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École commune et utopie (1) Le travail enseignant aujourd’hui

mardi 21 février 2017, par Janine Reichstadt

[Le projet d’« école commune » avancé par le GRDS comme seule réponse possible aux problèmes essentiels posés aujourd’hui à notre système éducatif, et en tout premier lieu à la question lancinante des inégalités scolaires [1], apparaît souvent comme une idée séduisante mais fortement empreinte d’utopie. Comme un projet irréaliste qui risque même de nous détourner des combats d’aujourd’hui, eux bien réels. Janine Reichstadt a entrepris d’examiner de près cette imputation d’utopisme dans une contribution qui l’amène à soutenir « qu’une école refondée au sens fort du mot, sans concurrence, sans notation, sans sélection, sans filières, et donc en capacité d’assurer la réussite de tous dans le cadre de la culture commune exigeante d’un tronc commun depuis les petites classes jusqu’au bac, ne relève pas d’idées simplement imaginées abstraitement. » Sachant qu’une telle école suppose une forte amélioration de l’efficacité des apprentissages, elle rappelle le rôle crucial de l’activité des enseignants pour la réussite d’un projet d’école commune, l’importance décisive de leur formation, de leur capacité à reprendre la main sur leur métier, et de façon générale de leur engagement dans l’entreprise de refondation scolaire. En ce sens la réflexion sur le caractère utopique ou pas de l’école commune ne saurait faire l’économie d’une analyse de ce qu’il en est aujourd’hui de la situation du monde enseignant et de son rapport au travail. C’est l’objet de la première partie de la contribution de J. Reichstadt qu’on lira ci-dessous. Cette analyse menée à bien lui permet, dans une seconde partie (qu’on peut lire ici) de se confronter à la question de l’utopie et à l’objection de l’irréalisme supposé d’une perspective de transformation ambitieuse de notre système éducatif]

Travail et débat de normes

« Tout ce qui est œuvre de l’activité humaine écrit Yves Schwartz est le résultat de débats de normes, de compromis desquels il faut se mettre en permanence en instruction. » [2] Une mise en instruction qui signe le sens profondément anthropologique de ce concept de « débat de normes » : c’est une dimension universelle de l’activité propre à l’homme qui se trouve par-là spécifiée. Cette dimension ne se rencontre pas chez l’animal, la norme n’existe, n’a de sens et de valeur que chez l’homme qui en est l’inventeur culturel et historique.

Le travail appartient à l’ensemble des activités humaines dont il est une forme, et selon Yves Schwartz, « L’activité humaine peut-être schématisée par une dynamique à trois pôles : le pôle de l’activité en situation, le pôle des savoirs investis dans l’activité, le pôle des valeurs qui irriguent l’activité. » [3] Les pôles de la situation et des savoirs investis s’imposent comme des normes antécédentes qui se réfèrent à la dimension historique, sociale, pratique de l’activité, mais celle-ci ne se contente jamais de prendre les traits de la simple exécution spontanée, mécanique, du seul respect scrupuleux des instructions, des prescriptions issues des normes contenues dans la situation et les savoirs, par rapport à la valeur desquelles il n’y aurait plus à se situer. Il n’y a pas de travail sans normes antécédentes, mais il n’y a pas non plus de travail sans débat avec celles-ci. Travailler c’est penser, c’est donc se situer, se déterminer par rapport à ce qui a déjà été pensé par d’autres, et se trouve cristallisé dans la situation de travail à laquelle le travailleur se confronte.

Le mot « norme » vient du latin « norma », l’équerre, proprement qui donne l’angle droit, et au figuré, la règle, la ligne de conduite qui se réfèrent à des jugements de valeur culturellement, socialement construits, plus ou moins explicites chez le sujet, mais toujours présents dans ses conduites. La norme se fait donc critère ou principe qui règle la conduite. Les savoirs investis dans l’activité peuvent être de nature technologique ou scientifique : en eux-mêmes ils déterminent la prise en compte nécessaire d’une objectivité qui ne dépend pas du sujet. Mais aussi bien la situation dans laquelle se déploie cette activité que les savoirs investis, ne demeurent simplement rapportés à la seule objectivité d’une réalité naturelle ou matérielle qui dicterait ses lois. Pris dans l’activité humaine, la question de leur valeur, de leur sens est toujours posée. Tout poste de travail est un concentré de technologie mais aussi de choix sociaux, économiques, politiques dont les normes qu’ils impliquent rencontrent le travailleur qui n’y demeure jamais insensible. Il peut même remettre en cause la technologie « objective » adoptée dans le poste en raison d’une critique des choix non technologiques qu’il cristallise : la technologie perd alors de son objectivité technique « pure », pour devenir l’enjeu de débats qui peuvent aller jusqu’à s’inscrire dans un processus de contestation à visée démocratique.

Même « microscopique » le débat de normes qui tisse tout travail, le fait à partir de la présence opérante en nous de valeurs qui instruisent nos choix gestionnaires de l’ensemble des combinatoires matérielles, procédurales, humaines qui se présentent dans la situation de travail. On peut songer aux « choix posturaux de tel ouvrier ou ouvrière sur chaîne, visant à anticiper les aléas, à tenir les temps, à économiser de l’espace et du temps en amont et en aval de son poste pour éviter de « couler » sur son voisin ou sa voisine, et créant ainsi un horizon de vie commun acceptable sur la chaîne. » [4] L’ouvrier ou l’ouvrière sur chaîne qui s’inscrit de la sorte dans cet horizon de vie commun jugé acceptable, préfère se conduire ainsi pour garantir, pour lui, elle et les autres, l’acceptabilité de cet horizon. Mais il ou elle pourrait y être moins sensible et choisir d’attendre, peu ou prou, les protestations de ses voisins s’il lui arrive de « couler » sur eux.

Plus largement, cet ouvrier ou cette ouvrière peut inscrire son choix vis-à-vis de ses voisins en acceptant sur le fond l’exploitation du travail à la chaîne, en la trouvant somme toute normale ou difficilement contestable, même si elle lui coûte beaucoup. Mais l’un ou l’autre peut aussi la dénoncer au nom d’une critique radicale du capitalisme qui détermine ses conditions de travail sur la chaîne, et ainsi être amené-e à s’inscrire dans une action collective de lutte anticapitaliste syndicale et /ou politique, qui change son regard sur son travail. Même largement collective, la lutte a besoin d’individus convaincus dont la conviction se construit dans le débat qui porte sur des choix éthiques de société et donc de vies, d’expériences au travail.

Le travail rencontre l’éthique car à chaque décision prise, le choix qu’elle représente se fait en fonction de systèmes de valeurs que nous n’avons pas créés de toute pièce, mais que nous nous donnons et qui peuvent entrer en conflictualité avec d’autres : les systèmes de valeurs ne sont immuables, ni pour la personne singulière, ni pour la communauté de travail. Le monde du travail est traversé de normes éminemment modifiables : il n’est pas stable, il se restructure en permanence, il « fait histoire », et c’est bien parce que le projet d’école commune s’inscrit pleinement dans cette historicité du débat de normes qui se fait mouvement réel, qu’il n’a rien d’utopique au sens qu’on prête habituellement à ce mot, comme nous continuerons de l’expliciter plus loin.

Le débat de normes au travail n’est jamais plus ou moins gratuit au sens où il ne s’apparente pas à une simple « dispute » sans grandes conséquences pour la santé du travailleur. Le vivable ou l’invivable de la situation de travail entrent profondément en lice dans ce débat où se jouent de multiples évaluations estimées par le « cogito de l’agir ». « Je ne puis jamais faire usage de moi-même sans évaluer en même temps cet usage que je fais et/ou que l’on fait de moi-même. » [5] Cette question décisive du vivable ou de l’invivable et donc de la santé dans tous ses aspects s’invite en permanence dans le débat de normes et participe de toutes les « dramatiques » individuelles qui tissent l’activité de travail, profondément étrangères à un monde d’atomes humains qui n’auraient rien de « crochus » : la renormalisation dans le débat de normes au travail est partage plus ou moins explicite, clair, de valeurs communes. « Renormaliser, c’est aussi choisir avec qui échanger des coups d’œil, quoi mettre en commun, avec qui, quel patrimoine construire -ou déconstruire- au fil des jours. (…) C’est par ces cristallisations collectives enchevêtrées que cheminent d’incessantes circulations à double sens, entre les choix de société, les politiques des États et des communautés de divers ordres et les dramatiques individuelles. (…) C’est là que communiquent sans discontinuité la grande et la petite histoire. » [6]]

À l’école

À l’école se pose de façon majeure cette question de choisir « avec qui échanger des coups d’œil, quoi mettre en commun, avec qui, quel patrimoine construire – ou déconstruire – au fil des jours ». Dès qu’ils interviennent dans leur classe, les enseignants sont forcément dans le partage plus ou moins explicite de valeurs, de normes puisées dans leur histoire personnelle, leur formation, les dispositifs didactiques et pédagogiques, leurs recherches sur les moyens d’améliorer leur pratique, avec tout ce que cela implique pour eux de rapports aux savoirs qu’ils enseignent et aux élèves qui leur sont confiés. Que vaut l’objectif de faire en sorte qu’à la fin du CP les élèves puissent lire de façon sûre et autonome ? Est-il réaliste, souhaitable ? Que valent les Enseignements de Pratiques Interdisciplinaires (EPI) de la réforme du collège pour satisfaire les exigences intellectuelles normalement centrales dans la définition même des missions de l’école ? Que vaut le « tous capables » ? Faut-il alléger les exigences pour les élèves en difficultés ? Est-ce un signe de classe normal, que l’ensemble des notes se répartissent selon une courbe de Gauss ? Faut-il continuer de noter ? Comment distinguer sans trop se tromper l’autorité et l’autoritarisme dans la classe ? Sur quoi « mettre le paquet » prioritairement, sur le relationnel ou sur le disciplinaire ? C’est au quotidien que l’activité enseignante est instruite par des réponses plus ou moins claires, explicites, réfléchies, à de grandes questions comme celles-ci, parcourue par le souci de s’approcher au plus près de la meilleure définition possible du travail « bien fait », du travail efficace.

Même formé par des dispositifs pédagogiques pré-pensés ou confronté à des injonctions, aucun enseignant n’échappe aux choix qui irriguent toutes les décisions « grandes » ou « petites » (au mot, au ton de la voix, au regard, au geste près), qu’il prend constamment et qui reflètent les normes qu’il s’applique, d’où le sentiment de responsabilité qu’il éprouve toujours, un sentiment qui dans certaines circonstances peut lui être cruel lorsqu’il se transforme en culpabilité, mais qui dans d’autres, peut lui permettre de se conforter dans ses manières de « bien faire ». Aussi, lorsque les difficultés sont lourdes, la tentation de se libérer du poids de la responsabilité peut passer, comme nous le constatons souvent, par l’externalisation des causes de ces difficultés, confiées à l’origine socio-culturelle et/ou aux problèmes personnels des élèves, au détriment d’un retour réflexif sur la nature proprement scolaire de celles-ci.

Quels savoirs, quelles postures, quels choix sont brassés, débattus dans ces mouvements de l’activité ? Être à l’écoute de ces débats est bien sûr fondamental, mais cela ne signifie pas s’interdire de les réfléchir, de les discuter, de chercher à les infléchir s’il le faut. « Aucun niveau de la vie sociale ne peut survivre dans la cacophonie normative » : il est donc nécessaire de créer « les conditions pour construire des normes enrichies, des normes instruites. Des normes « instruites » et à ré-instruire continûment » [7], comme le précise Yves Schwartz, et comme le préconise le projet d’école commune.

Cette façon très stimulante d’introduire de la « ré-instruction » dans les normes, rejoint le propos de Pierre Macherey qui de son côté avance : « La normalité n’est en aucun cas un principe inconditionnel ayant ses garanties dans une rationalité intemporelle, dont la nécessité serait définitivement protégée contre toute atteinte ; c’est un état précaire, soumis aux fluctuations des normes qui le définissent, dont la nécessité ne joue que dans certaines limites fixées par convention et modifiables à tout moment. » [8] Les normes qui instruisent l’école aujourd’hui ne sont en rien destinées à voir leurs logiques s’inscrire dans la pérennité. Elles subissent la contradiction d’autres rationalités et l’épreuve de la réalité de leurs échecs. Conventionnelles et modifiables elles rejoignent ce que Georges Canguilhem dit plus largement du milieu social humain : c’est un milieu « où les institutions sont au fond précaires, les conventions révocables, les modes rapides comme l’éclair. » [9] Les normes conventionnelles de l’école n’étant pas de simples modes, elles ne sont pas aussi rapides que l’éclair, mais assurément, elles sont parfaitement susceptibles aujourd’hui, d’accueillir de la « ré-instruction ».

L’enquête menée en 2012-2013 sous la direction de Jérôme Deauvieau et reprise dans Enseigner efficacement la lecture, [10] nous offre des exemples très instructifs pour appréhender ce qui se joue lorsque les enseignants sont à la recherche du vivable sur fond de débats de normes. Cette enquête qui a testé l’efficacité des manuels d’apprentissage de la lecture des méthodes mixte et syllabique utilisés dans les classes contactées, en a retenu quatre : deux de la mixte (Mixte-1 et Mixte-2), et deux de la syllabique (Syllabique-1 et Syllabique-2)./ Les caractéristiques de ces deux méthodes et celles des manuels qui les utilisent sont largement explicitées dans Enseigner efficacement la lecture./ Les résultats des tests montrent que ceux de la méthode syllabique ont une efficacité nettement supérieure à ceux de la méthode mixte. A chaque manuel correspond un score moyen des élèves et la courbe de l’efficacité va très nettement croissant du manuel Mixte-1 au manuel Syllabique-2, avec pour chacun une homogénéité significative des résultats. Toutefois, pour chaque manuel une classe s’écarte sensiblement de la moyenne, tant au niveau du déchiffrage que de la compréhension. (Les performances de déchiffrage et de compréhension sont fortement corrélées dans toutes les classes.) Des entretiens avec les enseignants ont pu mettre au jour ce qui pouvait offrir une explication à ce décrochage de classes appelées « déviantes » par rapport aux autres qui utilisaient le même manuel.

L’enseignante de la classe 22 avait adopté le manuel Syllabique-2. Mais familière du manuel Mixte-1, et manifestement formée dans sa pratique par la culture pédagogique de la mixte qu’elle n’a pas pu tenir à distance, elle n’a pas réussi à s’emparer des principes qui ont guidé la réalisation de Syllabique-2 : une démarche rigoureusement syllabique et une ambition culturelle inédite dans ce type de manuels. Elle a donc travaillé avec d’autres supports et mis en œuvre la méthodologie de la mixte : aborder le code de façon phonémique et non pas graphémique, pratiquer la lecture devinette sous différentes formes notamment à partir d’illustrations, dissocier la lecture compréhension du travail sur le déchiffrage, faire appel à la mémorisation globale de mots. Bref elle s’est trouvée confrontée à un débat extrêmement sensible entre les normes de la mixte et celles de la syllabique qu’elle a retravaillées à partir de sa culture professionnelle habituelle, tant elles lui ont parues impraticables, invivables dans sa pratique quotidienne.

A cet aspect méthodologique du travail de cette enseignante est venu se greffer un aspect plus idéologique qui touche à sa conviction de l’impossibilité pour ses élèves issus d’un milieu très populaire de pouvoir accéder aux exigences culturelles élevées du manuel Syllabique-2. Là aussi le débat de normes fut vif pour elle. Cette enseignante était sensible à l’ambition des textes à visée littéraire et à celle de l’iconographie artistique exigeante, mais elle pensait que ses élèves étaient dans l’incapacité d’accéder à ce qui lui paraissait trop difficile pour eux. Nous voyons ici combien ce type de débat dans la pratique enseignante est palpable, combien il est essentiel d’être à l’écoute du « déjà-là normé » chez l’enseignant, mais aussi combien il est indispensable de créer les conditions de la construction de normes autrement définies quand cela s’impose comme c’est le cas dans notre exemple, car il n’est pas pensable de laisser perdurer une situation où les enfants des classes populaires pourraient être maintenus à l’écart des contenus les plus ambitieux intellectuellement et culturellement des matériels pour la classe, et des démarches didactiques les plus efficaces.

A rebours du travail de renormalisation du manuel Syllabique-2 de cette enseignante, deux autres enseignants qui partaient d’un manuel de la mixte n’en ont pas respecté les principes et se sont autorisés à supprimer les devinettes, tout apprentissage global de mots, pour se concentrer sur le déchiffrage. « Les enfants doivent toujours déchiffrer » dit l’un d’eux. Par ailleurs, ils ne se sont pas particulièrement posé la question d’une adaptation « par le bas » jugée nécessaire pour les élèves d’origine populaire, nombreux dans leurs classes.

Dans la mesure où aucune pratique enseignante ne peut s’accommoder d’injonctions venues « d’en haut », certains contestent ces injonctions en se contentant de mettre en avant la liberté pédagogique dans son principe sans autre forme de procès. Or seule la liberté pédagogique instruite, exigeante intellectuellement peut valablement conduire la pratique et devenir la condition de l’efficacité pédagogique dans un mouvement d’instruction et de ré-instruction continu au gré des recherches, des réflexions et débats sur le métier. Le projet d’école commune s’inscrit dans ce mouvement. Comme toutes les utopies il tend un miroir, ici à l’école, et à partir de ce qu’il observe, il lui propose une refondation qui contient les possibilités de solutions aux problèmes non résolus qui l’empêchent de satisfaire aux exigences d’une réelle démocratisation. Ce mouvement est étranger à la simple projection d’un idéal sur lequel la réalité devrait se régler.

S’appuyer dialectiquement sur les possibilités de solutions nées des problèmes non résolus par où « communiquent sans discontinuité la grande et la petite histoire » nous éloigne singulièrement de la perception utopiste-irréaliste du projet d’école commune par où on s’attache à le discréditer. Ces problèmes non résolus sont multiples au sein de l’école, mais celui qui touche à la centralité du travail des enseignants dans le système est névralgique, ce qui indique à quel point la formation initiale et continue prend un tour particulièrement décisif.

Un métier à la peine

Avancer l’idée que le métier d’enseignant est à la peine c’est convoquer deux sens : celui des résultats scolaires très faibles pour un pourcentage inquiétant d’élèves, notamment des classes populaires, et celui du vécu des enseignants dans leur majorité, ce qui au total peut nous permettre de dire que le « métier » d’élève et celui d’enseignant sont trop souvent maltraités. J’utilise ici cette notion de maltraitance à dessein pour souligner avec Yves Clot que c’est le travail qu’il faut soigner et non pas les personnes, trop souvent soumises à une médicalisation de leurs difficultés, de leur souffrance, qui se trompe de malade [11].

Des résultats très inquiétants

Devant la prochaine échéance électorale d’aucuns ont cherché à nous avertir : mettre en avant les mauvais résultats du système scolaire français n’aurait pas d’autre effet que de faire le jeu de la droite et de l’extrême-droite prêtes à s’emparer de ces résultats pour brosser des programmes « radicaux » en mesure de « soigner » vigoureusement l’école. Afficher les résultats de l’étude internationale TIMSS 2015 [12], qui montre un bas niveau en France des élèves de CM1 en mathématiques et en sciences, a même été jugé dangereux par une responsable syndicale nationale, au motif qu’ils démoraliseraient les enseignants qui travaillent beaucoup pour la réussite des enfants. Autrement dit on demande de casser le thermomètre pour ne plus se soucier de la fièvre afin de ne pas décourager les efforts du malade qui pourrait avoir envie d’aller mieux. Il n’en reste pas moins que le combat contre les mesures de la droite « décomplexée » n’a aucune chance de marquer des points si la lucidité sur la réalité de l’école n’est pas développée auprès des parents de plus en plus préoccupés par la réussite scolaire de leurs enfants et bien sûr auprès des enseignants qui ont besoin de connaître l’état des lieux de leur école pour pouvoir en affronter efficacement les difficultés.

Roland Goigoux a dirigé une vaste enquête, Lire et écrire CP, réalisée en 2013-2014 auprès de 131 enseignants. Ces enseignants ont été sélectionnés pour leur ancienneté dans le métier et dans la classe de CP, l’objectif étant d’étudier les choix didactiques et les pratiques d’enseignants expérimentés non tributaires des hésitations qui peuvent être liées à la jeunesse dans le métier. Or les résultats des élèves au test de fluence (nombre de mots d’un texte, correctement lus en une minute), peuvent être qualifiés de très inquiétants, compte tenu des enjeux décisifs du savoir lire sur l’ensemble de la scolarité des élèves. En juin 2014, à la fin du CP, 10% des élèves les plus faibles lisaient en moyenne 4 mots en une minute (8 mots maximum), 20% des élèves les plus faibles lisaient 11 mots en moyenne (15 mots maximum), 30% des élèves les plus faibles lisaient 18 mots en moyenne (21 mots maximum). La moitié des élèves (50%) ne lisaient pas plus de 31 mots (34 mots maximum).

Rapportés au nombre d’élèves concernés, ces chiffres font frémir. L’ampleur de l’échantillon de l’enquête lui offre une significativité nationale soulignée par le rapport, qu’il est possible de mettre en perspective de la façon suivante. Lors de l’année 2013-2014, 845.000 enfants étaient scolarisés au CP : nous pouvons donc en déduire, sans une trop grande marge d’erreurs, qu’à l’issue du CP, 84.500 élèves ne lisaient que 4 mots en moyenne, 169.000 élèves, 11 mots, 253.000 élèves, 18 mots, et 422.500 élèves, 31 mots. Comment ne pas voir là un des aspects les plus déterminants des difficultés majeures dans lesquelles doivent se débattre au quotidien de trop nombreux élèves, les enseignants du primaire, mais aussi ceux du second degré qui se plaignent de recevoir quantité d’élèves ne sachant pas lire comme ils devraient pouvoir le faire.

La dernière enquête PISA n’apporte rien de bien nouveau, ce que note l’équipe du GRDS qui l’apprécie ainsi : « L’enquête de 2015 ne nous dit rien de fondamentalement neuf. Elle a toutefois l’avantage de confirmer que, conjuguée à la plus stricte austérité budgétaire, la première mise en œuvre des politiques de socle commun, politiques qui renoncent ouvertement à une école de la réussite pour tous, ne pouvait qu’aggraver une situation déjà très préoccupante (les jeunes qui ont été enquêtés cette fois-ci sont des produits du socle Fillon, auquel succède aujourd’hui le socle Peillon, dont on ne voit d’ailleurs vraiment pas pour quelle raison il donnerait de meilleurs résultats.) » [13]

La note d’information de la DEPP de novembre 2016 qui porte sur Les performances en orthographe des élèves en fin d’école primaire (1987-2007-2015) , montre une dégradation continue de ces performances. A une même dictée, en 2015 les élèves font en moyenne 17,8 erreurs contre 14,3 en 2007 et 10,6 en 1987. Entre 1987 et 2015, les élèves « à l’heure » passent de 8,4 à 16,6 erreurs, et les élèves « en retard », de 15,0 à 28,1 erreurs.

Une autre donnée qui va à l’encontre de l’expérience empirique que l’on peut avoir des classes, montre que la dégradation ne touche pas que les élèves des classes populaires. Si les enfants d’ouvriers passent de 12,6 à 19,2 erreurs entre 1987 et 2015, les enfants de cadres, professions intellectuelles supérieures passent dans la même période de 6,6 à 13,2 erreurs. Alors que les moyens culturels et financiers existent dans ces catégories sociales pour pallier les difficultés constatées à la sortie de l’école, il semblerait que celle-ci finit quand même par peser sensiblement sur les résultats d’élèves censés être à l’abri.

L’orthographe et la ponctuation étant une partie intégrante des compétences de compréhension, un déficit orthographique peut entraver l’accès au sens d’un texte. La même note d’information de novembre 2016 montre que « L’étude des corrélations entre exercices de compréhension de l’écrit et dictée, issues des résultats des évaluations menées en 1987, 2007 et 2015, témoigne de l’évidence de ce lien entre performances en lecture et performances en orthographe. » Aux deux extrémités des cinq tranches de comparaisons étudiées, les élèves qui font au plus deux erreurs à la dictée réussissent 84,2 items en lecture ; ceux qui font 25 et plus erreurs à la dictée réussissent 50,8 items en lecture.

Parmi les raisons de s’inquiéter, il en est une qui signe dramatiquement l’échec de l’école, c’est celle du poids du décrochage. « Si aucune action n’était menée, le nombre d’élèves ayant décroché augmenterait de 700.000 en cinq ans (140.000 décrocheurs par an). » [14] Dans une étude fouillée sur les décrocheurs dans l’académie de Créteil, qui confirme les résultats obtenus dans d’autres contextes nationaux, Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut mettent au jour les raisons de leur décrochage. Même si vouloir gagner de l’argent est une raison citée par un certain nombre de jeunes, les motifs les plus déterminants du décrochage touchent à la grande difficulté qu’ils ont connue dans les apprentissages. « Ces jeunes, à travers les motifs de décrochage scolaire, expriment une expérience scolaire très négative, souvent synonyme de souffrance. » [15]

Qu’une responsable syndicale puisse juger dangereuse la prise de conscience de l’ampleur des difficultés a quelque indécence. Voudrait-on désarmer les enseignants dans leur revendication d’une formation à la hauteur des nécessités de leur métier, que l’on ne s’y prendrait pas autrement. À rebours de cette sorte de désertion, le projet d’école commune fait de la formation des enseignants dont on peut lire les propositions dans l’ouvrage de 2012, un enjeu décisif de la refondation du système scolaire, comme nous le verrons plus précisément plus loin.

Dans quelque lieu et à quelque niveau que ce soit, vouloir tenir les enseignants à l’écart de l’objectivité des données qui les concernent au premier chef s’apparente à du mépris par rapport à leurs capacités et à leur désir de comprendre, de se former, de réfléchir. Face à tout ce que le métier nécessite de responsabilités exigeantes alors même qu’ils revendiquent le principe de la liberté pédagogique, les enseignants savent bien que pour être authentique, ne pas être qu’un hochet, cette liberté ne peut jamais s’exonérer de la recherche d’un maximum d’intelligence dans la détermination des choix de leurs pratiques. C’est d’ailleurs bien ce qu’ils demandent à la formation qui de fait les laissent beaucoup trop se débrouiller comme ils peuvent, à partir des conseils de collègues plus expérimentés ou des forums où foisonnent quotidiennement des appels au secours pour essayer de s’en tirer dans l’urgence, à coup de recettes glanées ici ou là.

Un profond malaise

Avec toutes les nuances qui s’y attachent, le vivable et l’invivable reflètent la complexité des jugements qui s’élaborent à la croisée du vécu quotidien et des ressources que chacun est en mesure d’investir pour le rendre le plus vivable possible dans sa classe, sans forcément y parvenir toujours, ce qui est source d’un malaise profond. N’oublions pas que les enseignants sont directement et exclusivement confrontés dans leur travail à des personnes, sans médiations objectivantes autres que les séances d’enseignement et les évaluations qu’ils construisent eux-mêmes. Directement confrontés à des personnes eux aussi, les médecins disposent de l’objectivité d’examens concrets multiples sur lesquels appuyer leur réflexion, leurs décisions, ce qui n’est pas le cas des enseignants pour qui tout se joue dans le langage.

L’évolution des démissions d’enseignants depuis 2012 accuse une croissance qui ne laisse pas d’inquiéter. Pour le premier degré, 65 stagiaires et 299 titulaires ont démissionné en 2012-2013 ; en 2015-2016, ils étaient respectivement 434 et 539. Pour le second degré 120 stagiaires et 416 titulaires démissionnaient en 2012-2013, en 2015-2016 ils étaient respectivement 371 et 641. En quatre ans 732 stagiaires et 992 titulaires du premier degré ont démissionné, 967 stagiaires et 1833 titulaires du second degré l’ont fait.

Dans le premier degré, le département de Seine-Saint-Denis qui concentre bien des difficultés, a connu en 2016 plus de 2.000 demandes de mutations hors du département (soit 21% des enseignants), et seulement 29 demandes d’entrée.

Le recrutement quant à lui est à la peine. Dans le premier degré, en 2003, pour 12.000 postes offerts au concours, 65.977 candidats s’étaient présentés aux épreuves d’admissibilité. En 2016, pour 12.911 postes, on compte seulement 32.797 candidats. Dans le second degré plus de 3.000 postes sont perdus dans les concours externes, internes et réservés. En 2016 six disciplines n’ont pas vu tous leurs postes pourvus au Capes externe.

Dans les lignes qui suivent nous nous attacherons essentiellement au premier degré. Non pas que le second degré serait à négliger bien évidemment, la gravité des problèmes liés notamment aux nouveaux programmes du collège depuis la rentrée 2016, montre à quel point il n’est pas pensable de s’en désintéresser, ce que ne fait d’ailleurs pas le GRDS qui a déjà inscrit cette question dans son programme de travail. Centrer ici son attention sur le premier degré peut se justifier par le fait que les premières années de scolarisation sont absolument décisives pour la suite de l’histoire scolaire des élèves, la construction des fondements de l’école commune, ce qui rend parfaitement inacceptable que le mot d’ordre « priorité au primaire » puisse demeurer vide de contenus réellement transformateurs, comme c’est toujours le cas.

L’étude Harris Interactive pour le SNUipp-FSU de 2012 [16] nous indique que seuls 18% des enseignants du primaire jugent leurs conditions de travail plutôt bonnes et 2% très bonnes. En 2016, selon le même institut, une large majorité des enseignants du primaire, 88%, ont le sentiment que leur profession s’est dégradée au cours des dernières années. Seuls 2% ont le sentiment qu’elle s’est plutôt améliorée, et 10% qu’elle n’a pas évolué.

Quant à leur situation professionnelle, ils sont 4% à se dire tout à fait satisfaits, 38% plutôt satisfaits, 46% plutôt pas satisfaits et 12% pas du tout satisfaits. L’ambiance de travail fait 77% de satisfaits, quand la place des tâches administratives décrites très souvent comme de la « réunionite » et de la « paperasserie » qui surchargent le travail sans la moindre efficacité réelle, font elles, 91% d’insatisfaits. La fatigue s’invite également avec 78% d’enseignants du primaire qui sont tout à fait d’accord pour dire que le métier est très fatigant et 19% plutôt d’accord. Un autre aspect du métier mérite d’être souligné, c’est celui de la dégradation ressentie de l’image des enseignants. Pour plus de neuf enseignants sur dix, leur image s’est dégradée ces dernières années et même fortement dégradée pour 40% d’entre eux. Cela ne peut que peser lourd dans le cartable.

Une étude de la DEPP montre qu’en 2013 « les enseignants étaient plus exposés aux risques psychosociaux que les cadres, avec une forte intensité de leur métier, des exigences émotionnelles plus importantes et un manque de soutien hiérarchique et entre collègues, notamment dans le premier degré. » [17] Quelques items de cette enquête très fouillée peuvent retenir notre attention : il s’agit d’affirmations et de questions à partir desquelles les enseignants du premier degré ont été appelés à se prononcer, dont les réponses sont exprimées en pourcentages.

Je dois penser à trop de choses à la fois, souvent à toujours : 79,1% ;
Je travaille sous pression, souvent à toujours : 53,6 % ;
Les personnes qui évaluent mon travail le connaissent bien, pas d’accord ou pas du tout d’accord : 30,1% ;
Pour effectuer correctement votre travail, avez-vous en général une formation continue suffisante et adaptée ?, Non : 80,7% ;
Travaillez-vous seul ?, Oui : 72,7% ;
Etes-vous en contact avec un public et vivez-vous des situations de tension avec lui ?, Oui : 60,7% ;
Avez-vous été victime d’une agression verbale de la part du public ?, Oui : 38,1%.

Les pourcentages de cette enquête nous offrent un aperçu significatif de difficultés rencontrées par les enseignants du primaire : l’ensemble de ces chiffres indiquent en creux beaucoup de frustration et, en concordance avec d’autres, un niveau élevé d’attentes par rapport au métier.

En juin 2012, la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin a réalisé, à la suite d’auditions de chercheurs, un rapport présenté au Sénat sur le métier d’enseignant, au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication [18]. Son contenu, d’une grande richesse, nous aide à appréhender avec sérieux ce qui maltraite le métier. Le rapport part du constat de la souffrance ordinaire des enseignants démunis face à la difficulté scolaire, confrontés à un travail empêché grevé de dilemmes. Il pointe l’exacerbation des conflits de travail et avance le diagnostic d’un système éducatif déboussolé par une succession de réformes brutales. La déshérence de la formation qui conduit à une professionalisation mise à mal est dénoncée. Parmi les préconisations développées par la sénatrice, pour surmonter la crise actuelle du métier d’enseignant, nous pouvons lire : « Le métier d’enseignant doit être redéfini pour répondre à cet objectif de démocratisation de l’accès au savoir, au cœur de la mission de l’éducation nationale. Les pratiques didactiques et pédagogiques doivent s’appuyer sur la conviction que tous les enfants sont capables d’apprendre. » Ces préconisations situent bien les problèmes de l’école aujourd’hui et les perspectives réalistes de dépassement de ceux-ci.

Mentionnons également le fait que les enseignants du primaire suffisamment anciens auront vu passer sept programmes différents en trente ans. Quand on sait comment ceux-ci sont élaborés, à partir de quels bilans précis de la mise en œuvre des programmes précédents, quelle concertation sérieuse avec les acteurs, on peut comprendre qu’ils puissent donner quelques insatisfactions et rendre le métier difficile.

Revendications et aspirations contrastées

Lorsqu’en 2012 on demande aux 96% d’enseignants du primaire qui pensent que leurs conditions de travail se sont dégradées, quelles sont selon eux les trois principales raisons de cette dégradation, ils avancent : le nombre d’élèves croissant par classe, le comportement des élèves (remise en cause de l’autorité, manque de respect, comportement vis-à-vis des enseignants et des autres élèves), et l’accroissement des tâches administratives pour les enseignants.

Bien que d’un impact forcément lourd sur les conditions de travail des enseignants, le poids excessif des tâches administratives ne s’invite pas directement dans le travail de la classe. Ce n’est pas le cas des effectifs et du comportement des élèves, vécus comme les deux principales raisons de la dégradation des conditions de travail.

La baisse du nombre d’élèves par classe est perçue comme l’action qui devrait être prioritaire aux yeux des enseignants. Il s’agit là d’une mesure qui ne cible pas au premier chef les compétences didactiques et donc la formation : elle relève d’une « simple » décision institutionnelle. Mais dans quelle mesure cette demande prioritaire, justifiée par le ressenti du poids des effectifs, ne traduit-elle pas la difficulté à interroger les sources profondes de la dégradation des conditions de travail - que l’on peut retrouver avec des effectifs allégés – à savoir la difficulté scolaire de nombreux élèves, en lien direct avec la question des compétences didactiques que la formation abandonne ?

L’échec scolaire est une souffrance considérable pour les enfants qui en sont victimes : ils se sentent bloqués dans leur désir aigu de comprendre et angoissés, mortifiés par tout ce que cela laisse voir d’eux-mêmes à tous ceux qui, au plus près d’eux, sont attentifs à leurs performances, leurs maîtres et leurs parents. Or c’est leur intelligence des matières scolaires qui attire les regards, des regards qui conduisent trop souvent à la médicalisation des défaillances supposées propres à ces mêmes enfants, au travers des multiples « dys » invoqués pour « expliquer » les difficultés [19].

On ne soulignera jamais assez combien cette violence faite à l’intelligence des enfants est source de souffrance pour eux-mêmes et de maltraitance du métier des enseignants. Tous ces enfants ont compris combien la réussite scolaire pouvant mener aux « bons » diplômes est devenue un enjeu d’avenir professionnel et social décisif. Certains se découragent en silence, ruminent leur souffrance sans faire de bruit. D’autres veulent la faire entendre, parfois bruyamment, et parviennent à « bousiller » le travail des autres élèves et de l’enseignant. Les enseignants sont nombreux à être cruellement confrontés à ce type de réactions et à se sentir impuissants face à ce qu’ils ne parviennent plus à gérer en raison des retards de compréhension qui s’accumulent. On pourra toujours légitimement se tourner vers les dégradations sociales qui touchent les familles et donc bon nombre d’enfants, on n’en finira pas avec celles des conditions de travail très difficiles au sein de la classe sans s’attaquer prioritairement à ce qui, à l’école, relève de l’école, et donc de la formation initiale et continue des enseignants en charge de développer l’intelligence de tous les enfants qui s’apaisent « miraculeusement » lorsque cette intelligence n’est pas ou n’est plus en souffrance.

Les effectifs et le comportement des élèves sont donc évoqués en priorité lorsque les enseignants sont interrogés sur les raisons de la dégradation de leurs conditions de travail. Il est vrai que plus les élèves sont nombreux dans la classe, et plus la gestion des comportements difficiles devient problématique. Olivier Monso montre que la réduction de la taille des classes en ZEP a des avantages pour les enfants issus de milieux défavorisés ou en éducation prioritaire, mais il ajoute « Dans les classes qui regroupent à la fois des enfants en difficulté sociale et scolaire, et qui en plus ont de forts effectifs, il y a plus de chances de trouver des élèves qui perturbent la classe. Une réduction de la taille des classes serait donc, dans ce contexte, bénéfique. » [20]

Par ailleurs, la note évaluation 05.03 de la DEPP sur L’expérimentation d’une réduction des effectifs en cours préparatoires, conclut : « A la rentrée 2002, une centaine de cours préparatoires accueillant surtout des élèves défavorisés ont expérimenté les effets d’une réduction de leurs effectifs à 8-12 élèves. Au cours et à la fin de l’année de CP, les élèves de ces classes ont un peu plus progressé que leurs camarades de classes comparables, mais les inégalités de départ n’en sont pas réduites et, une fois en CE1, ces élèves ont des performances équivalentes aux autres. Les effets de la réduction des effectifs sur les pratiques d’enseignement sont limités : il n’y a pas de différences significatives entre celles des maîtres de CP à effectifs réduits et leurs collègues. »

Dans un premier temps, les enseignants ne semblent pas tous faire le rapprochement avec ce qu’un haut niveau de formation à mettre en pratique dès les premiers apprentissages, leur permettrait de relativiser par rapport au problème des effectifs, alors que par ailleurs ils se plaignent de ne pas avoir reçu une formation suffisamment efficace. Il faudrait « juste » qu’ils reconnaissent de façon plus affirmée le caractère déterminant de leur formation disciplinaire et didactique dans le vécu quotidien de la classe pour qu’ils se mobilisent avec beaucoup plus de fermeté sur des revendications plus consistantes relatives à cette formation.

A cet égard il ne faudra pas compter sur Philippe Meirieu pour aider les enseignants à se mobiliser de façon plus efficace sur ce terrain. A propos du livre de Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, Meirieu écrit dans Le Débat : « Je vois dans les classes d’aujourd’hui (…) trop d’ « élèves explosés » ou « explosifs », comme disent les enseignants, pour croire qu’il suffit d’énoncer l’exigence de la pensée rigoureuse pour les assoir autour de la table commune. Et je crains que, à ne pas prendre en compte sérieusement cette négativité, on aille au-devant de lourdes désillusions. » [21] Or c’est justement parce qu’il prend sérieusement en compte cette négativité en montrant que seule l’exigence intellectuelle pour tous dès l’école primaire peut l’éradiquer, que Terrail ne nous engage pas vers de lourdes désillusions. Par contre, refuser de voir ce rapport constitutif de la posture des élèves entre leur activité intellectuelle conduite efficacement et leur sérénité, c’est se condamner à continuer de connaître dans les classes, trop d’élèves « explosés » et « explosifs ».

En 2012 on a interrogé les enseignants sur les missions de l’école (Enquête Harris SNUipp).

Apprendre à lire, écrire et compter est une mission jugée « très importante » pour 89% d’enseignants (« plutôt importante » pour 10%). Donner aux enfants le goût d’apprendre l’est également pour 89% d’entre eux (« plutôt importante » pour 10%). Transmettre des connaissances se situe à 75% (« plutôt importante » pour 22%). Ce niveau de conscience des missions de l’école n’est pas négligeable assurément, toutefois, serait-ce excessif d’espérer pouvoir se rapprocher de 100% lorsqu’il s’agit de réponses de professionnels qui ont la charge d’accomplir les missions en question ?

Autre source d’inquiétude. En 2016, d’après l’enquête Harris Interactive pour le SNUipp auprès des enseignants débutants, 85% d’entre eux ne se sentent pas préparés à prendre la responsabilité d’une classe, notamment par rapport à la gestion de la difficulté scolaire et la prise en compte de l’hétérogénéité. Pour viser quels objectifs ? Les pourcentages concernant les priorités de l’école pour ces professeurs débutants s’établit ainsi : L’épanouissement des enfants : 59% ; Former de futurs citoyens : 45% ; Transmettre des connaissances : 34% ; Transmettre le goût de l’effort : 30% et Contribuer à réduire les différences sociales : 30%.

Comment peut-on se satisfaire d’avoir formé des enseignants qui se veulent majoritairement maîtres « es-épanouissement », ne pas s’insurger et prendre les mesures nécessaires pour corriger au plus vite le délitement dramatique chez les nouveaux enseignants de la reconnaissance des missions fondamentales de l’école, quand ils placent la transmission des connaissances en quatrième position à 34% d’entre eux, sans s’apercevoir que précisément à l’école, l’épanouissement se construit et se vit dans l’appropriation intelligente des connaissances ?

Lorsque l’on demande aux enseignants si l’école remplit « plutôt bien » les missions suivantes, Apprendre à lire, écrire et compter reçoit 82% de réponses positives ; Donner aux enfants le goût d’apprendre, 42% ; Transmettre des connaissances, 85% et Donner les moyens à tous les enfants de réussir, en réduisant les inégalités sociales entre les enfants, 17%. Si l’on en juge par ce dernier pourcentage, il semblerait que, bien que plutôt optimistes sur d’autres aspects très importants des performances de l’école, les enseignants ne soient pas dupes sur celles du système scolaire censées prendre en charge la démocratisation.

Les enseignants comme tous les travailleurs voient leur activité prise dans des débats de normes finissant par définir le caractère acceptable ou non de leur vécu. D’après l’enquête Harris Interactive de janvier 2016 pour le SNUipp [22], 80% des enseignants de primaire sont fiers d’exercer ce métier, 75% sont motivés, 53% sont heureux, 26% sont sereins, mais 76% sont stressés, 71% se sentent impuissants, 49% sont découragés, 63% déçus et 62% en colère. Nous sommes là dans une situation qui montre bien ce qu’il advient des multiples négociations que chacun est amené à faire quotidiennement au sein de son activité de travail, car se mêle ici beaucoup de fierté et encore de la motivation pour exercer ce métier, à du stress, de la déception, du découragement et, sans doute le plus grave, un fort sentiment d’impuissance. « Un tel mélange de sentiments contradictoires constitue un cocktail explosif déclare Yves Clot. On parle d’une fierté rentrée, ravalée, contrariée, avortée. L’institution joue avec la fierté des enseignants. Elle compte sur eux mais ne fait rien pour eux, ne les écoute pas. La qualité du travail est sacrifiée, beaucoup d’énergie est sacrifiée. » [23]

La colère s’est installée chez beaucoup d’enseignants. Elle n’est pas toujours bonne conseillère, mais ne traduit-elle pas ici une forme d’indignation issue d’un jugement de valeur dénonciateur d’une situation éprouvée comme inadmissible, qui malmène la conscience professionnelle que le métier exige ? Auquel cas elle pourrait être le signe d’aspirations bien vivantes de la part d’enseignants souhaitant en finir avec leur impuissance, pour devenir des acteurs instruits des nécessités de leur métier. N’y aurait-il pas dans ces aspirations quelque chose qui pourrait participer de la construction d’un mouvement plus fort, dirigé vers le dépassement des impasses d’aujourd’hui ?

Du côté de la formation

Selon l’enquête Harris Interactive de 2016 pour le SNUipp-FSU [24], les professeurs des écoles débutants sont 60% à se déclarer satisfaits de leurs débuts dans le métier, un chiffre en baisse depuis plusieurs années (77% en 2004, 72% en 2010). Ils pensent à 79% que la formation leur a apporté une réflexion globale sur l’école quand 13% seulement pensent qu’elle leur a apporté des outils et méthodes directement utilisables en classe. Nous savons bien ce que le directement utilisable en classe peut recouvrir de demandes de conseils dans l’urgence pouvant faire songer à des demandes de « ficelles ». Mais on a beau jeu de reprocher à ces demandes d’être trop pratiques dans le sens étroit du terme, insuffisamment élevées au seul niveau acceptable des exigences conceptuelles et didactiques des disciplines. On ferait mieux de mesurer à quelle indigence de la formation cela correspond.

La note d’information TIMSS 2015 compare les enseignants français à leurs collègues européens à partir de déclarations qu’ils ont fournies. « Les enseignants français sont moins nombreux que leurs collègues européens à se sentir à l’aise ou très à l’aise lorsqu’il s’agit d’améliorer la compréhension des mathématiques des élèves en difficulté (61% vs 88%). Il en est de même lorsqu’il s’agit d’aider les élèves à comprendre l’importance des mathématiques (70% vs 88%) ou de donner du sens aux mathématiques (72% vs 85%). » Seuls 18% des enseignants français se sentent à l’aise pour proposer un travail plus complexe en sciences aux élèves qui réussissent le mieux, 45% pour améliorer la compréhension en sciences des élèves en difficulté, et 47% pour expliquer les concepts ou les principes en faisant les expériences.

La confirmation des manquements de la formation se retrouve dans le rapport de 2013 sur la mise en œuvre des programmes de 2008 établi par l’Inspection générale de l’éducation nationale qui écrit : « L’observation des pratiques et des traces d’activités des élèves convainc que les maîtres ne disposent pas, pour la grande majorité d’entre eux, des outils conceptuels et didactiques pour mettre en œuvre les programmes tels qu’ils existent et même s’ils étaient allégés, et pour donner à leur enseignement toute l’efficacité attendue. (…) La qualité disparate de la mise en œuvre des programmes s’explique par le niveau de maîtrise très hétérogène des outils conceptuels et didactiques par les professeurs des écoles, pour mettre en œuvre les programmes tels qu’ils existent… Le déficit de formation continu autour des programmes, et plus largement en matière de didactiques des disciplines, est patent. » [25] À qui la faute ? Les responsabilités majeures sont ici très clairement identifiées. Au déficit de formation continue dénoncé ici s’ajoute tout naturellement celui de la formation initiale tout aussi patent.

Que les enseignants de leur côté se plaignent d’une formation initiale et continue qui n’est pas à la hauteur des exigences de leur métier n’est donc pas pour surprendre. Aussi, et même si le travail en équipe n’a pas à se substituer à cette formation mais à l’ajuster, la retravailler, susciter de nouvelles recherches, lorsque l’on pose la question de ce type de travail, 95% des enseignants sont d’accord pour dire que « cela permet de trouver des solutions auxquelles on n’aurait pas pensé seul ». Ils sont 88% à penser qu’ils ont « des difficultés à trouver du temps pour le travail en équipe aujourd’hui », 84% le voient comme « un soutien psychologique face aux difficultés », 81% aimeraient « travailler plus souvent en équipe », et 10% seulement considèrent que « cela va contre la liberté pédagogique des enseignants » [26].

Les enseignants sont bien conscients de ce que peut leur apporter la réflexion collective de la pratique du métier, les solutions recherchées dans le travail en équipe étant surtout d’ordre didactique et pédagogique. Discuter du travail, échanger des solutions, s’informer des recherches, la coopération entre collègues peut être plus ou moins informelle. Mais les enseignants savent aussi que des désaccords professionnels bien instruits peuvent leur permettre d’analyser en profondeur leur pratique. Même si le soutien psychologique face aux difficultés peut signifier une aide pour ne pas sombrer dans le sentiment d’être seul à éprouver et à être dépassé par celles-ci, le travail en équipe n’en demeure pas moins une recherche de solutions pour le travail de la classe que la formation initiale et continue ne s’honore pas de prendre en charge avec ambition et constance. Une formation à la hauteur des nécessités est très largement demandée par les enseignants, débutants notamment qui souffrent cruellement de se sentir jetés dans un métier qui sur bien des aspects leur échappent, dont l’expérience qu’ils en font est sources d’incertitudes, de malaise.

A propos du vivant Georges Cangulhem écrit dans Le normal et le pathologique : « Ce milieu que la science définit est fait de lois, mais ces lois ce sont des abstractions théoriques. Le vivant ne vit pas parmi des lois, mais parmi des êtres et des évènements qui diversifient ces lois. (…) La science explique l’expérience, mais elle ne l’annule pas pour autant. » L’enseignant dans sa classe a besoin d’accéder aux explications de l’ensemble des domaines de son expérience, mais son activité professionnelle s’exerce toujours dans une expérience singulière dont l’expression « effet-maître » peut rendre compte au moins en partie. Si aucune explication ne peut annuler l’expérience, il devient nécessaire d’immerger la réflexion dans cette expérience, ce qui nous conduit à l’analyse critique de situations de classes dans un partenariat entre les enseignants, les chercheurs et les formateurs, en mesure de mettre au jour les effets de l’articulation entre les « abstractions théoriques » et l’expérience du métier, décisive pour instruire une formation à la hauteur des ambitions que nous devons avoir pour l’école.


[1Voir GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, 2012.

[2Yves Schwartz, « Le travail est toujours une matière étrangère », Regards croisés, 12, 2014.

[3Yves Schwartz, Ibid.

[4Yves Schwartz, "Manifeste pour un ergo-engagement", in L’activité en dialogues- Entretiens sur l’activité humaine (II), Yves Schwartz et Louis Durrive (sous la direction de), éditions Octarès, 2009.

[5Yves Schwartz, Ibid.

[6Yves Schwartz, Ibid. [souligné par moi

[7Yves Schwartz, Ibid.

[8Pierre Macherey, Le sujet des normes, Éditions Amsterdam, 2014.

[9Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique. PUF, 1972.

[10Jérôme Deauvieau, Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, Enseigner efficacement la lecture. Une enquête et ses implications, Odile Jacob, 2015.

[11Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010.

[12TIMSS 2015 mathématiques et sciences. Évaluation internationale des élèves de CM1. Note d’information, DEPP, n°33, nov. 2016.

[13Lireici.

[14Source DGESCO.

[15Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut, Les motifs de décrochage par les élèves. Un révélateur de leur expérience scolaire, Université de Nantes, CREN (EA 2661).

[16Les enseignants et la refondation de l’école primaire. 11/2012.

[17Sylvaine Jégo, Clément Guillo, "Les enseignants face aux risques psychosociaux", Éducation et Formations, n°92, Décembre 2016.

[18N°601, Sénat.

[19Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire ? La Découverte, 2013.

[20Olivier Monso, "L’effet d’une réduction de la taille des classes sur la réussite scolaire en France : développements récents", Éducation &Formations, n°85, novembre 2014.

[21Le Débat, numéro 192, novembre-décembre 2016

[22Les préoccupations des enseignants du primaire. Comment perçoivent-ils leur métier aujourd’hui ? Quels enjeux émergent au centre de leurs préoccupations ? Janvier 2016.

[23Yves Clot, "L’institution compte sur les enseignants mais ne fait rien pour eux", L’Humanité, 3/2/2016.

[24Observatoire des professeurs des écoles débutants. Juin 2016.

[25Bilan de la mise en œuvre des programmes issus de la réforme de l’école primaire de 2008, Rapport n°2013-066, Juin 2013.

[26Ibid.