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Formation et recrutement des enseignants : un big bang à bas bruit
lundi 25 mars 2019, par
On connaît maintenant la méthode du gouvernement actuellement en place. Lancer au même moment un grand nombre de projets de « réformes », provoquer un état de sidération sur les citoyens et notamment les fonctionnaires de l’Etat, ainsi que sur les organisations syndicales qui ne savent comment mobiliser les personnels dans ce contexte saturé d’enjeux importants.
Ainsi en est-il à l’éducation nationale : loi sur l’éducation (« l’école de la confiance »), réforme du lycée professionnel, réforme du lycée d’enseignement général et technologique ainsi que du baccalauréat, changement des programmes du lycée, dédoublement à moyens constants des classes de CP et de CE1 dans l’enseignement prioritaire. Il y a déjà de quoi faire. Mais les personnels de l’éducation nationale sont aussi des fonctionnaires et des salariés : ils sont confrontés à la nécessité de défendre leur pouvoir d’achat, leur droit à la retraite, le statut de la fonction publique…
Dans ce maelström de menaces, une « petite » question ne suscite pas pour l’instant beaucoup de débats et de réactions : celle de la formation et du recrutement des enseignants. Si les choses continuent ainsi, J.M. Blanquer va réussir à faire passer une réforme considérable (un Big Bang) sans susciter beaucoup de réactions.
La loi sur « l’école de la confiance » ne comporte que deux articles sur la formation des enseignants. Mais le directeur d’ESPE de Lorraine parle d’une « révolution copernicienne » (Dernières Nouvelles d’Alsace, 20/02/2019). On a surtout retenu que les ESPE devenaient des INSPE (Institut Nationaux de Formation pour le Professorat et l’Education) et que leurs directeurs.trices seraient nommé.e.s par le ministre et non plus élu.e.s par le Conseil d’Ecole. On voit bien la volonté de reprise en main ministérielle et d’éloignement des universités. Mais au service de quel projet ? Le second élément d’information, donné par le ministre lui-même est que le concours de recrutement aurait lieu en fin de M2 et non plus en fin de M1. Cela correspond à la demande de certains syndicats. Après tout il semble logique, puisque le niveau de recrutement est à bac + 5, que le concours se déroule à ce stade de la formation. Mais comme souvent le diable est dans les détails. Ce changement conduit dans certains milieux, notamment du côté des directeurs d’ESPE, à opérer un changement depuis longtemps peaufiné. Pour certains, le concours en M1 conduisait les étudiants à se consacrer uniquement à la préparation des épreuves « disciplinaires » du concours en M1. Les futurs professeurs ne disposant donc que de l’année de M2 pour avoir une formation « professionnelle ». Le changement de la place du concours autorise à considérer que la maîtrise des savoirs est acquise en fin de licence et que les deux années de master pourront être consacrées à la formation « professionnelle. Ceux qui tiennent ce discours insistent lourdement sur le fait qu’il ne suffit pas de maîtriser des connaissances pour les enseigner. Ils dénoncent, surtout à propos du second degré, les « crispations corporatistes » et le « conservatisme social » qui feraient obstacle à la formation « professionnelle » des futurs enseignants. Mais derrière l’affirmation (avec laquelle tout le monde est d’accord) selon laquelle « enseigner est un métier qui s’apprend » se cachent, au moins deux autres enjeux.
Un rapport de la Fondation Terra Nova (organisme « progressiste », entendez « social-libéral ») nous a livré sans fard les enjeux véritables de ces propositions de « modernisation » de la formation des enseignants. Ce texte, écrit par des porte-paroles habituels de la doxa éducative aujourd’hui en vigueur, indique tout d’abord : « La large prééminence de la part académique sur la part proprement professionnelle de la formation était sans doute adaptée à un enseignement destiné à la petite élite sociale et scolaire qui fréquentait les établissements secondaires jusqu’à la Libération, mais elle se révèle de nos jours, dans un contexte de scolarisation de masse, productrice d’élitisme, d’inégalités et d’échec scolaire » (Obin, et alii, 2015, p. 5) [1]. En résumé, quand seuls les enfants de la bourgeoisie fréquentaient le collège et le lycée, on pouvait donner aux collégiens et lycéens des enseignants ayant un haut niveau de formation académique. Mais, dès lors que la presque totalité d’une génération (autrement dit les enfants du peuple aussi) fréquente les établissements du second degré, des maîtres trop formés sont inutiles voire nuisibles. C’est le « préjugé déficitariste » : les enfants du peuple sont marqués de façon irréversible d’un déficit socio-culturel qui doit conduire à réviser en baisse les contenus d’enseignement et le niveau de formation des enseignants qui les forment. Mais dès lors que faut-il leur enseigner ? Le même rapport l’indique : « La profession enseignante est aujourd’hui interrogée : quelle part doit y prendre la transmission des connaissances et quelle part y donner à l’éducation civique et comportementale ainsi qu’à la transmission des valeurs politiques et morales ? » (Obin et alii, 2015, p. 8) et plus loin, à propos des épreuves professionnelles des concours actuels, que les auteurs du rapport trouvent encore trop disciplinaires : « En particulier, on ne trouve quasiment aucune mention de la transmission des valeurs de la République, et le terme de « laïcité » ne figure qu’en incidente dans les rapports du jury de Lettres modernes et d’Histoire-géographie » (Obin et alii, 2015, p. 10).
Il ne s’agit donc plus de transmettre aux élèves des savoirs et des méthodes de travail intellectuel leur permettant de penser le monde de façon autonome, mais de leur inculquer ce qu’il faut penser sur le monde : une « éducation civique et comportementale » et des « valeurs politiques et morales ». En rupture avec la laïcité qui considère que l’on doit « former sans conformer », les auteurs de ce rapport veulent avant tout façonner des élèves adaptés à l’ordre social, économique et politique actuel. Et pour cela bien sûr, il faut des maîtres qui ne soient pas trop formés aux disciplines académiques (trop souvent critiques).
Mais au-delà de cet aspect politique, il y a aussi des enjeux pédagogiques et didactiques essentiels. Considérer qu’en fin de licence les étudiants disposent de la maîtrise des savoirs qu’ils devront enseigner est un non-sens. Les candidat.e.s au concours de professeur des écoles qui devront pratiquer une polyvalence très large sont souvent peu à l’aise dans le champ des mathématiques et des sciences et beaucoup d’entre eux ne maîtrisent pas les savoirs de référence dans le domaine de l’éducation physique et sportive. C’est vrai aussi dans le second degré. Bien souvent les professeurs d’histoire et géographie ont été formés pour l’essentiel en histoire, les profs de SVT ne sont pas formés, en fin de licence, en biologie, géologie, sciences de la terre ; même chose pour les professeurs de SES qui ne sont formés que dans l’une des trois disciplines du concours (science économique, sociologie, science politique) ; les professeurs d’économie et gestion doivent maîtriser la science économique, le droit, la gestion, le management, la comptabilité, les techniques administratives. Plus explicite encore, les professeurs de lycées professionnels enseignent les lettres et les langues, les lettres et l’histoire-géographie, les mathématiques et les sciences de la nature, etc.
On ne peut pas s’en remettre aux universités pour que les étudiants maîtrisent en fin de licence, les savoirs qu’ils devront enseigner. Les étudiants ne savent souvent que de façon tardive qu’ils veulent enseigner et ce qu’ils veulent enseigner. En début de M1, certains hésitent encore entre l’enseignement du premier degré et celui du second degré. D’autres hésitent entre l’enseignement en lycée général et technologique ou l’enseignement en lycée professionnel. Leur demander d’anticiper à partir de la L2 n’est pas raisonnable. De plus, les universités sont légitimement marquées par une logique de spécialisation qui résulte de la formation par la recherche. Dans certaines villes, les disciplines universitaires qui cohabitent dans une même discipline scolaire (par exemple la science économique, la sociologie et la science politique pour les SES) appartiennent à plusieurs universités. C’est encore plus compliqué pour la formation disciplinaire des professeurs des écoles. Par ailleurs, il ne s’agit pas de donner aux enseignants des rudiments à propos des savoirs qu’ils doivent enseigner. Pour conduire les apprentissages des élèves, pour aider ces derniers à surmonter leurs difficultés, les enseignants doivent maîtriser à un haut niveau les disciplines enseignées. Il faut aussi qu’ils connaissent l’histoire et l’épistémologie de ces disciplines, leurs didactiques spécifiques. C’est ce qui se fait très largement en M1. Il ne s’agit pas d’enseigner les savoirs disciplinaires pour eux-mêmes, mais de les reprendre et de les compléter dans la perspective de l’exercice du métier d’enseignant. De ce point de vue, opposer ou même seulement distinguer, la dimension académique et la dimension professionnelle de la formation n’a pas de sens. Les savoirs sont au cœur de la professionnalité enseignante.
Bien sûr, en dehors de quelques conservateurs attardés, personne ne conteste la nécessité de former les futurs enseignants à des composantes de leur métier qui ne s’identifient pas à leur seule discipline d’enseignement (l’orientation des élèves, le dialogue avec les familles, les règles juridiques générales qui régissent l’éducation nationale, etc.). Mais sauf à s’inscrire dans la logique de péjoration des savoirs qui est au cœur de la doxa éducative qui s’est imposée aujourd’hui, la formation des enseignants doit rester centrée sur les savoirs qu’ils doivent faire apprendre aux élèves et sur les démarches didactiques qui permettent aux élèves de s’approprier ces savoirs.
Derrière, une réforme qui peut sembler anodine, c’est une redéfinition de l’école (doit-elle se centrer sur l’acquisition de « compétences comportementales » ou sur l’accès aux savoirs ?) et une redéfinition de l’identité professionnelle des enseignants (sont-ils des intellectuels qui maîtrisent un champ du savoir ou des animateurs de la vie scolaire ?) qui se joue ici. Nous inviterons le lecteur à consulter à ce sujet les propositions du GRDS en matière de formation des maîtres.
[1] Obin J.P. ; Phelipeau G. ; Langlois G. : Auduc J.-L. ; Watrelot Ph. (2015) : Le recrutement et la formation des personnels de l’éducation nationale, Site de la Fondation Terra Nova
http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/054/original/10092015_-_Recrutement_et_la_formation_des_personnels_de_l_Education_nationale.pdf?1441976752