Accueil > Débats > L’école, une grande question politique

L’école, une grande question politique

mardi 17 février 2009, par Jean-Pierre Terrail

Dès la fin des années 1960, dans le contexte de la généralisation de l’accès au collège, le souhait que les enfants prolongent leurs études jusqu’au bac et l’enseignement supérieur est majoritaire dans les classes populaires ; il est actuellement le fait de 85% des parents dans le familles ouvrières. Grâce à l’école unique et à l’investissement professionnel de ses enseignants, le niveau de formation des jeunes générations s’est très fortement amélioré.

Mais l’écart reste considérable entre les attentes populaires et la réalité : 22% des enfants d’ouvriers obtiennent aujourd’hui un bac général (c’est le cas de 72% des enfants de cadres), un peu plus de 50% un bac toutes sections confondues. Les parents se mobilisent pourtant fortement, consacrant en moyenne une heure par jour, dans tous les milieux sociaux, à l’aide au travail scolaire. La frustration est profonde, et l’on ne s’étonne pas que l’école apparaisse, dans tous les sondages, comme un objet de préoccupation prioritaire des enquêtés, aux côtés et au niveau du pouvoir d’achat et du chômage. Les jeunes des milieux populaires expriment trop souvent à son égard un fort ressentiment, manifestant un rejet amer et dépité de savoirs qu’ils n’ont pu s’approprier. Quant aux enseignants, beaucoup oscillent entre désarroi et découragement, tentation de raidissement disciplinaire, ou crispation sur des pratiques pédagogiques qu’ils estiment constitutives de leur identité professionnelle.

Le gouvernement prend appui de ce contexte pour avancer une politique d’économies budgétaires drastiques, d’intensification de la concurrence interne à l’institution scolaire, de reprise de contrôle politique et idéologique, et cherche à imposer dans l’enseignement primaire une évolution sensible des modes d’apprentissage. De la gauche de nom à la gauche la plus radicale, l’opposition soutient dans le meilleur des cas le refus syndical des restrictions financières et des réformes néo-libérales. Mais elle ne porte aucun projet à la hauteur des préoccupations de la masse des salariés. Et cette carence ne peut pas ne pas peser dans son manque global de crédibilité.

Pour les partisans d’une démocratisation de l’accès au savoir le premier impératif, sans doute, est de repolitiser la question scolaire. L’éducation des jeunes générations concerne l’ensemble de la société, l’Etat qui la représente, et les organisations partisanes qui aspirent à en conduire la politique. Celles qui, à gauche, entendent défendre les intérêts populaires, lesquels sont aussi lésés en ce domaine qu’en d’autres, ont ainsi une double raison de s’impliquer, et de définir pour leur propre compte les objectifs d’une grande politique scolaire démocratique.

Un second impératif, qui va de pair, est de prendre acte du caractère aigu d’une question de société qui, faut-il le rappeler, n’est pas d’abord le produit des réformes néo-libérales : elle leur est bien antérieure. L’ampleur des inégalités scolaires n’a guère varié en effet depuis un demi-siècle ; mais le gâchis qu’elle indique est de plus en plus mal supporté, et paraît particulièrement scandaleux à l’heure où la droite prône le pillage des cerveaux des pays du Sud.

Un troisième impératif est d’organiser et de conduire la réflexion et le débat collectif hors du cadre mortifère de l’opposition entre « pédagogues » et « républicains ». L’obstination de ces derniers à passer des plats réchauffés ne saurait faire oublier que les dispositifs pédagogiques actuels ont eux-mêmes atteint les limites de leur efficacité depuis plus de vingt ans. L’effort nécessaire pour penser à nouveaux frais la question scolaire exige le dépassement du jeu lassant des pseudo antagonismes : émanciper/instruire, apprendre/comprendre, imagination/mémorisation, initiative/répétition, etc.

Un quatrième impératif est d’identifier précisément les difficultés, assez bien mesurées par la recherche, que rencontre aujourd’hui notre système éducatif. Près de deux élèves sur trois sont exclus de la voie générale pour maîtrise insuffisante du français et des maths. Echecs et réussites se dessinent pour l’essentiel dans l’enseignement primaire : un enfant de cadre qui a raté les apprentissages élémentaires a très peu de chances d’une scolarité normale au collège ; à l’opposé un enfant d’ouvrier qui les a correctement réussis a quasiment autant de chances pour la suite qu’un enfant de cadre dans la même situation. Or, depuis au moins le milieu des années 80, l’allongement continu des parcours au lycée et à l’université ne correspond à aucune amélioration des scolarités élémentaires. Et le déroulement de ces dernières est pour le moins problématique : du CP au CM2, l’écart entre les capacités scolaires moyennes des enfants d’ouvriers et de cadres, loin de se réduire, est doublé.

Ces constats peuvent paraître décourageants : ils invitent surtout à beaucoup d’audace et de radicalité dans l’examen des solutions. Arrêtons-nous sur deux aspects du problème. Celui d’abord de l’organisation générale des parcours scolaires. L’école unique organise la mise en concurrence systématique des élèves, qui sont évalués dès la petite section de maternelle. Mais en quoi les apprentissages de la culture écrite exigent-ils des notes, des classements, des hiérarchies et des orientations ? N’apprend-on pas à parler, avec un taux de réussite assez élevé, en se passant de tout cet appareil ? Et en quoi ces apprentissages devraient-ils être soumis à la « chance » : revendique-t-on l’égalité des chances d’apprendre à parler ou d’apprendre à conduire ? Seule façon d’éviter que la concurrence assigne les moins bien pourvus aux positions les moins enviables, ne faut-il pas concevoir une école commune, en lieu et place de l’école unique, fondée sur un véritable tronc commun, et où les élèves ne soient plus confrontés les uns aux autres mais seulement aux savoirs ?

Autre question. Un tronc commun sans redoublement, ni classes d’enseignement spécialisé, ni classes de niveau, ni filières dévalorisées, suppose une amélioration considérable de nos dispositifs pédagogiques. On sait mieux aujourd’hui qu’autrefois qu’on n’apprend jamais que par soi-même. Mais pour assurer l’autonomie de l’enfant dans ses apprentissages, encore faut-il qu’il dispose des enseignants et des moyens matériels et intellectuels dont il a besoin. De ce point de vue, une pédagogie active est celle qui permet l’élève de se mettre en travail intellectuel. En fait de pédagogie active, n’a-t-on pas favorisé une pédagogie invisible qui, se proposant d’amener l’élève à construire ses savoirs, lui rend illisibles les attentes de l’école et les moyens d’y répondre ? La situation mérite en tout cas un vaste réexamen des procédures de mise en activité intellectuelle des élèves. Les solutions ne pourront être édictées par les seuls experts, de l’extérieur de la pratique et à l’abri du retour d’expérience. Il y faut une réappropriation par les enseignants de leurs conditions de travail et, en échange du devoir de réussite, l’accès le plus large au droit de se former et d’expérimenter. Une forme d’autogestion, en quelque sorte.

(L’Humanité, mai 2008)