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École et émancipation

vendredi 29 novembre 2013, par Jean-Pierre Terrail

La levée d’une mainmise, mais laquelle ?

La « mancipatio », transfert de propriété et nouvelle mainmise dans le droit romain ancien, pouvait s’appliquer au changement de main de terres, de bétail, d’esclaves, et par extension au processus d’adoption d’un enfant. L’émancipation, pour sa part, consistait dès lors pour le titulaire de la mainmise à en affranchir l’objet, qu’il s’agisse d’un esclave ou d’un enfant mineur. Le sens s’en est conservé, l’identité du responsable de l’affranchissement devenant toutefois plus incertaine, la thèse marxienne selon laquelle l’émancipation des peuples ne saurait être l’œuvre que des peuples eux-mêmes, et non de quelque bienfaiteur, ayant gagné du terrain.

L’idée d’émancipation peut être comprise de deux façons différentes. Dans l’acception la plus commune, elle désigne l’affranchissement d’une contrainte déterminée : on parlera ainsi d’émancipation du servage ou de l’esclavage, d’émancipation politique s’agissant de la conquête des droits du citoyen par telle catégorie d’individus qui en étaient exclus jusque-là, d’émancipation juridique pour les mineurs, d’émancipation des femmes, etc. Cet affranchissement peut être d’ordre individuel ou collectif, mais dans tous les cas il indique la fin d’une domination particulière.

La tradition communiste révolutionnaire, s’appuyant à cet égard de façon tout à fait légitime sur les écrits de Marx, souligne de son côté le caractère nécessairement limité de ce premier type d’émancipation : la véritable émancipation des dominés ne peut procéder que de l’abolition de toute domination particulière, et donc de l’ordre social existant. L’émancipation politique ne libère pas des contraintes qui pèsent sur l’exercice de la citoyenneté elle-même, l’émancipation du serf ou de l’esclave assigne ses bénéficiaires aux contraintes du « fil invisible » qui relie et soumet le salarié au capitaliste, etc. Cette seconde acception fait ainsi du « libre développement de tous » le présupposé incontournable du « libre développement de chacun ».

On sait le débat qu’a suscité cette posture, les objections étant d’ordre à la fois historico-politique (les effets émancipateurs du « socialisme réel » ont été limités), et théorique : en réalité, ce qu’a écrit Marx dans le Manifeste du Parti communiste n’est pas que « le libre développement de tous est la condition du libre développement de chacun », mais exactement l’inverse.

Pour cet auteur en effet, le dépassement du capitalisme suppose à la fois un développement considérable des forces de production et des échanges, mais aussi un « développement omnilatéral » des individus qui seraient alors en mesure de s’approprier ces forces de production et ces échanges richement développés, de se les soumettre, d’en « user pour la libre activité de leur existence ». L’essor viable d’une société sans classes exige ainsi l’épanouissement sans entraves des capacités de chacun de ses membres individuels, et c’est bien ce que souligne la formule controversée du Manifeste [1].

L’embarras logique que représente cette présupposition réciproque (pas d’émancipation individuelle sans révolution sociale, mais pas non plus de révolution sociale sans « libre développement de chacun ») ne se résout pas chez Marx par ce coup de force théorique qui consisterait à attribuer à la seule volonté révolutionnaire la responsabilité de créer de toutes pièces, dans des conditions qui ne s’y prêteraient pas, « l’individu omnilatéral ». C’est en effet pour lui le développement même du capitalisme qui se charge d’engager le processus de son émergence historique, dont il a un besoin vital. « La grande industrie, écrit-il à cet égard dans Le Capital, oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé, porte-douleur d’une fonction productive de détail, par l’individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises » [2].

L’essor de la société bourgeoise a ainsi pour horizon la production de l’individu multilatéral… et suscite en même temps des luttes acharnées pour empêcher son véritable avènement : comme on le voit désormais de façon particulièrement manifeste dans l’entreprise, où l’obligation patronale de faire appel à toutes les formes d’initiative intelligente et responsable des salariés se double d’efforts gigantesques pour préserver le caractère subordonné du travail.

C’est en référence à ce contexte historique que doit être posée aujourd’hui la question du rôle possible de l’école dans l’émancipation de ses bénéficiaires. Pour procéder à son examen, il nous faut au préalable interroger ce qu’il en est de l’impact biographique de l’expérience scolaire. Nous procéderons à cet égard en deux temps : en rappelant d’abord ce qu’ont été historiquement les attentes à l’égard de l’école des classes dominantes d’une part, des classes populaires de l’autre ; en examinant ensuite ce que l’on peut savoir aujourd’hui des conséquences effectives de la scolarisation.

L’élite, le peuple, et l’institution scolaire

Un rapport contradictoire des classes dominantes à l’école

Le rapport des dirigeants à la scolarisation des classes populaires est tôt marqué, dans le cours du développement du capitalisme français, par une double préoccupation : le souci d’une instruction minimale assurant l’efficacité productive de la main d’œuvre – et pouvant qui plus est enseigner le respect de l’ordre social – étant contrebattu par la hantise d’une efficacité potentiellement émancipatrice de l’éducation scolaire.

La position de principe des physiocrates en faveur d’une instruction systématique du peuple, assurée par l’État, manifeste dès le milieu du 18ème siècle (quelque 130 ans donc avant les lois laïques républicaines des années 1880) l’intérêt que portaient les premiers théoriciens de l’accumulation du capital productif en France à l’élévation de la qualification des salariés [3]. Deux siècles plus tard, le décret Berthoin de 1959, en organisant l’entrée de tous les élèves dans le secondaire (obligation scolaire portée à 16 ans, suppression de l’examen d’entrée en 6ème, etc.), marque la permanence de cet intérêt : ministre de l’Éducation nationale de de Gaulle, Jean-Marie Berthoin mettait ainsi en œuvre les mesures qu’il avait recommandées quatre ans auparavant en tant qu’expert du CNPF, dans un rapport exprimant la volonté du patronat français d’une forte amélioration de la formation scolaire des jeunes générations [4].

La crainte des effets subversifs que pourrait avoir l’éducation des classes populaires est elle aussi une constante fort ancienne : Richelieu ne s’inquiète-t-il pas, dans son testament, de « l’orgueil et de la présomption » que susciterait une éducation scolaire chez des bénéficiaires issus du monde rural ? Et, régulièrement, responsables et idéologues s’attachent à souligner l’inutilité de l’école (ou de trop d’école, selon l’époque) pour le menu peuple, voire les déboires qui pourraient s’ensuivre. En 1773, le curé F. L. Réguis s’afflige de ce que « le plus bas peuple veut que ses enfants aillent à l’école, et ils se sont mis dans l’esprit que, quand ils sauront balbutier dans un livre et griffonner leur nom sur du papier (…) ils en seront mieux que s’ils ne savaient rien de tout cela (…) Vos enfants ont été à l’école, ils ont appris à lire et à écrire. Voilà qui est bien ; mais quel usage font-ils de cette lecture et de cette écriture ? Quel avantage en retirent-ils ? » [5]. À partir du moment où l’essor économique exige d’évidence la généralisation de l’instruction, le discours des élites va se déployer sur deux registres.

D’une part l’école doit convaincre de l’inéluctabilité et des bienfaits de l’ordre établi. Ainsi Guizot, qui va jeter en 1833 les premiers fondements d’une école publique, souligne à cette occasion que « l’ignorance rend le peuple turbulent et féroce », et que « l’instruction primaire universelle est désormais la garantie de l’ordre et de la stabilité sociale » [6]. Très attentif lui aussi aux contenus enseignés, qui doivent conjoindre des éléments de préparation à la vie professionnelle et l’inculcation du respect de l’ordre établi, Ferry reprend cette thématique un demi-siècle plus tard :

« Apprendre à l’ouvrier, d’abord, les lois naturelles avec lesquelles il se joue dans l’exercice de son métier, mais lui apprendre également la loi sociale, lui découvrir les phénomènes économiques, lui donner des notions justes sur les problèmes sociaux, c’est en avancer beaucoup la solution. Ce qui n’était dans d’autres temps qu’une résignation sombre à des nécessités incomprises peut devenir... une adhésion raisonnée et volontaire à la loi naturelle des choses » [7].

Dans le même temps, ces dirigeants s’avèrent soucieux de limiter l’accès des classes populaires à la culture écrite. Dans les motifs de sa loi de 1833, Guizot récuse l’entrée des meilleurs enfants du peuple dans le secondaire, où ils contracteraient « des goûts et des habitudes incompatibles avec la condition modeste où il leur faudrait retomber ». Et de même les républicains modérés rassemblés autour de Jules Ferry, qui relancent l’enseignement primaire supérieur en 1881, lui assignent des objectifs qui doivent rester modérés, sauf à former des « déclassés », selon le mot de Gréard et Buisson.

La période contemporaine témoigne à l’envi de la persistance de ce malthusianisme inquiet des classes dirigeantes, de la réforme de 1959 qui d’un même mouvement prépare la généralisation de l’accès au collège et instaure un dispositif efficace de sélection des élèves par les notes, les classements et l’orientation [8], au programme de l’UMP adopté en 2013 qui se propose de revenir sur le principe du collège unique [9], en passant par la mise en cause sous pression du MEDEF des programmes de Sciences économiques et sociales au lycée, etc.

Les classes populaires et l’accès à la culture écrite

Impulsé à partir du 16ème siècle par la Réforme puis la Contre-Réforme, l’alphabétisation en France se développe lentement mais sûrement, grâce aux écoles paroissiales ou communales dont l’accès est volontaire, payant, éventuellement gratuit pour les indigents. En 1789 un homme sur deux et une femme sur quatre savent lire et ont des rudiments d’écriture leur permettant de signer leur registre de mariage ; c’est le cas de trois hommes sur quatre et de plus d’une femme sur deux en 1880. Cet essor dépend de la politique des communautés urbaines ou rurales, qui supportent le financement des établissements et des enseignants. Il apparaît dès lors associé à la richesse des communes et à celle de la population concernée : « la seule variable qui apparaisse constamment en corrélation avec la capacité à signer est celle de la structure socioprofessionnelle » [10]. Ceux qui ont besoin de savoir écrire (notables, propriétaires fonciers, marchands, artisans) s’engagent massivement dans l’apprentissage, dès lors qu’ils ont les moyens de se le payer.

Son utilité et les ressources nécessaires sont évidemment beaucoup moins assurées du côté des journaliers. Pour autant, en milieu rural normand, au milieu du 18ème siècle, près de la moitié d’entre eux apparaissent en capacité effective de signer. Un tel constat signale un intérêt pour l’écrit là même où il n’était pas d’usage ordinaire, et il est confirmé par différents indices collectés ici et là pour les 18ème et 19ème siècles. La monographie très précise d’une commune des Deux-Sèvres indique qu’en 1850 une majorité de paysans n’envoyaient pas leurs enfants à l’école, sans que les raisons matérielles (coût, éloignement) suffise à l’expliquer. Pour autant on ne saurait parler d’indifférence de masse à l’égard de l’instruction, qui est objet de respect, et de fierté pour ses bénéficiaires. « Il y avait, note l’auteur, diffus dans le peuple, un respect pour le savoir qui provenait non seulement ni surtout de son utilité, mais de ce qu’il est en lui-même respectable et permet de se hisser et de se maintenir, par la pensée et le souvenir, à un niveau mental supérieur ». Ce attrait du savoir cependant n’était toutefois pas encore assez fort pour inciter bien des paysans à renoncer au travail des enfants dans les champs [11]. Il n’en est pas moins responsable d’une partie certainement non négligeable, bien qu’impossible à quantifier, de l’essor de l’alphabétisation antérieur à l’obligation scolaire.

Au cours de la deuxième moitié du 19ème, la formation d’une classe ouvrière dans les régions industrielles risquait de modifier quelque peu la donne, du fait de la mise en place, dans les Bourses du travail, des rudiments d’une éducation ouvrière autonome : mais les lois laïques républicaines des années 1880 vont couper court à ces tentatives, en imposant l’emprise générale de l’État sur la scolarisation des jeunes générations [12].

Les indices ne manquent pas, dans la période ultérieure, de l’existence d’une demande populaire de scolarisation prolongée qui se manifeste dès que les circonstances s’y prêtent : ainsi dans les années 1950, alors que les cours complémentaires pouvaient désormais déboucher sur l’accès au cycle terminal des lycées, le nombre de leurs élèves, d’origine largement populaire, est multiplié par deux. L’ouverture progressive du secondaire à tous à partir du décret Berthoin de 1959 aura des conséquences rapides et profondes sur le rapport à l’école des milieux populaires, et cet épisode est particulièrement frappant. Entre 1963 et 1972 la proportion de parents ouvriers souhaitant pour leurs enfants un bac et au-delà passe de 15 à 64%, sans qu’il soit possible de réduire ce bond en avant spectaculaire à sa dimension utilitaire, puisqu’il est nettement antérieur à l’essor du chômage de masse [13].

L’aspiration aux études longues a depuis lors conquis la très grande majorité des familles populaires : le souhait minimum d’un bac concerne aujourd’hui environ neuf familles sur dix dans tous les milieux sociaux, et les parents ouvriers consacrent autant de temps que les parents cadres, environ cinq heures par semaine, à l’aide au travail scolaire. Face à la persistance de l’échec de masse, la désillusion et l’amertume sont au rendez-vous. Les familles populaires ont commencé à sortir d’une attitude confiante et délégative à l’égard de l’école et tentent de prendre en main, à l’instar des parents des classes moyennes, les apprentissages de leurs enfants. La revendication populaire d’un accès aux savoirs de la culture écrite est ancienne, elle s’est généralisée et elle est plus vivante que jamais.

De l’influence réelle de l’éducation scolaire

Un impact très conséquent

On sait qu’aujourd’hui en France le poids du diplôme dans les recrutements et les carrières professionnelles reste considérable [14]. Sur une série de registres biographiques différents les conséquences de la scolarisation apparaissent tout aussi importantes.

Ainsi des goûts esthétiques et des activités culturelles. Dès les années 1960, l’équipe de recherche regroupée autour de Pierre Bourdieu a mis en exergue, à partir notamment de l’étude de la fréquentation des musées ou de la pratique de la photographie, le lien entre la durée de scolarisation et les usages et pratiques culturels : ce lien laissant supposer qu’il faut connaître et comprendre pour apprécier et aimer, les chercheurs l’opposent à l’approche kantienne du beau comme ce qui plaît sans concept, et en inversant la formule, soutiennent que ce qui plaît est ce dont on a le concept [15]. Et ce qui vaut des arts plastiques vaut pour la lecture, la musique, etc. Même si les activités culturelles se sont considérablement diversifiées et complexifiées depuis un demi-siècle, la scolarisation en reste un facteur distinctif majeur [16].

On retrouve l’influence de la formation initiale sur bien d’autres types de pratiques, dans le champ des loisirs et de la vie familiale. Dans celui du rapport au travail aussi : le sentiment d’exercer une activité professionnelle qui ne vous permet pas de mobiliser pleinement des capacités acquises pour une bonne part dans le système scolaire n’est-il pas un motif premier d’insatisfaction et de revendication ? Certes, dans chaque domaine d’activité, les goûts, les réactions, les choix sont soumis à des déterminations différentes, l’âge et la génération, le sexe, le milieu socioprofessionnel, l’appartenance religieuse, etc. Il est néanmoins frappant que bien souvent, dans une multitude d’enquêtes sociologiques, la durée de scolarisation s’avère en dernier ressort le facteur le plus distinctif des comportements observés. Cela reste vrai de choix existentiels cruciaux comme la fécondité, qui dépend de multiples conditions, parmi lesquelles cependant la scolarisation des femmes est toujours une donnée centrale.

Au bout du compte c’est tout un rapport au monde que change l’entrée dans la culture écrite assurée par l’école. Le témoignage le plus convaincant, si tant est qu’on aime qui nous ressemble, en est certainement l’importance de l’homogamie culturelle. On sait que le choix du conjoint est largement influencé par l’appartenance socioprofessionnelle : il l’est encore plus par la durée de scolarisation. Ainsi l’enquête de l’INED menée par Michel Bozon et François Héran dans les années 1980 montrait-elle que si dans un cas sur deux les conjoints en France appartiennent à la même catégorie socioprofessionnelle, c’est dans deux cas sur trois qu’ils ont en commun une durée de scolarisation identique.

L’influence éthico-politique de l’école : une chimère ?

Il existe cependant un domaine dans lequel l’impact de l’école est beaucoup plus incertain : c’est celui des choix éthico-politiques. Et c’est précisément l’un de ceux où son influence est le plus attendue, qu’on la redoute ou qu’on la souhaite. Un objectif prioritaire pour Jules Ferry de la scolarisation obligatoire en primaire et des contenus qu’il lui assigne est bien de transmettre une morale républicaine respectueuse de l’ordre social. À l’opposé, dans l’entre-deux-guerres, le désir de former des citoyens libres et capables de prendre leur destin en main est central dans la réflexion pédagogique de l’instituteur communiste Célestin Freinet, comme il le sera pendant la guerre pour la résistance communiste et le CNR.

Les enquêtes d’Annick Percheron sur la socialisation politique des jeunes français dans les années 1970 sont restées classiques. Elles montraient qu’à 15-16 ans les orientations éthico-politiques étaient déjà bien dessinées pour la majorité d’entre eux, et correspondaient aux référents parentaux. Ce qui avait été transmis à ces adolescents par la famille n’était pas les préférences partisanes au sens strict, mais le système de valeurs et de références éthiques à partir duquel se construisent les choix partisans [17]. Sachant que les engagements syndicaux et partisans eux-mêmes se déterminent souvent ultérieurement, dans la confrontation aux rapports de travail et aux responsabilités familiales, et sous l’influence des conjonctures historiques, on voit que la place de l’école dans la socialisation éthico-politique est nécessairement mesurée.

Ce constat contraste avec bien des convictions très profondes concernant les conséquences biographiques des contenus et des modalités de l’éducation scolaire. Combien de pédagogues progressistes de l’entre-deux-guerres n’ont-ils pas trouvé le ressort de leur engagement dans la thèse qui voulait que le ralliement massif en 1914 de millions de jeunes hommes à l’« Union sacrée » et leur participation à la boucherie qui s’ensuivit trouve sa source dans les formes traditionnelles de la pédagogie scolaire et l’accoutumance à l’obéissance passive qu’elles étaient censées susciter chez les élèves ? Pourtant ces formes traditionnelles sont aussi celles dans lesquelles ont été scolarisés les résistants de la deuxième guerre, les militants ensuite de la décolonisation en métropole, et encore la masse des révoltés de mai 68. Et pourrait-on dire qu’aujourd’hui, après plusieurs décennies d’une pédagogie scolaire beaucoup plus active et moins autoritaire, les jeunes générations ont énormément gagné en matière de non conformisme et d’esprit contestataire ?

On se gardera bien de tirer de ces observations une conclusion tranchée. Que de part et d’autre de l’affrontement social le rôle de l’école en matière éthico-politique ait été depuis des siècles fantasmé ou surestimé est une chose : il serait absurde pour autant de nier son influence et de se désintéresser de l’impact dans ce domaine des contenus et des formes de la transmission scolaire. L’expérience historique montre simplement que l’école n’est pas la seule scène, ni même sans doute la scène principale, où se jouent et se déterminent les orientations et les engagements éthico-politiques. Rien n’interdit toutefois de penser qu’elle pourrait peser davantage dans ce processus. Telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, le niveau d’instruction s’avère peu prédictif du comportement électoral, sinon qu’en s’améliorant il éloigne du vote Front national : et cela seul n’est déjà pas sans intérêt.

Quelle contribution à l’émancipation ?

« Pas d’école démocratique sans société démocratique »

L’école a vocation à permettre l’entrée dans la culture écrite et à rendre possible l’appropriation de son patrimoine. En ce sens elle joue d’ores et déjà un rôle émancipateur peu contestable à l’égard de l’exclusion des savoirs élaborés que les classes populaires continuent de subir, même si c’est de façon moins drastique qu’autrefois.

Il s’agit toutefois d’une émancipation de premier niveau, certes fort appréciable pour ses bénéficiaires, mais qui n’engage pas directement un processus d’émancipation générale.

On pourrait être tenté dès lors de considérer qu’elle ne saurait faire levier au service de ce processus, et estimer que c’est seulement une fois réalisées les conditions économiques et politiques du « libre développement de tous » que l’école pourra véritablement jouer son rôle dans le « libre développement de chacun ».

C’est bien la conviction de nombre d’enseignants progressistes admettant les limites de leur action possible (« Donnez-moi une bonne société, je vous donnerai une bonne école »). C’est aussi ce que s’attache à souligner un responsable syndical et politique comme Samuel Johsua, soucieux sans doute de prévenir toute illusion en ce domaine : « Il ne peut y avoir d’école démocratique sans société qui le soit » [18].

Ce faisant Johsua n’invite certes pas à se contenter d’attendre les lendemains qui chantent : il ajoute d’ailleurs tout aussitôt que « l’école peut être plus ou moins démocratique », et que c’est là « un enjeu dont on ne peut se désintéresser ».

Malgré cette précaution, on peut se demander si le caractère restrictif d’une formulation qui met l’accent sur l’exigence d’un changement préalable de société plutôt que sur la conjonction des processus, qui donne si l’on préfère la démocratisation de l’école comme conséquence et non comme moment de la démocratisation de la société, identifie de façon satisfaisante la nature de l’enjeu scolaire aujourd’hui.

Les développements du capitalisme tardif ne mettent-ils pas en effet la question scolaire à l’ordre du jour, ici et maintenant ? Peut-on ignorer le niveau élevé de la culture de masse qu’implique son dépassement en matière économique, sociale, politique ? L’exigence est incontournable, qu’il s’agisse des moyens d’appréhender la complexité et les contradictions du monde actuel, comme de la capacité de prendre en charge de façon démocratique et autonome les fonctionnements d’une vie économique et sociale dans laquelle la gestion libérale fait chaque jour la preuve de sa faillite. Qu’il s’agisse de comprendre ou de résister et d’agir, l’obsession chez A. Gramsci, dans une tout autre époque, d’une révolution culturelle indispensable à la conquête de l’hégémonie du salariat, prend aujourd’hui un relief encore bien plus manifeste.

On ne peut ignorer non plus les risques qui seraient pris à négliger cette exigence, et combien est inquiétante pour l’avenir démocratique de nos sociétés des fractures telles que celle que nous connaissons en France entre d’un côté une scolarisation très inégalitaire produisant 20% d’adolescents sortant chaque année du système scolaire « en grande difficulté de compréhension de l’écrit », et de l’autre un développement scientifique et technique en passe de bouleverser profondément nos modes de vie. Pour ne prendre que cet exemple, il est à peu près impossible aujourd’hui en France d’organiser un large débat public sur la question des nanotechnologies, tant du fait d’une réelle méconnaissance de masse qu’en raison d’un fort sentiment d’incompétence et du renoncement à penser qui l’accompagne, alors que lesdites technologies vont pénétrer dans un avenir proche jusqu’au plus intime de nos existences. Il est douteux qu’une société d’experts, qui s’expose à toutes les manipulations, puisse être une société démocratique…

On voit bien, si l’on préfère, que nous sommes parvenus à cette période historique dont Marx avait anticipé l’avènement, dans laquelle l’identité dialectique du libre développement de chacun et du libre développement de tous est devenue une réalité immédiate et tangible. C’est une conjoncture, pour en revenir aux questions de l’école, dans laquelle la lutte pour un plein accès de chacun aux savoirs de la culture écrite devient un moment à la fois possible et nécessaire du processus d’émancipation générale [19].

Émanciper par les savoirs ou par les façons d’apprendre ?

L’histoire des pédagogies au long du 20ème siècle est celle d’un basculement progressif du monde éducatif, de l’idée que l’école marque les individus par les savoirs qu’elle transmet, à la conviction que ce qui compte, ce sont d’abord les modalités par lesquelles l’institution scolaire s’efforce de transmettre les connaissances. Relativement marginale au début du siècle, cette dernière devient une croyance de masse avec la rénovation pédagogique des années 1970/80.

L’opposition de ces deux thèses est au cœur du débat des années 1990 entre « pédagogues » et « républicains ». Et elle reste aujourd’hui le prisme à travers lequel tous les problèmes que soulèvent les fonctionnements scolaires sont appréhendés et controversés. Il importe d’autant plus de souligner son caractère historiquement désuet.

D’un côté en effet on ne peut plus comme Célestin Freinet dans l’entre-deux-guerres faire l’impasse sur l’appropriation la plus large des savoirs les plus élaborés, et s’assigner comme objectif la formation de futurs ouvriers et paysans libres et citoyens, sachant certes mettre l’expression écrite au service de leurs besoins, de leur sociabilité et de leurs luttes, mais se contentant pour autant des éléments de base de la culture écrite. Ce ne serait répondre ni aux attentes des familles des classes populaires qui aspirent désormais massivement aux études longues, ni aux exigences de l’époque historique.

D’un autre côté l’évolution des modes de vie, des valeurs, des rapports intrafamiliaux et des rapports entre adultes et enfants, rend tout aussi caduque tout idéal d’éducation autoritaire, tout retour aux charmes des « blouses grises ». Et l’on ne peut négliger l’impact potentiel d’une éducation précoce à l’autonomie, à la responsabilité, à la citoyenneté, à la mobilisation la plus active des ressources d’intelligence, qu’ont cherché à promouvoir les initiateurs et les acteurs de la modernisation pédagogique des dernières décennies. Leurs objectifs gardent certainement toute leur pertinence, dès lors que leur mise en œuvre ne fait pas obstacle, mais est effectivement mise au service de la réussite par tous des apprentissages scolaires.


[1On se reportera pour cette discussion à l’analyse qu’en propose Lucien Sève, dont on s’inspire ici, cf. « Émancipation sociale et libre développement de chacun », in Aliénation et émancipation, La Dispute, Paris, 2012.

[2Ce passage du Livre Ier du Capital est cité par Lucien Sève in ibid., p. 163.

[3Rappelons que la doctrine physiocratique, qui doit ses fondements au Tableau économique (1756) de François Quesnay, médecin de Louis XV, prône l’essor d’un capitalisme de production dans l’agriculture (voir Jean-Pierre Terrail, « Les physiocrates dans l’Ancien régime », La Pensée, n° 184, 1975).

[4Voir Monique Segré, École, formation, contradictions, Éditions sociales, Paris, 1976.

[5Cité par Roger Chartier, Dominique Julia, Marie-Madeleine Compère, L’éducation en France du seizième au dix-huitième siècle, SEDES, Paris, 1976.

[6Déjà en 1775 le physiocrate Dupont de Nemours vantait les écoles de paroisse au roi de Pologne, car elles lui formeront « un peuple habile et fructueux dans ses travaux, vertueux et patriote dans ses mœurs ».

[7Discours de 1883 cité par Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires 1789-1989, Nathan, Paris, 1990. La préoccupation d’une école qui inculque le respect de l’ordre social se fait plus vive quand le peuple s’est fait craindre : la loi Guizot vient deux ans après la révolte des canuts, les lois laïques républicaines après la Commune.

[8Ce dispositif devant permettre, est-il souligné dans l’Exposé des motifs du décret Berthoin, d’écarter « la perspective de lycées bientôt submergés par un million d’élèves, dont la moitié sans doute n’y seraient entrés qu’en méconnaissant leurs véritables aptitudes ».

[9Rappelons que la visée du « socle commun », qu’officialise la loi Fillon de 2005, et dont les modalités seront précisées l’année suivante, est une façon de prendre acte du taux d’échec scolaire considérable d’aujourd’hui, d’en poser (symboliquement et pratiquement) l’existence comme indépassable, de légitimer les conditions qui le rendent inéluctable, sous couvert de rendre le meilleur service possible aux élèves en difficulté, voir Jean-Pierre Terrail, Que faire avec le « socle » et les « compétences » ?, 2013.

[10François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Éditions de Minuit, Paris, 1977.

[11Roger Thabault, Mon village. Ses hommes, ses routes, son école, PNFSP, 1993, p. 84.

[12Voir Jean-Pierre Terrail, « Familles ouvrières, école, destin social, 1880-1980 », Revue française de sociologie, vol.XXV-3, 1984.

[13Voir Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles, La Dispute, Paris, 2010.

[14Voir Tristan Poullaouec, ibid., et Mathias Millet et Gilles Moreau, La société des diplômes, La Dispute, Paris, 2011.

[15Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Jean-Claude Chamboredon, Un art moyen, Minuit, Paris, 1965 ; Pierre Bourdieu, Alain Darbel, L’amour de l’art, Minuit, Paris, 1966.

[16On pourra se reporter à cet égard à Christian Baudelot et François Leclerq (dir.), Les effets de l’éducation, La Documentation française, Paris, 2005.

[17Annick Percheron, Les 10-16 ans et la politique, PNFSP, Paris, 1975.

[18Samuel Johsua, L’école entre crise et refondation, La Dispute, Paris, 1999.

[19Soutenue ici à propos de la question scolaire, cette thèse vaut en réalité pour tous les aspects essentiels de la vie sociale… à commencer par la question du travail. Concernant cette dernière, on pourra se reporter par exemple à l’ouvrage de Bruno Trentin, La cité du travail.Le fordisme et la gauche (Fayard, 2012, pour la traduction française), qui appelle la gauche européenne, syndicale et politique, à investir ici et maintenant le champ du travail, en cessant de reporter dans l’après-révolution la lutte pour son émancipation.