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Polémique et honnêteté intellectuelle

Un débat sérieux sur les méthodes de lecture est-il possible ?

mardi 21 janvier 2014, par L’équipe du GRDS

Enquête manuels : le dossier de la controverse (Dehaene/Goigoux/Lelièvre/Deauvieau).

La recherche de Jérôme Deauvieau consacrée à l’évaluation des méthodes de lecture et comparant le "rendement pédagogique" de quatre manuels de CP, la première du genre réalisée en France, suscite nombre de commentaires (la note de synthèse, donnant le lien avec le rapport complet, peut être consultée sur notre site). Le débat est d’autant plus vif que l’enquête constate "un effet-manuel" considérable, comparable à l’impact de l’héritage culturel des élèves, et contredit, en soulignant la plus grande efficacité des méthodes strictement syllabiques, une conviction encore largement majoritaire chez les formateurs et les enseignants.

Il est tout à fait compréhensible et légitime, dans ces conditions, que les procédures d’enquête mises en oeuvre par le chercheur fassent l’objet d’un examen critique attentif. À condition toutefois de se défier de la tentation de casser le thermomètre à n’importe quel prix, en s’efforçant de réduire au silence ce qu’on n’a pas envie d’entendre. L’expérience de la réception historique de l’enquête PISA en France, que toutes sortes d’arguties se sont acharnées à dévaluer pendant dix ans avant que ce qu’elle dit de notre système éducatif finisse par être largement pris en considération, devrait en la matière inviter à la prudence.

Certaines des réactions à l’enquête de Deauvieau ne se sont pourtant pas embarrassées de précautions. Elles dérogent même largement au minimum de correction intellectuelle, pour dire le moins, et relèvent du comment-taire plus que d’autre chose. Ce comportement est particulièrement regrettable quand il s’agit de personnalités qui se réclament de la gauche politique et syndicale. La vie intellectuelle est suffisamment dégradée en ce pays pour qu’il n’y ait nul besoin d’y contribuer encore.

Afin que le lecteur puisse se faire sa propre idée, nous reproduisons ci-dessous la séquence des échanges concernant cette enquête parus dans Le Monde et sur le site de Médiapart... ainsi que la réponse que Jérôme Deauvieau a adressée au Le Monde.

Il s’agit d’abord d’une tribune de Stanislas Dehaene (I), spécialiste de psychologie cognitive, qui reprend les résultats de l’enquête de Deauvieau en y voyant une confirmation de ses propres recherches (Le Monde du 20 décembre dernier). Sa contribution suscite une vive réaction de Roland Goigoux (II), professeur en sciences de l’éducation, qui administre une volée de bois vert à Jérôme Deauvieau, accusé de ne pas connaître son métier et de ne pas avoir attendu les conclusions de la grande enquête que lui-même dirige actuellement sur l’enseignement de la lecture (Le Monde, du 31 décembre).

Claude Lelièvre se lance alors à son tour dans l’arène (III), en alignant sur son blog quelques fortes pensées (Médiapart, 6 janvier). Deauvieau s’y voit reprocher en vrac de "partir en guerre" aux côtés de la fraction la plus sécuritaire de l’UMP et du Front national, de dresser des "camps" qui n’ont pas lieu d’être (qui raisonne en termes de "camps" ?), et de prêter le flanc à de "sérieux doutes sur la solidité de ses conclusions". Tout cela s’autorise des seules critiques de Goigoux : Lelièvre a beau écrire "qu’il suffit de prendre connaissance" du rapport d’enquête pour éprouver lesdits doutes, il n’en a d’évidence pas lu une seule ligne, et ne l’évoque qu’en citant le texte de Goigoux.

Ce dossier se clôt avec la mise au point de J. Deauvieau dans Le Monde du 21 janvier (IV). Ce dernier y écrit, à propos de l’enquête dirigée par Goigoux, et qui doit venir à terme l’an prochain : "Je tiens d’avance qu’elle ne pourra contester ni l’existence de l’effet-manuel, ni son ampleur". Nous attendrons avec lui.

I - Enseigner est une science

Par Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France (Le Monde, 20-12-2013)

Pour quiconque sait que « l’enfant est l’avenir de l’homme », l’enquête PISA est un véritable électrochoc. Que nous apprend le Programme international pour le suivi des acquis des élèves de l’OCDE ? Plus inégalitaire que jamais, l’éducation nationale française réussit aux élites, mais ne parvient pas à donner aux enfants défavorisés le bagage minimal dont ils ont besoin pour comprendre un article de journal ou un problème d’arithmétique. Jusqu’à la seconde génération, une famille issue de l’immigration affiche des résultats scolaires en très net retard.

Ce résultat est-il inéluctable ? Non. La complexité de la langue française n’est pas en cause car, à difficulté égale, le Québec et la Belgique réussissent nettement mieux que la France. Le sociologue Jérôme Deauvieau, dans un rapport récent, identifie le nœud du problème : l’enseignement de la lecture au cours préparatoire (CP).

Il est allé enquêter dans les quartiers populaires de la petite couronne parisienne, les zones « Eclairs », anciennement zones d’éducation prioritaires (ZEP) où habitent les enfants les plus pauvres et les plus difficiles à scolariser. Son objectif : recenser les stratégies éducatives des enseignants, répertorier les manuels qu’ils choisissent d’utiliser, et évaluer l’impact de ces manuels sur les capacités de lecture des élèves en fin de CP.

Recommander les meilleurs manuels

Premier scandale. Pourquoi le département d’évaluation des programmes de l’éducation nationale n’a-t-il pas pris la peine de mener lui-même une telle évaluation ? Cela lui serait pourtant facile : il lui suffirait de croiser les chiffres recueillis dans chaque classe lors des évaluations nationales des élèves avec les méthodes qu’elles utilisent. Lorsque l’on dépense un budget annuel de 63,4 milliards d’euros, la moindre des choses est d’optimiser ses pratiques. Pourquoi l’éducation nationale refuse-t-elle encore de recommander à ses enseignants les meilleurs manuels ?

Deuxième scandale dévoilé par l’enquête Deauvieau : nous sommes en 2013, et 77 % des enseignants des zones défavorisées choisissent toujours un manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte, c’est-à-dire où l’enfant passe un temps considérable à des exercices de lecture globale et de devinettes de mots qu’il n’a jamais appris à décoder.
Seuls 4 % adoptent une méthode syllabique, qui propose un enseignement systématique et structuré des correspondances entre les lettres et les sons. Or les résultats montrent que c’est ce système qui réussit le mieux aux enfants, et de très loin : 20 points de réussite supplémentaires sur 100 aux épreuves de lecture et de compréhension !

Ce résultat vient confirmer ce que trois décennies de recherches en psychologie cognitive ont démontré : seul l’enseignement explicite du décodage graphophonologique est vraiment efficace. En 2000, par exemple, une vaste méta-analyse américaine montre que les enfants à qui on enseigne ces principes parviennent plus vite, non seulement à lire à haute voix, mais également à comprendre le sens de ce qu’ils lisent.
Ce n’est guère étonnant : l’invention de l’alphabet a demandé plusieurs siècles, comment imaginer que l’enfant le découvre seul ? Le principe alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous les détails : la correspondance de chaque son du langage avec une lettre ou un groupe de lettres ; et la relation entre la position de chaque lettre dans le mot écrit et l’ordre de chacun des phonèmes dans le mot parlé.

Rercherches fondées sur l’imagerie cérébrale

Les recherches de mon laboratoire, fondées sur l’imagerie cérébrale, le confirment : tous les enfants apprennent à lire avec le même réseau d’aires cérébrales, qui met en liaison l’analyse visuelle de la chaîne de lettres avec le code phonologique. Entraîner le décodage graphème-phonème est la manière la plus rapide de développer ce réseau – y compris pour les enfants défavorisés ou dyslexiques.

Comment expliquer qu’en France les stratégies de lecture qui ont prouvé leur efficacité ne soient pas proposées à tous les enfants ? La réponse est simple : la formation des enseignants ne leur a jamais expliqué qu’il existe une approche scientifique de l’apprentissage. Résultat : bon nombre d’enseignants « bricolent », selon le mot de Jérôme Deauvieau.
Leur enfer scolaire est pavé de bonnes intentions pédagogiques. Ils conçoivent l’enseignement comme un art, où l’intuition et la bonne volonté tiennent lieu d’instruments de mesure. Combien de fois m’a-t-on dit : « La méthode globale ne fait pas de mal, je l’emploie depuis des années, et la plupart de mes élèves savent lire. » Mais 5 ou 6 enfants par classe en échec, c’est précisément ce que crient les statistiques : 20 % des élèves n’apprennent pas à lire, et ce sont ceux de bas niveau socio-économique ; les autres réussissent parce que leur famille compense, tant bien que mal, les déficiences de l’école.

Partout ailleurs dans le monde s’impose pourtant l’idée d’une éducation fondée sur la preuve, c’est-à-dire sur une évaluation rigoureuse des stratégies éducatives, et de vastes études contrôlées, multicentriques et statistiquement validées.

Ces études ont conduit à identifier plusieurs principes fondamentaux qui maximisent la compréhension et la mémoire. Ces principes doivent être mis en œuvre au plus vite dans les classes françaises. Il est urgent que la formation des maîtres inclue un bagage minimal de connaissances sur l’enfant et la science de l’apprentissage.

Fournir un enseignement structuré, exigeant

Ces connaissances, quelles sont-elles ? Tout d’abord que, contrairement à ce qu’envisageait Jean Piaget (1896-1980), l’enfant n’est pas dépourvu de compétences logiques abstraites. Bien au contraire, le cerveau de l’enfant est structuré dès la naissance, ce qui lui confère des intuitions profondes.
Il est doté de puissants et rigoureux algorithmes d’inférence statistique. En conséquence, l’école doit fournir à ce « super-ordinateur » un environnement enrichi : un enseignement structuré et exigeant, tout en étant accueillant, généreux, et tolérant à l’erreur.

Les neurosciences cognitives ont identifié quatre facteurs qui déterminent la facilité d’apprentissage. En premier, l’attention : elle fonctionne comme un projecteur, qui amplifie l’apprentissage, mais dont le rayon d’action est limité. Le plus grand talent d’un enseignant consiste donc à attirer, à chaque instant, l’attention de l’enfant sur le bon niveau d’analyse.
Une expérience remarquable montre ainsi que le même alphabet sera appris rapidement ou, au contraire, totalement oublié, selon que l’on s’arrête sur les lettres ou, au contraire, sur la forme globale du mot : l’attention globale canalise l’apprentissage vers une aire cérébrale inappropriée de l’hémisphère droit et entrave le circuit efficace de lecture. On mesure ici combien la méthode mixte, en désorientant l’attention, cause de dégâts.

Deuxième facteur : l’engagement actif. Un organisme passif n’apprend pas. L’apprentissage est optimal lorsque l’enfant génère activement des réponses, et se teste régulièrement. L’auto-évaluation est donc une composante fondamentale de l’apprentissage, déjà identifiée par Maria Montessori (1870-1952).

Une classe efficace alterne, chaque jour, des périodes d’enseignement explicite et des périodes de contrôle des connaissances (lecture à haute voix, questions/réponses, quiz…). Ces derniers développent la « méta-cognition », la connaissance objective de ses propres limites et l’envie d’en savoir plus.

Troisième facteur : le retour d’information (ou « feedback »). Notre cerveau n’apprend que s’il reçoit des signaux d’erreur qui lui indiquent que son modèle interne doit être rectifié. L’erreur est donc non seulement normale, mais indispensable à l’apprentissage.

L’erreur, indispensable à l’apprentissage

Elle n’implique ni sanction, ni punition, ni mauvaise note (celles-ci ne font qu’augmenter la peur, le stress et le sentiment d’impuissance de l’enfant). Dans une classe efficace, l’enfant essaie souvent, se trompe parfois, et il est gentiment corrigé pour ses erreurs et récompensé pour ses succès.
Quatrième pilier, enfin, l’automatisation. En début d’apprentissage, l’effort mobilise toutes les ressources du cortex frontal. Afin de libérer l’esprit pour d’autres tâches, il est indispensable que la connaissance devienne routinière. En lecture, par exemple, ce n’est que lorsque le décodage des mots devient automatique que l’enfant peut se concentrer sur le sens du texte.

La répétition quotidienne va transférer l’apprentissage vers des circuits cérébraux automatiques et non conscients. Le sommeil fait partie intégrante de cet algorithme : dormir, c’est consolider les apprentissages de la journée. Voilà pourquoi la réforme des rythmes scolaires, en répartissant l’enseignement tout au long de la semaine, va dans le bon sens.

De nombreux exemples démontrent que, déclinés à l’école, ces principes conduisent à des améliorations rapides. Au Royaume-Uni, « l’heure de lecture », un cours quotidien, structuré, axé sur le décodage, la lecture à haute voix, l’écriture manuscrite et l’enrichissement du vocabulaire, a fait bondir les performances des enfants. Dans la ZEP de Genevilliers, une maternelle, en s’appuyant sur le matériel pédagogique de Maria Montessori et les principes cognitifs que je viens d’esquisser, obtient des résultats exceptionnels : avant même l’entrée en CP, tous les enfants savent lire et faire des calculs à quatre chiffres !
Aucune fatalité, donc, à ce que notre éducation nationale soit abonnée aux mauvaises performances. Reste l’urgence d’une mobilisation de tous, parents, enseignants, inspecteurs, ministres, afin d’exiger de notre école rigueur et efficacité pédagogique.

II - Apprentissage de la lecture : opposer méthode syllabique et méthode globale est archaïque

Par Roland Goigoux, professeur en sciences de l’éducation (Le Monde), 31.12.2013

Dans une tribune publiée le 22 décembre par le quotidien Le Monde, le neuro-psychologue Stanislas Dehaene affirme que les mauvais résultats des adolescents français à l’enquête PISA trouvent leur origine dans l’enseignement de la lecture au cours préparatoire. Il juge scandaleux que le ministère de l’Éducation nationale ne procède pas à l’évaluation des manuels scolaires et ne recommande pas aux enseignants une méthode qui aurait fait, selon lui, la preuve de son efficacité : la méthode syllabique.

Choisir, au pied du sapin, de relancer une polémique qui causa en 2006 la perte du ministre de Robien auquel il prodiguait déjà ses conseils pourrait laisser croire que notre collègue dispose des données scientifiques nouvelles propres à fonder cette préconisation. Hélas, il n’en est rien.

Graves défauts méthodologiques

La première étude sur laquelle Stanislas Dehaene construit son argumentation, est celle d’une équipe de sociologues de l’Université de Versailles dirigée par Jérôme Deauvieau. Cette enquête révèle tout d’abord que, malgré les injonctions passées, seuls 4% des enseignants de cours préparatoire travaillant en zone d’Éducation prioritaire utilisent une méthode syllabique pure. Tous les autres utilisent des approches que les sociologues réunissent sans distinction sous le vocable de « mixtes » alors qu’elles combinent de manière très variable les apprentissages du déchiffrage, de l’écriture, du vocabulaire, de la compréhension de textes écrits lus par l’enseignant... Bref une vaste palette de dégradés de gris, là où on voudrait faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc.

La seconde partie de l’enquête cherche à établir la supériorité du manuel syllabique conçu et promu par l’équipe versaillaise. Malheureusement, elle présente de si graves défauts méthodologiques que ses conclusions sont invalides. Les chercheurs comparent, par exemple, les performances de quatre groupes d’une centaine d’élèves à la fin du cours préparatoire sans avoir évalué leur niveau au début de l’année. Contrairement à ce qu’exigent les normes scientifiques en psychologie et en sciences de l’éducation, ils font donc comme si toutes les classes avaient le même niveau initial alors qu’ils ne disposent d’aucune évaluation et qu’ils ne contrôlent ni l’équivalence de la composition sociale de chacune d’entre elles, ni l’expérience de leurs enseignants, ni l’âge et la scolarité maternelle de leurs élèves.

En fin d’année, pour établir des différences statistiques significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes. Ainsi les professeurs utilisant une méthode « mixte » qui obtiennent de bons résultats et ceux qui en obtiennent de mauvais malgré leur méthode syllabique sont exclues de l’échantillon car jugés « déviants » ! Il ne reste au final que quatre classes pour fonder la supériorité du manuel versaillais sur tous les autres.

Pas de supériorité d’une approche sur les autres

La deuxième étude, en revanche, présente toutes les garanties de rigueur scientifique. Menée en 2010-2011 dans des zones d’Éducation prioritaire de la région lyonnaise par l’équipe du psychologue Édouard Gentaz, directeur de recherche au CNRS, elle compare les progrès de deux groupes de plus de 400 élèves : un groupe expérimental auquel on a proposé un enseignement cohérent avec les présupposés de Stanislas Dehaene et un groupe témoin qui bénéficie des pratiques habituelles. Son seul défaut est le résultat obtenu : aucune différence d’efficacité ne distingue les deux groupes. On ne peut donc pas conclure à la supériorité d’une approche sur les autres comme le concède Stanislas Dehaene lui-même dans son dernier ouvrage.

Une troisième étude, réalisée sous ma direction par treize équipes universitaires, est en cours dans 138 classes de cours préparatoire. Elle vise à mesurer l’impact des pratiques effectives des maîtres sur la qualité des apprentissages des élèves. Pour cela, nous avons procédé à une évaluation individuelle de 3000 élèves en septembre 2013, en prenant soin d’utiliser pour partie les mêmes épreuves que l’équipe d’Édouard Gentaz, et nous recommencerons en juin 2014.

Entrer dans le détail des pratiques concrètes

Nous ne proposons pas d’innovation dont nous chercherions à montrer la supériorité, nous nous efforçons seulement d’identifier les pratiques qui s’avèrent les plus efficaces et les plus équitables. Nous faisons l’hypothèse que celles-ci présentent des caractéristiques communes qui ne coïncident pas avec les typologies archaïques (« mixte » versus « syllabique ») et que plusieurs configurations de variables didactiques peuvent aboutir à des apprentissages similaires. En effet, si aucune étude comparative des « méthodes » de lecture n’a permis d’établir la supériorité de tel dispositif sur tel autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable « méthode », trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche.

Pour comprendre ce qui différencie véritablement les choix pédagogiques opérés par les maîtres et leur effet sur les apprentissages des élèves, il est nécessaire de substituer à cette approche en termes de « méthode » une analyse reposant sur l’examen simultané d’une pluralité d’indicateurs et de dépasser les déclarations de principes pour entrer dans le détail des pratiques concrètes. C’est pourquoi, au mois de novembre, plus de cent quarante enquêteurs ont passé une semaine entière dans les classes de cours préparatoire pour observer les pratiques des enseignants. Ils recommenceront en mars et en juin. Des dizaines de milliers d’informations ont déjà été encodées sur le site de l’Institut français de l’Éducation, plus de 1000 heures d’enregistrements vidéo réalisées.

Un enseignement systématique de la lecture de syllabes

Sans aller trop vite en besogne et sans tirer des conclusions prématurées, nous pouvons dès à présent rassurer Stanislas Deheane : les 3000 élèves que nous avons observés ne passent pas « un temps considérable à des exercices de lecture globale et de devinettes de mots qu’ils n’ont jamais appris à décoder. » Contrairement aux idées reçues, dans la majorité des classes, les élèves bénéficient d’un enseignement précoce et systématique des correspondances entre les lettres et les sons : la méthode syllabique n’a pas le monopole de la lecture de syllabes.

Ne serait-il pas plus sage d’attendre Noël prochain et la publication de nos conclusions avant de relancer une vaine querelle de méthodes ?

III - Une nouvelle guerre pour la ’’méthode syllabique’’ ?

Par Claude Lelièvre - (Mediapart.fr, 6-1-2014)

La dernière a eu lieu en 2005, lorsque Gilles de Robien était ministre de l’Education nationale. Deux des protagonistes d’alors participent à une nouvelle offensive. Mais cela a-t-il encore du sens ?

Dans une tribune du « Monde » en date du 31 décembre dernier, le professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France Stanislas Dehaene (qui avait participé en 2005 à la croisade du ministre de l’Education nationale Gilles de Robien pour la « méthode syllabique ») dénonce un ’’scandale’’ en se fondant sans autre précaution sur les résultats d’une étude menée par le sociologue Jérôme Deauvieau dans les écoles ECLAIR de la banlieue parisienne : seuls 4 % des enseignants adopteraient une « méthode syllabique », alors que c’est cette approche qui réussirait le mieux aux enfants (qui obtiendraient 20 points de réussite supplémentaires sur 100 aux épreuves de lecture et de compréhension). Mais il suffit pourtant de prendre connaissance de la façon dont cette étude a été menée et de ses limites méthodologiques pour avoir de sérieux doutes sur la solidité de ses conclusions.

Par ailleurs, le député UMP de la Somme Alain Gest, en compagnie d’une quarantaine de députés UMP ( dont d’éminents spécialistes de la question tels que le député très sécuritaire Lionnel Luca ou Patrick Balkani que l’on ne présente plus) a déposé en juin dernier un projet de loi pour imposer le choix de la « méthode syllabique » : « il convient d’inscrire dans la loi le choix de la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture qui se révèle bien plus efficace que la méthode mixte et qui a largement fait ses preuves »..

Alain Gest s’était distingué le 23 novembre 2005 en posant à l’Assemblée nationale une question au gouvernement sur les méthodes d’apprentissage de la lecture qui avait donné l’occasion au ministre de l’Education nationale Gilles de Robien de commencer publiquement sa croisade en faveur de la « méthode syllabique ».

On notera par ailleurs que Florian Philippot, le vice-président du Front National, s’est également prononcé en ce sens dans un communiqué le 22 mai dernier : « L’école doit miser sur les méthodes classiques d’enseignement : apprentissage de la géographie sur des cartes, de l’histoire sur des frises chronologiques, de la lecture par la méthode syllabique ».

Par delà la ’’saga’’ quasi centenaire des débats entre « méthode globale » et « méthode syllabique », va-t-on rejouer indéfiniment cet affrontement plus passionné qu’opérationnel ( dans la longue tradition des passions franco-françaises ), une ’’montagne’’ qui ’’accouche le plus souvent d’une souris’’. La dernière ’’guerre’’ ou ’’croisade’’ n’a d’ailleurs pas dérogé à la règle puisque la circulaire ministérielle du 3 janvier 2006 indique certes que « l’apprentissage de la lecture passe par le décodage et l’identification des mots conduisant à leur compréhension », mais il n’est pas question pour autant de « méthode syllabique » d’autant que la circulaire prône la pluralité des entrées : « Déchiffrez les mots dans l’ordre constitue un savoir-faire indispensable, mais ne suffit pas : le but de la lecture est d’accéder au sens précis des mots, puis des phrases, puis des textes et non pas seulement au bruit des mots ».

Plutôt que d’entrer en ’’guerre’’ ( pour quoi, pour qui, dans quel ’’camp’’ ? ) sans doute serait-il plus opportun de prendre connaissance de la vaste enquête dirigée par le professeur Roland Goigoux. « Réalisée par treize équipes universitaires, elle est en cours dans 138 classes de cours préparatoires. Elle vise à mesurer l’impact des pratiques effectives des maîtres sur la qualité des apprentissages des élèves [ .. ].Nous ne proposons pas d’innovation dont nous chercherions à montrer la supériorité ; nous nous efforçons seulement d’identifier les pratiques qui s’avèrent les plus efficaces et les plus équitables. Nous faisons l’hypothèse que celles-ci présentent des caractéristiques communes qui ne coïncident pas avec les typologies archaïques (« mixte » versus « syllabique ») et que plusieurs configurations de variables didactiques peuvent aboutir à des apprentissages similaires. En effet, si aucune étude comparative des « méthodes » de lecture n’a permis d’établir la supériorité de tel dispositif sur tel autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable « méthode », trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche.

Pour comprendre ce qui différencie véritablement les choix pédagogiques opérés par les maîtres et leur effet sur les apprentissages des élèves, il est nécessaire de substituer à cette approche en termes de « méthode » une analyse reposant sur l’examen simultané d’une pluralité d’indicateurs et de dépasser les déclarations de principes pour entrer dans le détail des pratiques concrètes. C’est pourquoi, au mois de novembre, plus de cent quarante enquêteurs ont passé une semaine entière dans les classes de cours préparatoire pour observer les pratiques des enseignants. Ils recommenceront en mars et en juin. Des dizaines de milliers d’informations ont déjà été encodées sur le site de l’Institut français de l’Éducation, plus de 1000 heures d’enregistrements vidéo réalisées […]. Contrairement aux idées reçues, dans la majorité des classes, les élèves bénéficient d’un enseignement précoce et systématique des correspondances entre les lettres et les sons : la méthode syllabique n’a pas le monopole de la lecture de syllabes. Ne serait-il pas plus sage d’attendre Noël prochain et la publication de nos conclusions avant de relancer une vaine querelle de méthodes ? » (extraits du texte de Roland Goigoux paru dans « Le Monde.fr » du 1er janvier 2014).

IV - Pour un débat sérieux sur l’apprentissage de la lecture

Par Jérôme Deauvieau, sociologue et statisticien, maître de conférences à l’UVSQ, laboratoire Printemps-CNRS et Centre de recherches économiques et statistiques (CREST)

Dans une tribune publiée par Le Monde du 31 décembre, Roland Goigoux impute de « graves défauts méthodologiques » à la récente enquête comparative sur les méthodes de lecture réalisée sous ma direction. Cette évaluation historiquement inédite a de fait toutes les raisons de ne pas lui plaire. Elle met en évidence un effet du manuel considérable alors que ce collègue professe qu’en matière d’apprentissage de la lecture, « la variable ‘méthode’ n’est pas une variable pertinente » (Inspecteur aujourd’hui, n° 81, 2012, p. 5). Le rendement pédagogique des quatre manuels comparés va croissant, du plus marqué par la globale à celui qui propose l’approche syllabique la plus stricte : or Roland Goigoux tourne volontiers la syllabique en dérision, car elle serait condamnée à des textes d’une grande pauvreté. Notre enquête enfin montre l’étroite corrélation entre la capacité de déchiffrage et la qualité de la compréhension, alors que Roland Goigoux s’est fait le champion d’un travail sur la compréhension dissocié du déchiffrage (Roland Goigoux, Sylvie Cèbe, Apprendre à lire à l’école. Tout ce qu’il faut savoir pour accompagner l’enfant, Retz, 2006).

Il est compréhensible dès lors que ce collègue examine nos procédures d’enquête de près. Mais cela ne l’autorise pas à mettre en cause mon éthique et mes compétences professionnelles.

Je soulignerai d’abord que je n’ai rien à voir avec la conception et la réalisation du manuel qui obtient (de loin !) les meilleurs résultats dans notre évaluation. Il se trouve (source dans doute de la confusion de R. Goigoux) que j’ai mené autrefois des recherches avec l’un de ses auteurs, retraité depuis plusieurs années. Celui-ci m’avait signalé l’efficacité de ce manuel, et avait suggéré à Vincent Peillon de procéder à des enquêtes d’évaluation. C’est le refus de ce dernier (voir le débat V. Peillon / J-P. Terrail, Télérama n° 3270, 15-9-2012) qui m’a décidé, en tant chercheur en sociologie de l’éducation et statisticien, à m’investir dans cette recherche.

Quant à ce que dit Roland Goigoux de l’enquête elle-même, quiconque pourra aisément vérifier en se reportant au texte du rapport qu’il s’agit d’autant d’affirmations factuellement inexactes, comme si ce collègue ne l’avait pas lu.

Ainsi là où le rapport indique que notre analyse ne permet pas de conclure à « une opposition bloc à bloc entre méthode mixte et méthode syllabique », et souligne qu’en réalité c’est « la priorité donnée au déchiffrage et l’efficacité de son enseignement » qui expliquent « à la fois l’efficacité supérieure de la syllabique et les différences de rendement des manuels au sein tant des méthodes mixtes que des méthodes syllabiques », Roland Goigoux me reproche de « faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc » et de réunir toutes les méthodes mixtes « sans distinction ».

Le reproche encore de ne pas contrôler la composition sociale des classes enquêtées est lui aussi inapproprié, puisque très explicitement, et grâce à la mise en œuvre de modèles de régressions multiples, d’usage très courant en statistique, nos résultats sont donnés « toutes choses (et au premier chef le diplôme des parents) égales par ailleurs ». C’est d’ailleurs ce qui limite l’inconvénient, que le rapport lui-même souligne, de ne pas avoir mesuré les compétences des élèves à l’entrée au CP, puisque celles-ci sont liées au capital culturel de la famille (voir Jean-Paul Caille et Fabienne Rosenwald, « Les inégalités de réussite à l’école élémentaire : construction et évolution », France, portrait social, INSEE, 2006).

La dernière affirmation de Goigoux est encore inexacte : « pour établir des différences statistiques significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes ». Mais sur l’ensemble de la population enquêtée les différences d’efficacité pédagogique entre les manuels comparés sont statistiquement déjà parfaitement significatives ! Effectuer une partie des calculs sur une sous-population de 19 classes sur 23 ne change que l’ampleur des écarts ; et l’existence de 4 classes « déviantes » renforce la crédibilité de notre enquête plutôt que de l’affaiblir, puisqu’il s’est avéré que les maîtres concernés avaient conduit les apprentissages à l’inverse de la vocation propre de leur manuel (à la façon d’une méthode mixte quand il s’agissait d’un manuel de la syllabique, et vice versa).

Roland Goigoux dirige actuellement une enquête sur grand échantillon sur l’impact des pratiques des maîtres de CP, dont on peut certainement espérer un enrichissement de nos connaissances. Je tiens d’avance qu’elle ne pourra contester ni l’existence ni l’ampleur de l’effet-manuel. En attendant, j’appelle à la rigueur et à la dignité du débat scientifique. L’enjeu est trop lourd lorsqu’on sait que des millions de jeunes (à 150 000 par an, ça va vite !) continuent à sortir de l’école « en grande difficulté de compréhension de l’écrit ».