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Un aspect inquiétant des nouveaux programmes du primaire

La question des compétences en lecture

vendredi 25 mars 2016, par Janine Reichstadt

Les nouveaux programmes pour le cycle 2 qui entreront en vigueur en septembre 2016 s’attachent à définir des objectifs et des prescriptions pour tous les enseignements dont bien sûr le français. Après la déclinaison de quatre compétences qui doivent être travaillées dans le cadre de cet enseignement : comprendre et s’exprimer à l’oral, lire, écrire, et comprendre le fonctionnement de la langue, chacune est reprise pour faire l’objet de trois développements. Ceux-ci portent sur : 1/ les attendus de fin de cycle, 2/ les connaissances et compétences associées, accompagnées d’exemples de situations, d’activités et de ressource pour l’élève, et 3/ des repères de progressivité.

Je fais le choix ici de m’attarder essentiellement sur la compétence « lire », mon objectif étant de souligner ce qui m’apparait comme une source d’inquiétude, car la façon dont on envisage de travailler cette compétence contient les ingrédients de la poursuite des échecs particulièrement graves que l’on enregistre aujourd’hui et qui ne font que s’amplifier depuis plusieurs décennies.

Une situation alarmante

Nous disposons de nombreuses évaluations des capacités de lecture des élèves, qu’elles soient françaises (les panels de la Depp, l’enquête régulière Cedre) ou internationales (Pisa et Pirls). En 2009 l’enquête Cedre laisse apparaître qu’en fin de CM2, 40% des élèves n’atteignent pas les objectifs attendus en lecture. La note d’information de la Depp 08-38 qui porte sur les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007, montre que « deux fois plus d’élèves (21%) se situent en 2007 au niveau de compétences des 10% d’élèves les plus faibles de 1987 ». Quant à l’orthographe, « le pourcentage d’élèves qui faisaient plus de quinze erreurs [à la même dictée proposée en 1987 et en 2007], étaient de 26% en 1987, il est aujourd’hui de 46%. »

En m’abstenant ici de toute appréciation sur l’ensemble de l’enquête dirigée par Roland Goigoux Lire et écrire CP récemment publiée, je retiendrai une donnée qui intéresse tout particulièrement mon propos. Cette enquête qui a bénéficié de gros moyens porte sur un grand échantillon d’élèves, de classes et d’enseignants, offrant la possibilité de généraliser les résultats bruts obtenus [1]. Les résultats qu’elle présente de l’évaluation des élèves en fluence (nombre de mots correctement lus en une minute) à la fin du CP en juin 2014, renforcent le caractère très inquiétant des évaluations rappelées ci-dessus.

Qu’on en juge : 10% des élèves les plus faibles lisent en moyenne 4 mots en une minute (8 mots maximum), 20% des élèves les plus faibles lisent 11 mots en moyenne (15 mots maximum), 30% des élèves les plus faibles lisent 18 mots en moyenne (21 mots maximum), ce qui est encore très insuffisant pour entrer sereinement dans les apprentissages. Prenons la mesure de ce que cela peut représenter.

Lors de l’année 2013-2014, l’école a scolarisé 845.000 enfants au CP. Dans une projection qui n’est pas absurde compte tenu de l’ampleur de l’échantillon, l’enquête Lire et écrire à l’école primaire nous autorise à envisager une simulation consistant à rapprocher ses résultats en fluence du nombre d’élèves potentiellement concernés à chaque fois. Ainsi peut-on se représenter qu’en juin 2014, c’était 84.500 élèves qui ne lisaient que 4 mots en moyenne à l’issue du CP, 169.000 élèves qui ne lisaient que 11 mots, et 253.000, 18 mots. De tels chiffres se passent de tout commentaire, sauf peut-être celui qui nous amène à saisir pourquoi 150.000 jeunes de 15 ans connaissent de graves difficultés de compréhension de l’écrit.

Quand par ailleurs on apprend que 10% des élèves les plus performants lisent en moyenne 95 mots, et que 20% d’entre eux en lisent 67, on mesure l’écart considérable qui se trouve creusé entre 84.500 élèves d’un côté et 84.500 de l’autre. Cette situation d’inégalité scolaire massive, insupportable et non supportée par les enfants et leurs parents, nécessite une prise en charge institutionnelle d’une toute autre nature que celle des nouveaux programmes.

Nous ne le répèterons jamais assez : un élève qui ne parvient pas à bien lire tôt, a un avenir scolaire qui commence déjà à être très sérieusement compromis. Et comme le niveau d’études et le diplôme conditionnent l’évitement du chômage et l’avenir professionnel, il n’est pas abusif de dire que quelque chose d’essentiel pour la vie, voire de décisif, se joue dès le CP. On pourra toujours essayer de se consoler en se disant que les choses pourront sans doute s’arranger par la suite, les données citées plus haut sur les évaluations qui concernent le CM2 montrent que tout repli sur ce genre de consolation est voué à l’échec.

La construction du nouveau programme pour le cycle 2 et au-delà confirme le poids de l’écrit qui irrigue en profondeur toutes les activités que l’école propose aux élèves : les apprentissages scolaires rencontrent en permanence la lecture et l’écriture, d’où l’enjeu décisif de la responsabilité qu’elles endossent dans la manière dont elles sont enseignées [2]. C’est la raison pour laquelle une lecture attentive des nouveaux programmes s’impose.

Que construit le nouveau programme ?

Le volet 1 qui traite des « spécificités du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2) » met l’accent sur la nécessaire construction simultanée du sens et de l’automatisation. Le texte le dit clairement : « La compréhension est indispensable à l’élaboration de savoirs solides que les élèves pourront réinvestir et l’automatisation de certains savoir-faire est le moyen de libérer des ressources cognitives pour qu’ils puissent accéder à des opérations plus élaborées et à la compréhension. Tous les enseignements sont concernés. » L’idée est reprise plus loin pour en préciser les enjeux relatifs à la lecture et à l’écriture. « La construction du sens et l’automatisation constituent deux dimensions nécessaires à la maitrise de la langue. La maitrise du fonctionnement du code phonographique, qui va des sons vers les lettres et réciproquement, constitue un enjeu essentiel de l’apprentissage du français au cycle 2. »

Nous ne pouvons que saluer cette mise en avant de la nécessité de construire simultanément le sens et l’automatisation, dans un climat pédagogique qui trop souvent conduit à considérer que l’automatisation ne pourrait pas faire cause commune avec la compréhension et le sens. Dans le cadre de l’apprentissage de la lecture cette vision continue d’avoir des défenseurs : l’automatisation du déchiffrage ressemblerait trop à la fabrique d’automatismes plus proches du dressage que de la construction de compétences intelligentes.

Après avoir souligné la nécessité de cette construction, le développement qui traite de la lecture et de la compréhension de l’écrit annonce les attendus de la fin du cycle 2. On y trouve : « Lire et comprendre des textes adaptés à la maturité et à la culture scolaire des élèves. », « Lire à voix haute avec fluidité, après préparation, un texte d’une demi-page ; participer à une lecture dialoguée. » Ces attendus sont défendables pour la fin du CE2, mais pourquoi ne pourraient-ils pas trouver un écho pour la fin du CP ? Les repères de progressivité montrent bien que, sur le fond, les ambitions de ces attendus ne concernent pas le CP.

Un troisième attendu de fin de cycle nourrit d’autres questions. « Identifier des mots rapidement : décoder aisément des mots inconnus réguliers, reconnaitre des mots fréquents et des mots irréguliers mémorisés. » Identifier « des » mots et non pas « les » mots : l’usage de l’article indéfini est troublant. Même à la fin du CE2, les élèves ne seront pas tous en capacité d’identifier tous les mots de la langue, de pouvoir lire tout ce qui s’écrit en français, l’article indéfini le montre, ainsi que la mention de la reconnaissance de mots qui, nous le savons, ne peuvent qu’avoir été mémorisés en nombre forcément limité. Pouvoir lire tous les mots sans en avoir appris aucun n’appartient donc pas aux objectifs que ces programmes se fixent, même pour la fin du CE2. C’est proprement stupéfiant.

La maitrise du fonctionnement du code phonographique qui semblait indispensable à la construction du sens se voit, de façon tout à fait contradictoire, largement oubliée dans cette façon de présenter la question de l’identification des mots. L’affirmation par ailleurs de l’idée que tous les enseignements sont concernés par la construction simultanée du sens et de l’automatisation, se voit elle aussi, singulièrement discréditée. En effet, à quels sens dans les apprentissages les élèves pourront-ils accéder s’ils n’ont pas au plus tôt la capacité de fréquenter efficacement tous les textes qui leur sont proposés ?

Cet aspect du programme se trouve confirmé dans la présentation de l’activité « lecture et compréhension de l’écrit » qui en guide l’esprit. Il est clairement spécifié que l’essentiel de l’apprentissage de la lecture au niveau du code ne relève pas du CP, puisque c’est sur tout le cycle que peut s’étaler cet apprentissage. Le texte est sans ambiguïté : « Au cours du cycle 2, les élèves continuent à pratiquer des activités sur le code dont ils ont eu une première expérience en GS. Ces activités doivent être nombreuses et fréquentes. Ce sont des « gammes » indispensables pour parvenir à l’automatisation de l’identification des mots. » Au cours de tout le cycle 2… Il n’est donc pas impensable de se satisfaire de la perspective de trois années pour travailler le code, par le biais de « gammes » pouvant nous permettre d’espérer que les élèves finissent par entrer dans l’automatisation de l’identification des mots. La réalité des 4 ou 11 mots lus en moyenne à la fin du CP ne semble pas déranger les concepteurs des nouveaux programmes qui donnent l’impression d’avoir accepté la spirale de l’échec de trop nombreux élèves qui, nous le savons sont massivement issus des classes populaires.

Tous les enfants, exceptés ceux qui, très peu nombreux, ont des problèmes spécifiques, sont en capacité de savoir bien lire à l’issue du CP. L’expérimentation menée pendant une année après la sortie du manuel Je lis, j’écris auprès de 12 classes majoritairement en ZEP, rend compte de façon nette de cette réalité [3], et l’enquête de Jérôme Deauvieau sur les manuels de lecture mixtes et syllabiques la confirme [4]. C’est que les ressources langagières des enfants au début du CP leur offrent pleinement la possibilité de mener à bien leur entrée dans l’écrit et de construire efficacement les compétences de lecture nécessaires, programmables pour cette classe [5]. Or dans le nouveau programme, les repères de progressivité sur le cycle 2 s’écartent de façon inquiétante de l’enjeu majeur qu’il y a à se convaincre de ces ressources des enfants pouvant leur permettre d’entamer une carrière d’écoliers en grande réussite.

L’enjeu du déchiffrage

Une des critiques adressées à la syllabique a beaucoup de mal à s’essouffler malgré les diverses mises au point qu’elle a pu recevoir : l’importance décisive que la syllabique accorde au déchiffrage signerait son incapacité à permettre aux élèves d’entrer dans la compréhension de ce qu’ils lisent. « Lire, c’est comprendre » est devenue une expression répétée à l’envi par tous ceux qui refusent d’accepter les principes de la méthode syllabique.

Le déchiffrage parfait d’un texte quel qu’il soit n’en assure jamais la compréhension. Il y va toujours de la culture, des connaissances mobilisées par le texte, présentes ou non chez le lecteur. Cet aspect de l’activité de lecture se retrouve identique chez tout apprenti lecteur. Lorsqu’il déchiffre un mot qu’il connait à l’oral, c’est le déchiffrage habile, précis, rapide et seulement lui, qui lui donne un accès autonome et sûr à la compréhension. À son âge, déchiffrer des mots comme « cheval », « cahier » ou « pomme » lui offre immédiatement, spontanément, la saisie du sens qui s’impose à lui comme à tout lecteur francophone, de façon incoercible : quand les clés du déchiffrage sont pleinement acquises, automatisées, il devient impossible de voir ces mots sans les lire. L’acte de lecture inclut intrinsèquement le déchiffrage qui n’est ni un simple préalable, ni un premier temps séparé de la lecture proprement dite ; il s’inscrit fondamentalement dans le mouvement de son apprentissage, même s’il faut bien commencer par s’appuyer sur les syllabes composées de graphèmes pour lire des mots, des phrases, des textes qui n’ont pas d’existence en-dehors de celles-ci.

Nous venons de prendre des exemples de mots que tout enfant de CP connait et qu’il prend plaisir à retrouver quand il réalise sa capacité à percer les mystères du code pour s’en jouer, avec un sentiment de conquête fabuleuse. Face à des mots qu’il ne connait pas déjà il ne peut pas éprouver la même sensation, mais sa capacité de déchiffrer lui offre précisément une indication majeure, celle de ses méconnaissances lexicales qui, traitées avec toute l’écoute et la bienveillance nécessaires, lui permet d’enrichir son vocabulaire et de continuer à éprouver ce grand plaisir qui l’anime de gagner en capacités de devenir un lecteur autonome. Les enfants sont gourmands de cet enrichissement et fiers de pouvoir montrer qu’ils connaissent des mots « recherchés », « savants ». A cet égard, on ne peut que s’émouvoir de la pauvreté lexicale à laquelle on condamne les élèves lorsqu’on leur demande de s’appuyer sur de la reconnaissance globale de mots mémorisés, au lieu de leur donner progressivement toutes les clés universelles de la langue qui pourront bientôt leur permettre de tout lire. L’émotion est également là lorsque l’on confine leur curiosité lexicale aux mots du quotidien, du familier, et aux textes qui s’y rapportent quasi exclusivement [6].

Si c’est bien dans les mots que nous pensons, cette question du déchiffrage maitrisé devient une question centrale, décisive pour penser l’acquisition des connaissances inscrites dans un programme scolaire. Permettre aux élèves d’accéder très tôt à un déchiffrage habile, précis et très attentif à la ponctuation qui participe de la construction du sens [7], ne suffira pas bien sûr pour qu’ils entrent spontanément dans la compréhension des contenus de l’ensemble des disciplines : toute l’intelligibilité disciplinaire nécessaire devra leur être dispensée. Mais retarder l’accès à la matérialité de la langue représentée par sa part codée, considérer qu’il peut sans dommages s’étaler sur trois années, place trop d’élèves dans l’incapacité de s’emparer efficacement des contenus de savoirs qui, à l’école, font toujours appel à l’écrit [8].

Que pourront bien comprendre aux notions et concepts rencontrés à l’écrit, les 20% d’élèves qui à la fin du CP déchiffrent en moyenne 11 mots en une minute ? Qu’en sera-t-il pour les 10% qui se situent à 4 mots ? L’inquiétude pour ces élèves est abyssale. Le programme de 2016 précise qu’ « Au CE1 et au CE2, les révisions nécessaires à la maitrise du code et les entrainements pour parvenir à une réelle automatisation de l’identification des mots sont mises en place autant que de besoin (…). » Cherche- t-on à noyer le poisson ou à rassurer les parents à bon compte ? Comment peut-on parler de révisions quand les premiers apprentissages n’ont pas été faits ? Réviser s’appuie sur des connaissances installées : 4 mots, 11 mots… placent les enfants dans une indigence intellectuelle coupable. Les résultats des évaluations de fin de CM2 rappelés plus haut montrent que d’ores et déjà, aucune « révision » n’a été réalisée avec succès, et les nouveaux programmes n’offrent aucune piste pour que la question soit sérieusement envisagée.

La question de la systématicité

Nous soulignions plus haut les déboires auxquels on expose les élèves lorsqu’on leur propose de mémoriser des mots au lieu de leur fournir les clés pour pouvoir tous les lire. A cet égard le nouveau programme ne déroge pas aux pratiques préconisées largement par la grande majorité des manuels et de nombreux pédagogues. « Reconnaitre des mots fréquents et des mots irréguliers mémorisés », « Mémorisation de mots fréquents (notamment en situation scolaire) et irréguliers », sont des pistes programmatiques explicitement indiquées. Le décodage n’est pas oublié comme nous l’avons vu, mais la façon dont il est traité mérite quelque regard critique.

Parmi les « Connaissances et compétences associées », la connaissance des lettres, les correspondances graphophonologiques, la combinatoire (construction des syllabes simples et complexes), la mémorisation des composantes du code sont explicitement stipulées comme devant être enseignées. « Comprendre un texte » et « Lire à haute voix » s’appuient sur la mobilisation de la compétence de décodage. Toutefois, un principe essentiel pour la construction efficace de cette compétence reconnue demeure ignoré : il s’agit de la systématicité dans le suivi d’une progression relative à l’introduction des graphèmes dans la suite des leçons.

La nécessité de travailler le décodage est reconnue unanimement, mais pas la systématicité que je viens de rappeler. Or c’est elle qui permet aux enfants de devenir tôt des lecteurs efficaces. Dans un manuel de la méthode syllabique, chaque leçon introduit un nouveau graphème (voire plusieurs) qui, combiné aux graphèmes précédemment travaillés, apprend aux élèves de nouvelles combinaisons syllabiques propres à rendre effective la lecture de tous les mots et textes de la leçon. Ce principe veut donc qu’aucun mot de la leçon ne contienne un graphème non encore étudié, gage de la possibilité pour les élèves de pouvoir toujours lire tous les mots et les textes de la leçon de façon autonome et sûre sans la moindre reconnaissance globale. Ce principe n’a aucune existence dans les manuels qui combinent plusieurs pistes d’apprentissage, présents à 90% dans l’enquête dirigée par Roland Goigoux mentionnée plus haut.

La pluralité des pistes d’apprentissage introduit beaucoup de confusion dans l’esprit des élèves qui deviennent incapables de se représenter clairement la nature de l’acte de lire, habitués qu’ils sont à essayer de s’orienter dans ces diverses pistes : deviner pour tenter d’identifier des mots, apprendre des mots par cœur, chercher à comprendre de l’écrit par le dessin, l’illustration, faire des hypothèses de sens en s’appuyant sur un contexte d’histoire entendue… La syllabe étant l’unité d’articulation des mots qu’ils soient parlés, lus ou écrits, c’est cette articulation dans les mots qui fait l’objet de l’apprentissage. C’est dans l’articulation des syllabes « chim », « pan » et « zé » que se lit le mot et se découvre sa signification. D’où l’importance décisive à demeurer concentré sur une progression dans la présentation des graphèmes et des syllabes qui composent les mots.

Tous les manuels « font » du décodage, présentent des syllabes à lire, mais le savoir lire de ces syllabes n’est pas systématiquement pris en charge dans la leçon, explicitement investi dans la lecture effective de tous les mots et des textes de cette même leçon. C’est un savoir qui subit en permanence la concurrence des autres pistes d’identification des mots et qui reste flottant, hésitant, incertain, efficace pour la lecture de certains mots mais pas de tous, ce qui laisse en suspens la lecture déchiffrée et compréhensive de tous les autres ainsi que des phrases et des textes. On peut même se trouver face à des mots partiellement lisibles sans qu’il soit possible d’aller jusqu’à une lecture complète, à moins d’essayer de remplir les « trous » par de la devinette [9]. Seule l’articulation explicite et systématique entre les acquis syllabiques de la leçon et les textes, ainsi que l’articulation systématique entre les acquis des leçons dans leur succession, construisent des compétences abouties de lecture.

Posons la question. Le programme serait-il en contradiction avec la liberté pédagogique des enseignants s’il allait jusqu’à recommander de s’appuyer sur de tels principes ? A partir de sa définition des objectifs, des connaissances et des compétences associées à travailler, concrétisés par tout un ensemble d’exemples de situations, d’activités et de ressources pour l’élève, il induit des pratiques que les enseignants sont censés prendre en compte. La mémorisation de mots, la possibilité offerte de ne pas trop s’inquiéter d’avoir besoin de trois ans pour apprendre à lire aux écoliers participe de cette induction de pratiques. La lecture à voix haute, source de conflits pédagogiques il n’y a pas si longtemps dont des instructions se sont fait l’écho en la bannissant, fait partie du nouveau programme pour développer des compétences. Elle s’impose donc aux maitres aujourd’hui.

On aura beau affirmer la nécessité de construire simultanément le sens et l’automatisation, évoquer un enseignement systématique et structuré du code graphophonologique, préconiser dans le même temps la mémorisation de mots et offrir la possibilité de ne pas trop s’inquiéter d’avoir besoin de trois ans pour apprendre à lire aux écoliers, laisse planer une contradiction inquiétante. L’explicitation des moyens didactiques nécessaires pour permettre à ceux-ci de devenir, dans le temps tout à fait raisonnable du CP, des lecteurs déjà avertis n’est pas contradictoire avec la liberté pédagogique des enseignants. Une pseudo-liberté laisse aujourd’hui trop d’enseignants démunis face aux exigences intellectuelles de ce qu’ils doivent enseigner, par manque d’une formation à la hauteur de ces exigences. Une réelle liberté pédagogique ne pourra jamais se construire que dans l’intelligence maximum de tout ce qui doit conduire les pratiques enseignantes adossées à des objectifs intellectuellement très ambitieux [10]. L’apprentissage de la lecture s’inscrit dans ces objectifs.

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J’ai souhaité ici m’attacher plus particulièrement à la lecture dans le nouveau programme. Mais l’écriture n’y est pas absente bien sûr : elle fait l’objet de la définition de connaissances et de compétences associées, d’attendus de fin de cycle, de repères de progressivité et elle est éclairée par l’étude de la langue (grammaire, orthographe, lexique). Sans m’étendre sur l’ensemble de ces développements, je voudrais juste m’arrêter rapidement sur un aspect du programme qui touche à l’orthographe, car là aussi nous avons affaire à une compétence qui souffre, dans le programme, de ne pas avoir à commencer sa mise en place sérieuse dès le CP, ce qui semble rejoindre la conviction qu’au CP une orthographe très approximative, voire même plus ou moins phonétique pourrait suffire pour ce niveau de classe.

Dans les attendus de fin de cycle 2 concernant l’écriture et l’étude de la langue il ne s’agit que d’ « Améliorer une production, notamment l’orthographe, en tenant compte d’indications » pour une part, et d’ « Orthographier les mots les plus fréquents notamment en situation scolaire) et les mots invariables mémorisés » pour l’autre. Or là aussi, dès le CP il est possible d’avoir d’autres ambitions. A ma connaissance Je lis, j’écris est le seul manuel qui introduit une dictée dans chaque leçon dès la première. Avec l’activité de copie développée dans le cahier d’exercices qui accompagne le manuel, la dictée est une activité d’écriture qui accompagne en permanence l’activité de lecture. Les trois activités se renforcent mutuellement et ont donc partie liée dans chaque leçon, les mots de la dictée comme les autres étant tous entièrement lisibles par les élèves [11]. L’aisance d’écriture progressivement conquise ainsi par les élèves leur permet, là aussi très tôt, de commencer à se livrer à des activités d’invention d’écrits.

La lecture et l’écriture, si possible correctement orthographiée, se boostent mutuellement et se conjuguent avec profit tout au long d’un apprentissage qui n’a pas besoin d’attendre la fin du CE2 pour commencer à espérer des résultats conformes à une programmation exigeante. Les nouveaux programmes pour la rentrée 2016 ne se hissent pas à la hauteur de telles ambitions.


[1Le rapport le stipule sur la question du code : « nous avons choisi d’examiner les différentes modalités de planification de l’étude du code observables dans les classes de CP françaises » (p.29).

[2Combien d’élèves déclarés « nuls » ou « mauvais » en mathématiques par exemple sont incapables de bien lire, au sens radical de bien déchiffrer les consignes et le texte des problèmes ? Nous manquons d’une étude qui aurait pour mission d’élucider cette question du rapport entre le déchiffrage efficace et la compréhension des contenus d’apprentissages. Elle nous offrirait très certainement des informations précieuses.

[3Le récit de cette expérimentation peut se lire sur le site www.leslettresbleues.fr qui par ailleurs présente le manuel.

[4On peut prendre connaissance de cette enquête dans Enseigner efficacement la lecture. Une enquête et ses implications, Jérôme Deauvieau, Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, Odile Jacob,Paris, 2015.

[5Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ?, La Dispute, Paris, 2013.

[6Le travail sur les textes, dès le CP, inclut la connaissance des mots qui les composent mais ne s’y arrête pas bien sûr. Leur compréhension nécessite une activité spécifique et assidue permettant tout à la fois de faire le point sur les sens explicites, mais aussi d’aller vers l’implicite, l’inférentiel, en se livrant à de véritables débats linguistiques et littéraires, qui réussissent à mettre au jour des découvertes de sens et des interprétations qui font sens pour les élèves, sans trahir la lettre. Sur cette question on pourra se reporter au site www.leslettresbleues.fr. On y trouvera le guide d’utilisation du CD-Rom Je lis, j’écris. Manuel numérique enrichi, dans lequel sont développées des propositions de travail sur les textes, qui de l’avis d’enseignants qui les pratiquent, donnent des résultats très positifs. Ce travail sur la compréhension et l’interprétation s’élabore texte en main, afin que ce soit la lecture effective qui puisse donner ses réponses.

[7Un exemple de « difficulté » liée à la ponctuation. Nous sommes en mathématiques, la consigne est : Ajouter 10 aux nombres suivants : 3, 5, 10 … Une élève qui n’a pas su voir et donc lire le sens des deux- points, raisonne ainsi : le nombre suivant 3 étant 4, j’ajoute 10 ça fait 14 etc. Elle a tout faux et pourtant elle a tout bon en maths, en l’occurrence ici savoir ajouter 10 à un nombre, objet de l’exercice.

Dans le cadre d’un travail sur son erreur on pourrait pointer le sens de la présence du s de « suivants » dans la consigne, mais l’essentiel porte sur les deux- points : elle n’a manifestement pas pris l’habitude de bien faire attention au sens qu’ils introduisent dans une phrase, comme tous les autres signes de ponctuation. Or quand on consulte la majorité des manuels d’apprentissage de la lecture et les guides du maître qui les accompagnent on s’étonne de constater à quel point un traitement explicite dès le début de l’apprentissage de toute la ponctuation y est absent ou trop peu présent. Et pourtant ils insistent beaucoup sur « lire, c’est comprendre », ce qui somme toute est assez paradoxal.

Autre exemple qui en dit long sur le sens de la ponctuation, relevé dans un roman : « Ils ont tous envie de vivre, là-bas. » Qui ne voit ce que produirait la suppression de la virgule ?

[8Certains pédagogues considèrent que c’est tout au long de la scolarité primaire que les élèves apprennent à lire. Ils confondent assurément la part technique de la lecture qui tombe dans « les oubliettes de l’enfance » (José Morais) et rend possibles toutes les lectures, et la lecture à laquelle nous nous livrons pour penser, nous informer, imaginer…qui elle dure toute la vie.

[9Pour d’autres développements sur ces points on pourra se reporter à mon article intitulé Critique de l’idéal constructiviste dans l’enseignement de la lecture : http://leslettresbleues.fr/spip.php?article110.

[10Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Paris, 2016.

[11À condition de faire de la dictée un moment de réel apprentissage où les élèves peuvent être appelés à se corriger eux-mêmes, et non pas un moment d’évaluation notée, sanctionnante et classante, la dictée permet aux élèves dès le CP d’atteindre des performances tout à fait remarquables. On pourra s’en convaincre en consultant sur le site www.leslettresbleues.fr le "guide du maitre" accompagné d’exemples de dictées difficiles au fort taux de réussite.