de fabrication » des ingénieurs des Arts et Métiers et professeurs de l’enseignement technique.

L’association de la technologie aux sciences expérimentales est loin de faire l’unanimité. Un autre groupe de personnes, issues de l’enseignement technique, s’interroge sur le bien-fondé de la dénomination "technologie", lui préférant celle "d’enseignement technique", légitimant un enseignement plutôt axé sur l’activité de travail, la fabrication.

L’étymologie grecque associe la technique [technè] à un savoir pratique, qui n’est pas dérivé de la science : "[La technique] n’est pas une science appliquée (…) Elle opère sur ces réalités mouvantes du monde terrestre, qui constituent, aux yeux du Grec, le domaine de l’à-peu-près, auquel ne s’appliquent ni exacte mesure, ni calcul précis. Elle a donc un autre objet et se situe sur un autre plan que la science. La pratique technique n’a pas recours aux mathématiques ; elle ne cherche pas à expérimenter, elle agit par tâtonnements" (Descolonges M., 1996, p. 127).

Cette position renvoie au débat sur la valeur "intellectuelle", "culturelle" de la technique. Certains philosophes, comme G. Simondon et historiens des techniques, comme B. Gilles, essayent de lever l’ambiguïté entre connaissance empirique et connaissance technique et montrent la parité de niveau, sur le plan du schème mental entre l’activité technique et l’activité scientifique : "La distinction entre science et technique procède fondamentalement de ce que la première vise la connaissance, la seconde l’action efficace. (…) Tout au long de l’histoire de la technique, cette différence … a été la source de tensions, voire d’oppositions, d’incompréhensions mutuelles assez vives entre l’homme de la science et l’homme de la technique. Chez le premier domine un souci de pureté de la connaissance et un primat de la ’contemplation’ qui le conduit à accorder peu d’estime à ceux qui se préoccupent avant tout d’action efficace. (…) Nous observons que l’histoire est loin de vérifier la conception, assez courante, selon laquelle la technique ne serait finalement qu’une application de la science. (…) Maintes fois en effet nous nous trouvons en présence d’un ’faire’ qui ne procède aucunement d’un savoir présentant les caractères du savoir scientifique. Il est cependant fréquemment un véritable savoir, mais surtout un savoir en actes (Gilles B., pp. 1112-1113)."

Cette acception de la technique comme d’un savoir en actes est celle, pour une part, de personnalités ingénieurs des Arts et Métiers, comme Maurice Combarnous, J. Seguin, Lucien Géminard [4].

Lucien Géminard est Inspecteur général de l’Enseignement technique et conseiller pour l’Enseignement technique auprès du recteur Jean Capelle. Il est membre de la Commission Lagarrigue et prendra part, par la suite, aux différentes commissions ministérielles de réflexion sur l’enseignement de la technologie. Il édite la première fiche documentaire d’Education manuelle et technique en 1977. Il préside à partir de 1983 la Commission permanente de réflexion sur la technologie (COPRET).

Cette conception est partagée, pour une autre part, par un ensemble de professeurs de l’enseignement technique et en particulier de professeurs de l’Ecole normale nationale d’apprentissage (ENNA) de Paris Nord, membres de la commission Lagarrigue : Jean Chabal, René Ducel –par ailleurs président de l’Association française pour le développement de l’enseignent technique (AFDET). André Campa, ingénieur des Arts et métiers et de l’Ecole supérieure d’électricité, fait partie de la génération précédente de l’ENNA : il y est nommé sous directeur en 1945 par la direction de l’Enseignement technique. Il arrivera dans cet établissement après avoir exercé dans l’enseignement technique des fonctions d’enseignement ou d’encadrement d’ateliers : il est titulaire d’un certificat d’aptitude à l’enseignement du travail manuel (section chef des travaux), a exercé comme professeur technique adjoint de forge à l’école des Arts et métiers de Chalons sur Marne, comme chef des travaux aux collèges techniques de Charleville, Versailles et Suresnes [5].

Ces enseignants sont à l’origine de l’expérimentation, de 1974 à 1976, à raison de deux heures par semaine pendant deux semestres, du module [6] de "techniques de fabrication" [7]. Fabrication en conditions réelles, objectifs de socialisation, étude de l’usage social de l’objet sont les caractéristiques de ce module. Cet enseignement entend en effet approcher le travail industriel salarié dans toutes ses dimensions : conception, réalisation. Les séances consistent en la fabrication collective par la classe d’objets complexes, proches des réalisations industrielles, comme par exemple un compresseur à membranes, un moteur électrique. Les moyens techniques mis en œuvre doivent permettre d’initier les élèves aux principaux modes de fabrication des objets – enlèvement de matière par tournage, fraisage, perçage, conformation à froid de métaux en feuilles minées, fonderie [8] - et de leur donner une idée réelle des fabrications industrielles. Les élèves alternent, au cours des séances, fabrication sur postes de travail manuels ou sur machines, et rédaction de fiches de travail – analyse de l’objet, simulation d’un fonctionnement, représentations graphiques avec leurs normes. Les enseignants évaluent aussi bien les savoir-faire acquis, la maîtrise des langages, des notions et lois, des démarches, que les attitudes (curiosité, autonomie, socialisation). Les rapports d’expérimentation sur le module précisent en effet qu’outre la conception et la fabrication, l’étude de l’organisation du travail, des rapports sociaux entre patrons et salariés, font partie du programme.

Nous reprenons l’expression de Becker et parlerons d’"équilibre fluctuant" entre le monde de physiciens, proches des milieux économiques et politiques, relayés par les revendications catégorielles des professeurs de sciences physiques d’un côté, et celui des membres de l’enseignement technique, attachés à défendre la valeur culturelle de leur enseignement de l’autre. Ces tensions trouvent une résolution provisoire dans la mise en place de l’initiation scientifique et technique, expérimentée dans les classes de 4ème et de 3ème de 1971 à 1976. Cet enseignement se décline sous la forme de trois modules présentant un caractère technique fort : technique de fabrication, électronique, automatisme, et de cinq autres, qui relèvent de la physique : astronomie, chimie, photographie, polymères et plastiques, énergie. L’accent est mis sur la manipulation (démontage, observation du fonctionnement, modifications éventuelles), la description analytique d’ensembles techniques complexes et la vulgarisation touchant aux domaines scientifiques et techniques.

Cette initiation n’en reste néanmoins qu’au stade de l’expérimentation au début des années soixante-dix. Pourquoi échoue-t-elle à s’implanter ? La mort d’André Lagarrigue en janvier 1975, qui interrompt brutalement les travaux de la commission est une explication insuffisante. Elle souligne en tout cas que l’implantation de la technologie n’est pas portée par une volonté politique suffisamment forte pour résister aux changements de gouvernements. La conjonction de facteurs économiques et politiques demande à être éclairée par le contexte scolaire de l’époque et en particulier les catégories de professeurs disponibles.

L’Éducation manuelle et technique (EMT) : Reclasser des catégories de professeurs devenues obsolètes depuis la réforme du collège unique

La mise en place du collège unique conjuguée à la prolongation de la scolarité obligatoire amène dans les établissements scolaires un nouveau public, plus hétérogène socialement. Les responsables politiques partagent la conviction qu’un enseignement manuel, concret, serait davantage adapté pour certains enfants. Cette conviction est fréquente en particulier chez ceux ayant connu le primaire comme René Haby, qui a commencé sa carrière comme instituteur.

L’Éducation manuelle et technique (EMT) fait écho à un enseignement que René Haby avait déjà expérimenté une quinzaine d’années auparavant. En 1960-61 en effet, alors proviseur du lycée de Metz, il avait encouragé un enseignement basé sur les travaux manuels, la manipulation, qui convenait selon lui, aux élèves les moins doués. Cette expérience pédagogique, dans laquelle Mme Haby, professeur de travaux manuels, avait une part active, était basée notamment sur les activités manuelles. Une série d’exercices concrets, se présentant sous la forme de problèmes à résoudre manuellement en deux heures, est ainsi proposée, par demi-classes aux élèves des sections modernes de 6ème et de 5ème. Les élèves doivent par exemple reproduire, par l’observation de modèles, un type de tissage ou de tressage de nœuds ; réaliser un circuit électrique, ou de transmission mécanique par imitation, composer des puzzles… René Haby justifiait ainsi ces expériences : "L’intelligence concrète est une manifestation de l’intelligence générale, et peut donc nous renseigner sur les possibilités réelles d’un élève "bloqué" au début de sa sixième par des éléments affectifs ou par la possession encore insuffisante des moyens d’expression verbo-conceptuels. N’oublions pas que ce type d’élève risque de se multiplier considérablement dans les années à venir dans nos établissements du second degré, envahis par une masse d’enfants beaucoup moins familiarisés avec ces moyens d’expression que les représentants du secteur tertiaire qui pendant longtemps ont à peu près seuls peuplé les lycées" [9]. L’activité manuelle donne "un moyen d’expression… à une intelligence concrète… qui s’appuie sur la manipulation, les essais et les erreurs, l’observation et la mesure." Les activités manuelles comporteront "des exercices assez systématiques utilisant l’intelligence concrète : de petites fabrications [ménagères ou d’atelier] feront partie des exercices… démontages et remontages d’objets usuels… réalisations de circuits électriques simples… l’aspect pratique (dépannage) n’y sera pas négligé. [10]"

L’EMT a permis en fait de recycler deux catégories d’enseignants qui avaient perdu leur fonction lors de la réforme de 1975. D’une part les professeurs des anciens travaux manuels, essentiellement des femmes (à 80%), titulaires pour la plupart d’un CAPES "travaux manuels éducatifs-enseignement ménager". D’autre part les professeurs des classes pratiques (Classes préprofessionnelles de niveau et classes préparatoires à l’apprentissage [11]) supprimées par la réforme de 1975. Ces derniers, pour la plupart des hommes, anciens instituteurs, sont rompus aux activités pratiques proches de l’enseignement préprofessionnel.

La mise en place de l’EMT a posé des problèmes d’adaptation à ces enseignants. En effet, les anciens travaux manuels étaient différenciés sexuellement. Des enseignantes dispensaient la cuisine et la couture aux jeunes filles, alors que les enseignants se chargeaient des ateliers bois et fer à l’attention des garçons. Avec l’EMT, le même enseignant a la charge des travaux textiles, de la cuisine, des ateliers bois et fer et de la mécanique. Bien souvent en fait, dans les collèges, les enseignants continuent à se répartir les différentes activités en fonction de leurs compétences.

Les deux tentatives d’introduction d’éléments de technique dans les programmes d’enseignement obligatoire se soldent par des échecs : l’initiation technologique n’est qu’expérimentée dans les classes de 4ème et de 3ème moderne ; l’éducation manuelle et technique a une durée de vie assez courte (de 1977 à 1985) ; elle se concentre par ailleurs sur les activités manuelles, les options technologiques étant reléguées à titre facultatif dans les classes de 4ème et de 3ème. L’absence de mise en place d’une catégorie de professeurs spécifiquement formés est le maillon manquant. Utilisée pour gérer des problèmes d’enseignants en surplus (professeurs de sciences physiques à la fin des années soixante, puis professeurs de travaux manuels et de classes pratiques à partir des années 75), la technologie n’a pas réussi à s’implanter au collège. La question de l’inscription d’une culture technique dans les cursus commun d’enseignement, posée depuis le Plan Langevin-Wallon, se heurte ainsi à des conjonctures particulières, en l’occurrence, les catégories de professeurs disponibles à un moment donné. L’apparition de nouveaux profils d’enseignants à partir des années 85 va-t-elle favoriser cette inscription ?

L’inscription de la technologie dans la culture commune : la constitution d’un corps enseignant articulée à une volonté politique forte

L’obsession du problème du chômage à partir de 1976-1977 fait que l’idée de rapprocher l’école de l’entreprise semble s’imposer comme une solution contre laquelle nul ne s’élève, ni à droite, ni à gauche. Le point de vue est unanime sur ce qui est alors désigné comme une nécessité économique et culturelle.

L’intégration du technique et de l’économique sont des objectifs des 8ème et 9ème Plans. Dans le cadre de la préparation du 8ème Plan, un groupe est chargé de réfléchir sur "la société française et la technologie". On peut lire explicitement, dans un document préparatoire au 9ème Plan, que "l’avenir économique de notre société repose pour une large part sur la capacité de la population active à investir les secteurs technologiques de pointe." L’école est chargée de sensibiliser la population à soutenir activement cette politique misant sur la technologie de pointe. Dans la préparation du 9ème Plan, une étude, soulignant la résistance générale de l’école à accepter la technique comme élément d’enseignement, est ainsi consacrée à la culture technique et au rôle qu’elle doit jouer dans l’enseignement général. L’informatique, point de rencontre d’un grand nombre de technologies, fait l’objet d’une attention particulière, comme le montre le foisonnement de rapports demandés par le gouvernement de l’époque [12].

L’introduction de la technologie dans les collèges est ainsi portée par une volonté politique forte qui dépasse les clivages traditionnels : la tendance est amorcée par la droite, et poursuivie par le gouvernement de gauche à partir de 1981.

En novembre 1981, Alain Savary, ministre de l’Éducation nationale, charge Louis Legrand de faire des propositions de réforme afin de lutter contre l’échec scolaire, de combattre les inégalités scolaires. Louis Legrand suggère dans son rapport rendu en 1983, de rééquilibrer les contenus trop abstraits du collège, de remplacer l’EMT par une "éducation technologique polytechnique", discipline de base de la sixième à la terminale. Ce nouvel enseignement serait une synthèse entre une technologie théorique et une "polytechnie" fondée sur des réalisations pratiques. A la suite de ce rapport, Alain Savary demande à L. Géminard de présider une Commission permanente de réflexion sur les enseignements technologiques –COPRET- commission à l’origine de la programmation de la technologie dans les collèges à partir de 1984. L’inscription de la technologie dans les programmes d’enseignement du collège prend place dans un faisceau de mesures comme l’encouragement des jumelages écoles-entreprises à partir de 1984 par Laurent Fabius et Jean-Pierre Chevènement, la création des baccalauréats professionnels en 1985 et leur ouverture aux titulaires de BEP et CAP, la mise en place de la mission "éducation économie" qui devient en 1986 le Haut comité éducation économie.

La COPRET se compose de chercheurs, de représentants du monde économique, d’une majorité de représentants de l’enseignement technique et d’une minorité de professeurs d’EMT. Le rapport de force au sein de la commission est en faveur de l’enseignement technique. On compte ainsi cinq membres de l’Inspection venant du technique, contre un chargé de mission d’inspection générale d’EMT, quatre professeurs de l’enseignement professionnel contre un professeur d’EMT. Deux directeurs d’entreprise font par ailleurs partie de la commission : le directeur général de la société "Hydromécanique et frottements", le directeur de la Société Bull. Nous soulignons ici les modifications dans la composition des commissions de réformes scolaires qui incluent désormais des responsables d’entreprise. De tels représentants ne faisaient pas partie par exemple de la commission Lagarrigue. Parmi les Inspecteurs généraux de l’enseignement technique, présents au sein de la COPRET, deux sont également membres du Haut Comité Education Economie :

L’introduction de la technologie dans les collèges est portée par une volonté politique forte et soutenue par le monde des entreprises qui intervient à partir des années quatre-vingts dans le débat éducatif. Cette intervention est un plus par rapport à la période précédente mais insuffisante pour rendre compte de la programmation effective de la technologie dans les collèges. A ces éléments s’ajoutent, dans l’institution scolaire, la constitution d’un corps d’enseignants spécialistes et la formalisation des contenus d’enseignement. Cette formalisation contribue, relativement, à inscrire la matière dans la "culture établie", celle qui valorise l’abstraction.

L’association des techniques aux sciences

La technologie enseignée dans les collèges est instituée pour transmettre des langages, des modes spécifiques de représentation, des connaissances sur les matériaux et les processus de production. Elle valorise l’explication théorique des savoirs et des pratiques mis en œuvre dans l’activité technique c’est à dire l’acquisition de connaissances et non plus simplement l’activité concrète de fabrication. Le glissement est perceptible à travers la comparaison de deux circulaires ministérielles : celle de 1977 invoquait "l’intelligence de l’action", "les capacités sensori-motrices", "l’habileté du geste" ; celle de 1980 insiste sur "l’analyse, la déduction, le raisonnement logique, l’émergence de concepts." Entendu au sens large de culture technique, l’enseignement se veut également une sensibilisation au fait technique d’un point de vue économique et social.

Ces deux objectifs sont explicitement formulés dans les textes de la COPRET et les programmes de 1985 qui en découlent : "L’enseignement doit permettre l’appropriation des démarches suivantes : conception, étude, réalisation et utilisation des produits techniques. (…) Cet enseignement vise à faire comprendre à l’élève comment les connaissances se mobilisent et s’utilisent dans l’action (Rapport COPRET, Technologie, textes de référence, pp. 64-65)." "Cet enseignement ouvre donc le collège vers les lieux de production, établit des contacts avec les entreprises et les hommes qui conçoivent, produisent et commercialisent. (…) La technologie est conçue dans une acception large, incluant les dimensions économiques et la gestion. Trois grands domaines ont été retenus, ils correspondent aux deux tiers du capital horaire : mécanique et automatique, électronique et informatique industrielle, économie et gestion (Programmes et instructions, 1985, pp. 281-292)."

Le poids pris par l’informatique dans les programmes de technologie est significatif du mouvement d’intellectualisation qui happe la matière. D’abord sous-jacente à chacun des trois grands domaines qui constituaient les programmes initiaux, l’informatique a acquis depuis 1994 une place explicite dans les programmes [13]. Il ne s’agit pas seulement de maîtriser le traitement de texte, mais également d’utiliser des bases de données, d’approcher la conception et la fabrication assistée par ordinateur, le pilotage de maquettes...

La technologie semble tirer sa légitimité de sa prise en charge de l’informatique. A-t-elle sacrifié le phénomène technique à l’informatique, sous-discipline des mathématiques ? La place prise par l’informatique, par la conception, par l’acquisition de connaissances met en évidence la façon dont la technologie s’est construite, par combinaison des sciences aux techniques.

Obligatoire depuis 1985 dans les collèges, l’inscription de la technologie parmi les connaissances reconnues comme socialement nécessaires à tous souligne la volonté de diversifier une culture scolaire dominée jusqu’alors par les savoirs scientifiques et humanistes. Pour autant, cette programmation n’équivaut pas à une reconnaissance de la technique comme une matière à parité avec les sciences et les lettres. Nous avons détaillé, pour le montrer, les modalités de l’enseignement de la technologie qui, liée aux sciences physiques, aux mathématiques et à l’informatique, légitime la hiérarchie des enseignements opérée par l’école, les uns abstraits, destinés à comprendre, les autres pratiques, axés sur le faire. Le recrutement des enseignants qui prennent en charge cette matière s’est aligné sur les formes universitaires instituées : la licence, le CAPES, et dans la lignée, la revendication d’une agrégation et d’une filière de recherche universitaire. Si ces caractéristiques contribuent à ancrer l’inscription de la technologie dans les collèges, elles nient en même temps sa spécificité.

Questionnements actuels

1 - La démarche d’investigation (DI) introduite dans les nouveaux programmes de technologie en collège : légitimité et répercussions identitaires.

La DI prônée en technologie dans les nouveaux programmes de collège transforme profondément la discipline. D’activité productive, centrée sur la fabrication, le travail sur un objet singulier, elle devient discipline d’acquisition de connaissances et de compétences (Lebeaume, 2011). L’enjeu de cette évolution : Certains pensent que l’accent mis sur les savoirs, la formalisation donnerait à la matière une légitimité qu’elle peine à conquérir. Cette inscription dans les formes classiques de la discipline apporterait du crédit aux yeux des parents par exemple. Cette évolution de la discipline vers l’acquisition de connaissances déconnectées d’un support de fabrication est qualifiée positivement par l’Inspection qui y voit un gage de sérieux et de crédibilité.

Quels sont les enjeux de la mise en place de la DI et les conditions de possibilités ? Le passage d’une démarche de projet à une DI en technologie soulève des questions quant au maintien d’une identité disciplinaire. La DI est-elle possible en technologie ou est-ce une importation de la démarche scientifique ? Comment les enseignant peuvent-ils s’approprier cette injonction sans « perdre leur âme » ?

La DI, introduite dans les nouveaux programmes de technologie déstabilise bon nombre d’enseignants. Les plus expérimentés ont déjà fait face aux nombreuses mutations qu’a connues la discipline en collège : de l’éducation manuelle et technique comportant des éléments de couture et de cuisine, à la technologie avec l’introduction de l’informatique et certains sont un peu désabusés quand les autres se mobilisent dans des expérimentations. La DI se substitue aujourd’hui à la démarche de projet. Chaque étape a été source de difficultés pour les enseignants. Il faut désormais trouver les situations déclenchantes, susceptibles de questionner les élèves... Ce n’est pas simple : si la physique offre de nombreux exemples, la technologie semble poser problème d’autant que sur de nombreux sites, comme ceux de la main à la pâte pour le secondaire, il n’y a rien en technologie. Tout est focalisé sur les sciences physiques et les SVT.

L’étape de la formalisation des connaissances pose également problème aux enseignants car il s’agit d’un renversement de perspectives par rapport aux pratiques en cours. A travers la crainte de la formalisation, c’est le sentiment de perte d’identité disciplinaire que certains enseignants expriment. Ils rejoignent les inquiétudes d’enseignants réunis au sein de l’Association des enseignants d’activités technologiques (AEAT) qui critiquent les nouveaux programmes qui ne donnent plus la possibilité de mener des réalisations techniques individuelles. C’est bien la suppression dans le cursus commun obligatoire de toute activité de fabrication qui est ici en jeu.

Il faut enfin évaluer, mais que faut-il évaluer ? La démarche des élèves ou les connaissances acquises ? Sans compter qu’il faut parallèlement évaluer les compétences du socle commun.

Les enseignants mettent en place la DI de manière différenciée. Les dispositifs tiennent notamment à leurs parcours traduisant un effet de « génération » (Tanguy, 1991). Dans les cas étudiés, le professeur de technologie ayant suivi un cursus universitaire puis étant entré directement dans l’enseignement est plus familier avec la démarche que ne l’est une enseignante ayant pourtant plus d’expérience.

Au sein de la DI, l’étape de la formalisation des connaissances semble difficilement compatible aux yeux des enseignants avec la motivation des élèves. Les enseignants mettent l’accent sur la dimension d’expérimentations réalisées par les élèves, sur la phase essais/erreurs et sur l’émulation entre groupes qui en résulte. Une formalisation assortie d’une notation viendrait briser cet enthousiasme. Les élèves s’accordent le droit de se tromper, prennent confiance et cela est essentiel à leurs yeux. Certains enseignants relatent les difficultés qu’ils ont à faire travailler les élèves à l’écrit et la place restreinte qu’ils accordent de leur propre chef à l’écrit dans les séances. La démarche d’investigation mise en œuvre en technologie s’éloigne des formes disciplinaires classiques. Il n’y a pas de transmission magistrale ni de devoir sur papier. Ce que les enseignants mettent en avant ce sont les dimensions d’autonomie, de liberté et d’aisance. Ils expriment également le souci de la place réservée à l’élève en difficulté qui s’exprime dans la manipulation, dans le concret et prend confiance.

2 - Quel lien entre ces évolutions et la démocratisation de l’enseignement ?

On assiste depuis les années 1990 à un mouvement de décompartimentation des disciplines. L’objectif du nouveau curriculum formel, ancré dans l’exigence de la construction d’une Europe de la connaissance (stratégie de Lisbonne), semble être d’unifier les objectifs des différentes disciplines. Cet objectif s’actualise dans l’enseignement intégré, dans les expérimentations de projets interdisciplinaires ou encore dans la mise en place de thèmes de convergence. Young a identifié des tendances convergentes dans les politiques européennes et internationales en particulier « le passage d’un cursus articulé sur des sujets disciplinaires à un cursus générique », « la réduction des contenus disciplinaires des curricula » et « la promotion de thèmes transdisciplinaires » (Young, 2010). Parallèlement les approches expérimentales et les démarches d’investigation s’imposent dans les programmes des disciplines scientifiques et technologiques. Ces évolutions relatives aux contenus enseignés et aux démarches sont objets d’étude des didactiques ; elles questionnent également la sociologie. Quel est le lien entre ces évolutions et la démocratisation de l’enseignement ? Les démarches expérimentales en particulier peuvent laisser craindre une « sélection sociale occulte » [14] en cantonnant à la manipulation les élèves les plus en butes à l’abstraction et à la forme scolaire classique.

[À lire également : les propositions, formulées par Yves-Claude Lequin, concernant ce que pourrait être l’enseignement de la technique et de la technologie dans l’école commune dont le principe est défendu par le GRDS]


[1Cf. circulaire du 7 septembre 1962 qui a pour objet l’"Enseignement de la technologie" (BO du 17-9-62), complétée par les instructions du 1er juillet 1963 "Enseignement de la technologie dans les classes de 4ème et de 3ème modernes" (BO du 11-7-63).

[2Cette direction a été créée afin de coiffer les trois directions d’enseignement (élémentaire et complémentaire, classique et moderne, technique) par un ensemble de bureaux chargé des questions générales comme l’orientation et la coordination pédagogique, les programmes financiers et la carte scolaire.

[3Voir par exemple l’article 2 : "les enseignements scolaires et universitaires ont pour but de dispenser les éléments de base et une culture générale incluant des données scientifiques et techniques : de préparer à une qualification et de concourir à son perfectionnement et à son adaptation au cours de la vie professionnelle".

[4Ils interviennent à l’époque par le biais d’articles parus dans diverses revues : Combarnous M., 1963, "La technologie, sa valeur et les conditions de son enseignement", Les Cahiers pédagogiques, novembre, pp. 9-11 ; Seguin J., 1964, "La technologie ‘sans fabrication’", L’Éducation nationale, n°28, 15 octobre, pp. 10-12 ; Campa A., 1963, "L’Enseignement de la technologie dans les classes de quatrième et de troisième moderne", Le Cours industriel, février, n°5, pp. 129-33. A.Campa est par ailleurs auteur de L’ingénieur et le technicien (1964).

[5Ces informations biographiques sont extraites pour partie de textes de travail de Daniel Tacaille, distribués à l’occasion de séminaires de doctorants qui se sont déroulés à l’université de Nanterre.

[6Les modules sont de petites unités centrées chacune sur un thème à dominante physique ou technologique. Chaque module correspond approximativement à un enseignement de trente heures ; il propose une liste d’objectifs éducatifs, du matériel approprié, un ou plusieurs exemples de progression pédagogique et des modes de contrôle et d’observation des élèves (Lebeaume J., 1996).

[7élaboré plus précisément d’après une idée de R. Ducel, par l’équipe J. Chabal, J.-L. Martinand, R. de Prustu, J. Simonetti.

[8L’équipement choisi permet d’atteindre ces objectifs : machine-outil polyvalente (tour, fraiseuse, perceuse) ; ensemble (cisaille à levier, poinçonneuse, plieuse) permettant le travail des tôles minces ; lot d’outillages. Pezet R., 1985, "Le module expérimental ‘techniques de fabrication’", Les Cahiers pédagogiques, n°233, avril, pp. 19-22.

[9Haby R., 1962, "Une discipline nouvelle dans le cycle d’observation", L’Éducation nationale, n°14, pp. 19-20.

[10Haby R., 1975, "Pour une modernisation du système éducatif", Paris, La documentation française, Les Cahiers français, pp. 10 et 20.

[11Les CPPN et les CPA ont été mises en place par la loi sur les enseignements technologiques de juillet 1971, elles remplacent les anciennes classes pratiques.

[12Minc A., Sora A., 1978, L’informatisation de la société, Rapport à M. le Président de la République, Paris, La Documentation française ; Simon J.-C., 1980, Éducation et informatisation de la société, Rapport à M. le Président de la République, Paris, La Documentation française ; Le Correy Y., Pair C., 1981, Introduction de l’informatique à l’Education nationale, Rapport à M. le Ministre de l’Éducation nationale, Service d’information du ministère ; Ministère de l’Éducation nationale, 1984, Informatique et enseignement, Actes du colloque national de Paris, 21-22 novembre 1983, Paris, La Documentation française.

[13"Le Conseil national des programmes propose (…) de rendre tous les élèves aptes, en fin de 5ème, à une utilisation raisonnée des outils informatiques en confiant cette mission essentielle à la technologie" Ferry L., 1995, p. 162.

[14On pourra consulter sur le sujet le dossier de la veille scientifique de l’INRP intitulé « démarche expérimentale et apprentissages mathématiques », avril 2007. http://193.51.247.174/vst/Dossiers/Demarche_experimentale/Dossier_demarche_experimentale.pdf