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Les enseignements pratiques interdisciplinaires au collège

dimanche 27 mars 2016, par Paul Devin

[Après une première étude sur un sujet actuellement fort débattu car il est au coeur de la réforme du collège (Les enjeux cachés de l’interdisciplinarité au collège), il nous a paru intéressant d’y revenir en publiant cette analyse de Paul Devin, inspecteur de l’Éducation nationale, secrétaire général du SNPI-FSU]

Le ministère argumente la réforme 2016 des collèges comme une réforme pédagogique : « mieux apprendre pour mieux réussir ». Un des vecteurs supposés d’une meilleure réussite des élèves reposerait sur l’organisation d’enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) dont l’arrêté du 19 mai 2015 fixe les finalités : « construire et approfondir des connaissances et des compétences par une démarche de projet conduisant à une réalisation concrète, individuelle ou collective ». Les élèves devront y consacrer leur temps scolaire jusqu’à trois heures par semaine à partir de la rentrée prochaine.

Un refus de l’interdisciplinaire ?

Contrairement à ce que d’aucuns voudraient faire croire, notre opposition à la réforme du collège 2016 ne s’ancre pas dans un refus de l’interdisciplinaire. Les positions de la FSU sont très claires : « La construction d’une culture commune nécessite de penser des relations cohérentes entre les savoirs pour comprendre un monde de plus en plus complexe et pouvoir y agir comme citoyen libre et responsable. Cette cohérence se construit au sein de chaque enseignement et dans des coopérations entre disciplines, en s’appuyant sur des programmes qui le permettent. »

L’interdisciplinarité est donc, pour la FSU, la condition d’une cohérence des savoirs au sein d’une culture commune.

Pour autant, si l’interdisciplinarité constitue une nécessité pour construire des relations cohérentes entre les savoirs, elle reste une démarche complexe qui ne peut se confondre avec la simple juxtaposition thématique d’enseignements disciplinaires que propose la réforme du collège.

Prenons un exemple fourni par le ministère : la machine à vapeur permettant de relier les enseignements d’histoire sur la révolution industrielle et les enseignements de physique sur la pression des gaz. Mais les savoirs sur la pression des gaz permettent-ils de mieux comprendre la révolution industrielle ? Au contraire ne conduiront-ils pas à construire une représentation trop strictement liée à l’évolution des techniques quand le professeur d’histoire aurait montré la complexité de la notion en mettant en évidence des facteurs techniques, démographiques, économiques, sociaux… Quant au recours aux mathématiques qui vise à comparer la vitesse du cheval et celle de la locomotive à vapeur (sic !), on voit jusqu’où peut aller l’artificialité de la mise en relation entre les disciplines.

Là où on annonce un travail interdisciplinaire, on prévoit en fait un travail thématique, basé sur des liaisons superficielles qui ne garantissent en rien une réelle mise en relation des savoirs disciplinaires. On pourrait multiplier les exemples, limitons-nous à celui qui, dans l’objectif de découvrir le métier de l’urbaniste, propose à l’enseignant de mathématiques de « s’appuyer sur l’urbanisme pour aborder les aires et périmètres ». Nous sommes loin de la construction du sens, loin d’une situation où la rencontre d’un problème nécessiterait de solliciter des savoirs issus de plusieurs champs disciplinaires.

Des enseignements pratiques ?

À bien regarder les finalités données aux EPI par l’arrêté de mai 2015, ce n’est pas tant leur finalité interdisciplinaire qui est mise en avant que leur finalité pratique. Il s’agit de parvenir à une « réalisation concrète » : maquette, journal, vidéo…
Ce n’est donc pas tant la cohérence des savoirs qui guide l’intention des EPI que la volonté de redéfinir la nature même des savoirs pour privilégier la capacité à produire des objets concrets aux dépens de la construction de concepts et de l’acquisition de connaissances.

Ce sont les vieilles illusions de la motivation par l’activité, celles qui veulent faire croire qu’on apprend en agissant. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas, ici, de prendre la défense du modèle magistral, ni d’écarter la question de la « dévolution », c’est-à-dire de la manière avec laquelle la conception et la mise en œuvre didactiques permettent ou non à l’élève de construire des enjeux de sens. Il s’agit seulement de rappeler que réussir une activité ne garantit en rien la réussite des apprentissages. On peut être très investi dans la construction de la maquette d’une éolienne sans pour autant réussir à comprendre comment l’énergie mécanique se transforme en énergie électrique.

Le sens des apprentissages ne peut se réduire à la construction d’une perspective utilitariste. L’élève qui focalisera son activité scolaire sur la réalisation d’une maquette plutôt que sur l’apprentissage de la notion visée risque fort de ne pas pouvoir investir sa motivation à l’activité dans les perspectives d’une meilleure réussite de ses apprentissages. Un investissement pratique élevé ne garantit en rien une réussite des apprentissages voire, au contraire, peut faire obstacle, en leurrant l’élève sur la finalité de son travail scolaire.

L’enseignement pratique contre l’ennui ?

La compétence première de l’enseignant glisse, petit à petit, vers les capacités à mettre en scène son enseignement pour motiver. Là où nous pensions que la clé était la compétence à produire et à mettre en œuvre des organisations didactiques, voilà qu’est répété à l’envi la nécessité du ludique comme condition incontournable de la motivation et donc de l’apprentissage. Il ne s’agit évidemment pas, pour nous, de défendre l’austérité de l’enseignement comme une vertu intrinsèque, ni de refuser des organisations pédagogiques qui concourent à l’implication des élèves. Il s’agit juste de ne pas confondre finalité et mise en œuvre, de ne pas se leurrer sur les vertus d’une apparente modernité des formes.

Car les choses sont loin d’être aussi simples que vues au filtre des enthousiasmes de l’innovation. Tout d’abord parce que la motivation n’est pas uniforme et ce serait faire fi de la diversité des intérêts des élèves que de vouloir croire que tous seront motivés par la réalisation d’une maquette d’éolienne ou par le tournage d’une vidéo. Ce serait aussi oublier que bien des motivations, inscrites dans la seule nouveauté de l’activité, s’émoussent vite. Mais ce serait, encore une fois, surtout rester aveugle aux relations entre motivation et apprentissage. L’élève très motivé par le coloriage d’une carte de géographie n’en développe pas pour autant un intérêt pour l’analyse géographique que permet la réalisation d’une telle carte. Et l’élève qui réalise avec motivation un power point sur Louis XIV et Versailles ne développe pas, par ce seul fait, les savoirs qui lui permettront de comprendre la monarchie absolue ! Car tant qu’il n’aura pas construit un savoir disciplinaire sur la monarchie absolue, il ne pourra pas réaliser son « objet » autrement que comme une juxtaposition hasardeuse. Tout l’inverse de ce que doit être l’ambition de l’enseignement.

Plus adaptés aux élèves en difficulté ?

Dans les représentations souvent véhiculées par les partisans de la réforme, disciplinaire et interdisciplinaire se cliveraient socialement : la discipline serait une organisation des apprentissages seulement accessible aux plus favorisés. Mais bien des travaux obligent à interroger cette représentation. Élisabeth Bauthier (Escol, Paris VIII) explique que l’interdisciplinarité est une situation suffisamment complexe pour qu’il soit légitime de craindre que la généralisation des EPI contribue, au contraire, à creuser les écarts.

Voulons-nous revenir aux conceptions qui séparaient les voies d’enseignement dès l’école primaire parce que les objectifs de l’école étaient fondamentalement différents en fonction de la classe sociale des parents ? Voulons-nous que la reproduction soit encore plus déterminée par les origines sociales qu’aujourd’hui ? Non… alors, nous ne pouvons accepter que le biais du pratique soit défendu comme une condition culturelle nécessaire d’accès aux savoirs pour les enfants des classes populaires.

Construire des liens entre les savoirs

En définitive, il est loin d’être sûr que l’interdisciplinaire, au collège, doive essentiellement se situer hors des enseignements disciplinaires. L’essentiel des problèmes qu’il convient de résoudre par la mise en relation de savoirs liés à plusieurs disciplines, c’est au sein de l’enseignement disciplinaire qu’il se pose. Quand l’enseignant de géographie travaille la densité de population, quand l’enseignant de SVT sollicite l’organisation graphique de données. C’est d’abord dans ces situations que se pose au collège la mise en relation des savoirs. Or, pour faire progresser qualitativement ces questions, il faut développer les compétences professionnelles des enseignants. Cela ne nécessite pas tant l’organisation de temps interdisciplinaires que le développement de la formation continue.

La transversalité de l’enseignement du français ?

L’affirmation de la transversalité de l’apprentissage de la langue ne peut être confondue avec une banalisation de la discipline « français ». L’idée que tous les enseignants « font du français » mérite d’être précisée. Il serait évidemment inconcevable qu’un professeur de mathématiques ou de musique s’exonère de toute préoccupation linguistique. Pour autant, restent les ambitions spécifiques de la discipline, qu’il s’agisse d’étudier la langue ou de développer une culture littéraire. Sommes-nous bien conscients des conséquences réelles qu’aura la tendance « naturelle » à dégager les horaires des EPI sur les plus gros volumes disciplinaires et notamment sur le français ? Les horaires d’enseignement du français se sont réduits de près d’un tiers depuis les années 1970. Peut-on raisonnablement continuer ?
D’autre part, si la maîtrise de la langue est un enjeu de toutes les disciplines, il faut aussi prendre en compte que les compétences linguistiques sont liées à l’enjeu disciplinaire. L’élève particulièrement habile à produire un texte poétique devra renoncer à cette compétence lorsqu’il lui sera demandé de produire un texte faisant le compte-rendu d’une expérience scientifique. Il devra aussi prendre conscience que le traitement de l’information dans un écrit scientifique mobilise des compétences sensiblement différentes de celles mobilisées pour lire un roman.

La dynamique d’un travail concerté ?

Il faudrait être vraiment sûr que les EPI produisent une telle dynamique. Celle-ci se heurtera tout d’abord à l’insuffisance des moyens. Avec une dotation de trois heures destinée à la fois aux enseignements complémentaires (aide personnalisée et EPI), aux enseignements de complément (LCA : langues et cultures de l’Antiquité, LCR : langue et culture régionales) et au travail en groupes à effectifs réduits, il semble difficile d’imaginer des EPI basés sur des interventions conjointes. Et pour les enseignants disposant d’horaires faibles (par exemple 1 heure d’arts plastiques ou de musique) il ne sera donc pas possible de concilier disciplinaire et interdisciplinaire.
On voit mal comment pourra se dessiner une véritable construction collective interdisciplinaire. D’autant que le choix des disciplines concernées par les EPI sera très dépendant des dotations du collège et que ce seront donc des facteurs totalement extérieurs aux volontés de projets des enseignants qui guideront les choix. Malheureusement, il faut craindre que cette tension des moyens mette plutôt en concurrence les disciplines entre elles, contraignant les enseignants à devoir défendre leur horaire disciplinaire que les EPI viendront réduire.

La dynamique du travail collectif entre élèves ?

Elle ne nécessite absolument pas la création des EPI. Elle peut être mise en œuvre au sein d’une classe, dans le cadre d’un enseignement disciplinaire.

Il faut aussi s’interroger sur la nature de la coopération qui sera produite par un enseignement ayant pour finalité une production pratique. Dans un exemple fourni par le ministère, les débats en caricature, le travail collectif se dessine à partir des dons de quelques élèves : « Agnès et Zinedine sont doués pour le dessin, ils ont donc réalisé chacun une caricature ». On voit se dessiner une division du travail peu compatible avec les vertus attendues d’une véritable coopération. Les moins doués devront-ils se contenter de faire les photocopies du journal réalisé à l’issue de l’EPI ? C’est une dimension qu’il ne faut pas négliger dans les enseignements pratiques : ils créent des enjeux de production qui ne sont pas toujours compatibles avec une pédagogie soucieuse d’un réel traitement des difficultés des élèves. Ça pose aussi une question quant à l’évaluation, d’autant que cette évaluation est prise en compte pour le brevet des collèges.

L’autonomie

L’habileté du discours néo-libéral quand il veut faire évoluer le système vers une autonomie croissante des établissements, c’est de la confondre avec l’autonomie pédagogique. Cette autonomie pédagogique existe aujourd’hui et permet aux enseignants d’être les concepteurs de leurs enseignements, tout cela dans le cadre de programmes nationaux. La réforme du collège n’apporte rien de plus dans ce domaine. Par contre, elle permet un nouveau glissement vers l’inclusion des questions pédagogiques dans les stratégies managériales. La mise en œuvre de cette réforme obligera les chefs d’établissements à trancher. Quel sera le poids réel de l’avis du conseil pédagogique ? Et que se passera-t-il quand, pour des raisons d’affichage, on décidera de mettre l’essentiel des moyens dans des actions qui, si elles s’avèrent positives pour l’image du collège, ne sont pas forcément essentielles pour la réussite des apprentissages ?

Faut-il renoncer à réformer le collège ?

Certainement pas. Mais cette réforme souhaitée doit prendre en compte trois choses.

Tout d’abord, l’analyse des facteurs essentiels qui creusent aujourd’hui les écarts entre les élèves. Le postulat qu’ils sont produits par l’ennui des enseignements disciplinaires est un postulat gratuit qu’aucune étude sérieuse n’a accrédité.

Ensuite, la prise en compte d’un facteur sur lequel au contraire s’accordent les recherches sociologiques, celui de la mixité sociale au sein de l’établissement. Or la réforme fait l’impasse sur cette question. Les expérimentations proposées aux départements sont incapables de produire les transformations nécessaires. Et la latitude laissée à l’enseignement privé de se servir du maintien de certaines organisations d’enseignement (les classes bi-langues par exemple) ne fera que diminuer la mixité dans les établissements les plus populaires.

Enfin, il ne peut y avoir d’amélioration qualitative sans en fournir les moyens. On peut au contraire penser que la réforme du collège contribuera à une « rationalisation » des moyens et que le bilan, à terme, sera de constater une nouvelle diminution du ratio élèves/enseignants.

Le grand paradoxe de la situation actuelle, c’est qu’on s’achemine vers une mise en œuvre de surface. Le pire pour une réforme, quand elle est nécessaire, ce n’est pas qu’on y renonce parce que le renoncement permet d’ouvrir d’autres perspectives de réforme. Le pire c’est quand on fait semblant pour gagner une bataille idéologique sans s‘assurer de la réalité des effets.

En définitive, les opposants à cette réforme ne sont pas guidés par le conservatisme. Ils veulent seulement que les changements proposés obéissent à la réalité de leur exercice professionnel et ne se perdent pas dans des présupposés pédagogiques affirmés comme des vérités uniques et incontournables.

Ils savent aussi que le métier d’enseignant s’apprend et que penser l’amélioration qualitative du service public d’éducation doit d’abord s’ancre sur le développement de la formation continue plutôt que de se nourrir de la succession de transformations structurelles qui sont loin d’avoir fait leurs preuves en matière de démocratisation de la réussite scolaire.

(Extrait de la Lettre aux adhérents du SNPI-FSU n°56, 9 décembre 2015)