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Le déclassement, par Camille Peugny

Paris : Grasset, 2009, 173 p. Note de lecture

vendredi 16 septembre 2011, par Tristan Poullaouec

Issu d’une thèse de doctorat réalisée au Centre de recherche en économie et statistique (Insee) et à l’Observatoire sociologique du changement (IEP de Paris) sous la direction d’Alain Chenu, ce livre est le premier ouvrage de sociologie consacré au déclassement à destination d’un large public. De retour sur le devant de la scène depuis les années 2000, ce thème du déclassement méritait bien cette petite synthèse particulièrement claire et bien documentée.

La définition ordinaire du déclassement est en effet très fluctuante et son importance réelle souvent bien fantasmée. Armé des précieuses enquêtes de l’Insee sur l’Emploi et sur la Formation et la Qualification Professionnelle, l’auteur en apporte ici une mesure rigoureuse, appuyée sur une approche intergénérationnelle du phénomène. « Est déclassé tout individu qui ne parvient pas à maintenir la position sociale de ses parents » (p. 13) : il s’agit donc ici d’une étude centrée sur le « déclassement social par le bas », trop souvent négligé par des travaux focalisés sur la mobilité sociale ascendante (Merllié, Prévot, 1997). Du point de vue de la sociologie de l’éducation, Camille Peugny attire ainsi utilement l’attention sur les trajectoires assez souvent malheureuses de certains enfants de cadres, dont la réussite scolaire et sociale n’apparait plus si évidente et si mécanique [1].

En effet, « dans la France des années 2000 et à l’âge de 40 ans, un fils de cadre supérieur sur quatre et une fille sur trois sont employé(e)s ou exercent des emplois ouvriers » (p. 44). C’est peu et beaucoup à la fois : parmi les 1,7 millions d’individus âgés de 40 ans en 2003, 9% ont un père cadre, ce qui permet d’estimer à 40 000 personnes tout au plus les membres de cette cohorte ayant connu la destinée évoquée par Peugny. Mais d’une génération à l’autre, la fréquence de telles trajectoires a cependant nettement augmenté, surtout si l’on se réfère à la génération arrivée sur le marché du travail durant la « décade dorée » (1965-1975) décrite par Chauvel (1998). Ce n’est pas la seule évaluation à laquelle procède l’auteur dans son premier chapitre consacré à « l’augmentation paradoxale du nombre des déclassés ». S’intéressant également aux trajectoires des enfants d’employés et d’ouvriers, il conclue à une « diminution des perspectives de promotion sociale vers le salariat d’encadrement » (p. 42). Ce point mérite cependant d’être débattu. Soulignons tout d’abord qu’au vu des données, cette diminution est d’ampleur bien inférieure à l’augmentation du déclassement des enfants de cadres. Il est ensuite discutable de rassembler d’un côté les ouvriers et les employés qualifiés et de l’autre les ouvriers et les employés non qualifiés pour une comparaison en moyenne durée. Enfin, s’agissant des seuls ouvriers, l’évolution récente me semble contredire la tendance dégagée par Peugny : « En 1970, seuls 19% des enfants d’ouvriers étaient devenus cadres (moyens ou supérieurs) ou exerçaient une profession libérale à l’âge de 30 ans […]. En 2003, c’est désormais plus du quart des enfants d’ouvriers qui occupent des positions de décision ou d’expertise dès 30 ans » (Poullaouec, 2010, p. 115).

Avant d’aborder au chapitre 2 « l’expérience du déclassement, entre rébellion et retrait », (p. 71), l’auteur esquisse quelques pistes d’explication de l’essor des déclassements repérés à l’aide des données statistiques. « Le diplôme, premier rempart contre le déclassement » (p. 51), n’est ici pas mis en cause, contrairement à ce que suggère la thèse de l’inflation scolaire (Duru-Bellat, 2006). En premier lieu, Peugny souligne que les parents cadres des déclassés sont moins diplômés que les autres cadres, retrouvant ainsi des résultats établis par Claude Thélot (1982, 2004). Autrement dit, « c’est bien par la transmission du capital culturel […] qu’est assurée la transmission du statut de cadre entre les générations. […] il ne suffit plus d’être issu d’une lignée prestigieuse pour être protégé du déclassement » (p. 55). En second lieu, l’auteur évoque rapidement le rôle du « déclassement scolaire, au sens du concept anglo-saxon d’overeducation » (p. 58). Discutant du caractère méritocratique de la société française, il conclue enfin que si le niveau de diplôme est aujourd’hui moins conditionné par l’origine sociale, les positions sociales seraient quant à elles moins conditionnées par le niveau de diplôme. La formulation de ce dernier résultat laisse cependant le lecteur sur sa faim : l’auteur ne vient-il pas de rappeler l’importance de plus en plus décisive des diplômes de l’enseignement supérieur dans l’accès aux positions de cadres ? On regrettera également que le rôle du diplôme dans le déroulement des carrières professionnelles ne soit pas pris en considération, alors que les données le permettaient.

Deux types d’expériences du déclassement sont ensuite dégagés des entretiens recueillis auprès d’enfants de cadres devenus ouvriers ou employés : à « la tentation de la rébellion » (p. 83), caractéristique de ceux qui vivent le déclassement comme un « destin générationnel », s’oppose « la tentation du retrait » (p. 97), typique de ceux qui le vivent comme un « échec personnel ». Les parents des premiers sont souvent des cadres « populaires ascendants », faiblement diplômés, ayant été promus en cours de carrière, majoritairement dans le privé. Pour ces déclassés du premier type, les responsables du « sacrifice » de leur génération sont à la fois les patrons, qui profitent bien de la « course aux diplômes », et l’école, accusée d’inadaptation aux besoins réels. Quant aux déclassés du second type, dont les parents sont au contraire des cadres « héritiers » hautement diplômés, ils vivent leur parcours scolaire en demi-teinte et mouvementé comme une expérience douloureuse, très en deçà des espoirs familiaux. Reprenant les concepts de Merton, Peugny les décrit aussi comme en retrait, sans combativité par rapport aux enjeux du monde du travail. Dans les deux cas de figure, les déclassés sont donc des frustrés. À suivre l’auteur, il y aurait là une clé de lecture éclairante pour mieux comprendre leurs comportements politiques.

Tel est le propos du troisième et dernier chapitre, centré sur « les conséquences politiques du déclassement », qui s’appuie principalement sur l’exploitation du panel électoral français de suivi des scrutins de 2002. C’est sans doute sur ce terrain que la démonstration est la moins convaincante. L’auteur hésite lui-même souvent à franchir le pas de thèses anciennes voyant dans la montée des extrémismes en politique l’expression privilégiée de la frustration croissante des déclassés. Ces derniers s’avèreraient ainsi « relativement autoritaires et ethnocentrés, certes, mais pas plus que les autres employés et ouvriers » (p. 123). En outre, les déclassés « se montrent significativement plus hostiles au libéralisme économique que les autres enfants de cadres, et aussi hostiles que les autres employés et ouvriers » (p. 131). Enfin, le positionnement partisan des déclassés est nettement moins à gauche et légèrement plus à l’extrême droite que celui des autres ouvriers et employés. Mais comme le rappelle Peugny, 90% des déclassés ne se déclarent pas « frontistes ». Et le caractère minoritaire du déclassement au sein d’une couche minoritaire de l’électorat ne peut évidemment pas résumer une conjoncture électorale aussi singulière que celle de 2002.

BIBLIOGRAPHIE

CHAUVEL L. (1998), Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle. Paris : PUF.

DURU-BELLAT M. (2006), L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie. Paris : Seuil.

HENRI-PANABIÈRE G. (2010), Des “héritiers” en échec scolaire. Paris : La Dispute.

MERLLIÉ D., PRÉVOT J. (1997), La mobilité sociale. Paris : La Découverte.

POULLAOUEC T. (2010). Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école. Paris : La Dispute.

THÉLOT C. (1982 ; réédition en 2004). Tel père, tel fils ? Position sociale et origine familiale. Paris : Hachette.


[1À ce titre, il rejoint parfois l’interrogation de Gaële Henri-Panabière (2010) sur les « méshéritiers » en échec scolaire.