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Histoire des disciplines et politique de l’école

jeudi 10 juin 2010, par Yves-Claude Lequin

J’ai découvert, avec un très vif intérêt un livre remarquable sur la construction contemporaine de trois disciplines scolaires : Harlé Isabelle.- La fabrique des savoirs scolaires.- Paris : La Dispute.-collection "L’enjeu scolaire"- 2010.- 157 p. Il élargit notre compréhension de l’école, à la fois en la sortant de l’école et en l’examinant au cœur de ses enseignements et de la pédagogie pratiquée. Sortir de l’école permet de replacer sa dynamique et ses problèmes dans ses processus d’origine, c’est-à-dire au cœur de la société.

Il s’inscrit dans un courant de recherche en plein essor, celui de l’analyse socio-historique des disciplines, non plus considérées comme « naturelles » mais comme historiquement naturalisées au fil d’affrontement sociaux. Rappelons que cette histoire fera prochainement partie de la formation des futurs enseignants.

Cet ouvrage s’ouvre sur un panorama de la recherche, bienvenu pour les non-spécialistes de la didactique et se termine par une bibliographie générale. Sa partie conclusive, sur le « socle de connaissances » (façon Fillon) ou la « culture commune » (façon FSU), pourrait servir de fondement à tous les débats sur l’école… depuis plus de deux millénaires : toutes les sociétés, en se complexifiant et en consolidant leur division sociale (entre producteurs et bénéficiaires du travail), se posent le même problème crucial. Comment transmettre au plus grand nombre le minimum de connaissances nécessaires au fonctionnement social, tout en réservant les connaissances stratégiques aux classes qui veulent continuer à diriger cette société ? « Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. », dixit La Chalotais (l’inventeur du terme d’éducation nationale en 1763). De Solon (voici 26 siècles) à Voltaire et de Chaptal à nos gouvernants actuels, on retrouve la même antienne : « juste un peu, mais pas trop de savoir », afin que chacun tienne sa place et sa classe.

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I. Harlé analyse trois champs disciplinaires :

- 1. « la réforme des mathématiques modernes » (pp 47-76) ;

- 2. les « sciences économiques et sociales : une discipline jeune, qui fait débat » (pp 77-103) ;

- 3. et « la scolarisation des pratiques et des savoirs techniques » : la technologie (pp 105-135).

En une analyse documentée, méthodique, minutieuse, elle montre comment ces disciplines se sont transformées depuis un demi-siècle, en mettant l’accent sur les diverses forces en présence et sur leurs positions : chercheurs, ministres, associations de spécialistes, mais aussi enseignants et élèves, etc.

1. On voit transparaître des motivations extra-scolaires ; ainsi, l’instauration des maths modernes en 1970, préparée à grands frais par l’OCDE dès 1958-59 (p 62) s’inscrit dans la transformation de la France en puissance industrielle.

2. Réclamées au niveau universitaire depuis les années 1930, instituées au lycée en 1966 par le ministre Fouchet, dans un vaste ensemble de réformes scolaires et universitaires, les SES font penser à un repêchage d’élèves placés entre filière d’excellence (« scientifique ») et filières littéraires ou techniques (p 83), mais aussi au besoin d’accompagner la mutation sociologique et culturelle de la France des années 1960. La discipline se consolide avec les premiers concours (CAPES, 1969, agrégation, 1977), évolue après 1981 (« préparer des citoyens plus lucides et conscients de leurs responsabilités », selon une formule officielle à double sens, p 88), avant d’être remise en cause (abandon de la pédagogie pluridisciplinaire en 1987 ; affaiblissement de la sociologie en 2008, au profit d’un économisme d’entreprise, p 91).

3. Depuis 1962, les avatars de la technologie surviennent dans la filiation des « travaux manuels » (pp 107-110) et dans le contexte de la transformation du collège unique, comme enjeu entre physiciens (pp 112-115) et enseignement technique (2aire et supérieur) (pp 115-118), puis pour reclasser des enseignants dont les spécialités disparaissent. D’où l’incroyable hétérogénéité de cette catégorie de personnels (qu’on constate tout spécialement lorsqu’on fait de la formation continue). Cet enseignement évolue, spécialement grâce à la loi-programme de 1985 (qui prévoit une technologie pour tous les élèves de collège, en même temps qu’une dizaine d’universités de technologie), puis de façon techniciste, par la généralisation de l’informatique (après 1994). Malgré son institutionnalisation (1987, 1er CAPES de technologie), la technologie n’est pas pour autant reconnue comme « matière à parité avec les sciences et les lettres » (p 124), tant pèse, jusque dans l’institution scolaire, l’ancestrale malédiction sociale et culturelle à l’égard du travail productif et de sa technique (contrairement à la technique du français ou des mathématiques). Et ce ne sont pas les tentatives actuelles (depuis la « main à la pâte ») d’intégrer la technologie aux sciences (physique, maths, SVT) qui lui permettront de voir reconnue sa fonction essentielle dans l’existence humaine, dans l’ontogenèse et dans la société (malgré les aspects positifs des expériences (pp. 125-135).

Sur les autres disciplines enseignées, d’autres études aussi bien menées que celle-ci, seraient très utiles à la réflexion et dans l’action, et pas seulement pour leurs dimensions scolaires. Elles permettraient de saisir comment elles fonctionnent « en système ».

Ceci m’amène à un autre type de réflexion : si l’approche socio-historique démontre ici sa fécondité, on peut toutefois lui proposer des élargissements nécessaires. J’en citerai cinq :

1. examiner ensemble les trois niveaux scolaires : élémentaire, secondaire et supérieur, qui forment un ensemble, fonctionnant en vases communicants (dans les deux sens). Par exemple, on ne peut comprendre ce qui se passe au collège pour la technologie en ignorant ce qui se passe aux niveaux supérieurs (universités, IUT, écoles d’ingénieurs), ni au lycée pour l’économie.

2. étudier tous les champs disciplinaires : disciplines présentes, mais aussi disciplines absentes ou si faibles, malgré l’existence de recherches et de pratiques…C’est une approche éprouvée en histoire des techniques par exemple, où on apprend au moins autant en examinant les innovations non développées que celles qui sont très répandues (combien de prototypes fiables en automobile, pour un modèle qui circule ? Pourquoi ces choix, positifs ou négatifs ?). Pourquoi l’économie politique est-elle si faible ? Et l’écologie (scientifique) ? L’émergence insignifiante de la technologie dans le secondaire en France, alors qu’elle fut inventée comme discipline universitaire dans les pays germaniques dès 1740, me semble avoir un sens fort, tout comme l’absence de questions telles que la maîtrise de l’économie ou la démocratie technique dans les programmes d’éducation civique. Pourquoi un « groupement » disciplinaire entre la technique et la science politique n’a t’il jamais été envisagé dans le secondaire, alors qu’il était constitutif de la technologie enseignée en Europe au XVIIIe siècle, ou même en France, lors des premiers essais d’école supérieure d’administration ? Pourquoi aujourd’hui, même à l’ENA (où on forme de futurs décideurs politiques), la compréhension des processus techniques est-elle insignifiante, si ce n’est parce qu’on considère que la technique reste l’affaire d’experts… patronaux ? N’en va-t-il pas de même dans le secondaire ?

3. introduire la dimension politique et idéologique dans l’étude des rapports sociaux, dont elle fait partie intégrante : tout changement scolaire de fond passe et passera par un changement politique, juridique, etc. L’étude des rapports sociaux ne se réduit pas à l’action (« directe ») des groupements, associations, personnalités, elle inclut aussi le politique élément décisif dans le rapport des forces entre les classes, qu’il s’agisse des changements de régimes, des révolutions, des guerres (étrangères ou coloniales), des défaites militaires, des batailles idéologiques… En France, les révolutions et les contre-révolutions sont structurantes pour les stratégies politiques scolaires (1793-1794 ; mais aussi 1795-1808, 1814-1815, ou 1848-1850, sans oublier la décennie postérieure à 1870-1871, décisive pour la conception de l’école républicaine et pour la recréation de l’Université. Ce sont les périodes les plus riches en innovations, mais aussi en contrefeux réactionnaires efficaces. La norme scolaire (comme la norme industrielle d’ailleurs) est un produit politique complexe.

4. conduire une réflexion historique sur la très longue durée : comprendre ce qui se passe depuis 1958, mais aussi remonter à la structuration de l’école (depuis 1789) et aux sources idéologiques (médiévales, antiques) de la pensée scolaire. Sources fondatrices ou justificatrices.

5. approfondir la recherche théorique : comment pourrait-on, par exemple, continuer à fonctionner avec des notions telles que la « transposition didactique » ? La notion de « pratiques sociales de référence » est légitimement remise en cause dans ce livre (pp 92- 102) : ne conviendrait-il pas d’accorder encore plus d’importance au métier d’enseigner, comme source de savoirs et de compétences ? Autrement, là aussi, ne conviendrait-il pas de valoriser le travail des enseignants comme source spécifique de connaissance, à la façon dont procède pour d’autres activités (industrielles ou de service) l’ergologie (et pas seulement les ergonomes) dans le sillage des travaux de Yves Schwartz (L’Activité en dialogues. Entretiens sur l’activité humaine, vol 2), dont un Manifeste pour un ergo-engagement) ? La technologie (comme étude et politique de la technique) ne se réduit absolument pas à « l’application des sciences » : elle passe d’abord par la compréhension de ce que font réellement les producteurs (concepteurs, ingénieurs, salariés industriels, agriculteurs, etc.), mais aussi par la visée que l’on assigne à cet enseignement (donc par une pratique sociale qui n’existe pas encore) : si on souhaite que les futurs citoyens que nous formons à l’école exercent plus tard leur pouvoir souverain sur les choix techniques stratégiques du pays, on ne se bornera pas à leur enseigner les techniques en usage, mais aussi les enjeux (humains, sociaux, environnementaux) des choix techniques futurs.

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