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Quel enseignement de la philosophie dans l’école commune ?

vendredi 4 mars 2016, par Jean-François Dejours, Nicole Grataloup, Pascal Engel, Serge Cospérec

[Dans le cadre du séminaire "Quels contenus pour une école démocratique ?", organisé en partenariat GRDS / Fondation Gabriel Péri, nous avons demandé à quatre enseignants de philosophie de répondre à plusieurs questions concernant leur discipline et la façon dont il leur paraîtrait souhaitable que son enseignement soit organisé. Il s’agit de :

Pascal Engel, Directeur d’études à l’EHESS (philosophie et épistémologie) ;
Serge Cosperec, Professeur de philosophie à l’UPEC/ ESPE de Créteil ;
Nicole Grataloup, Professeur de philosophie au lycée Jean Jaurès de Montreuil.
Jean-François Dejours, responsable national du groupe philosophie du SNES, et qui s’exprime ici à ce titre.

On lira ci-dessous leurs réponses à chacune de ces questions. Leurs réflexions et leurs propositions seront mises en débat dans le séminaire du GRDS, à la rentrée 2016.]

GRDS - Diriez-vous de la philosophie qu’elle est une discipline scolaire comme les autres, relevant d’un enseignement destiné à permettre aux élèves d’acquérir des connaissances et des compétences définies, acquises dans le cadre de l’école ?

Pascal Engel

Elle est une discipline scolaire, même si elle n’est pas comme les autres. Elle n’est pas comme les autres parce que c’est une discipline critique , dont une des fonctions essentielles est d’apprendre à prendre de la distance par rapport à ce que l’on apprend, à adopter une attitude réflexive, et à exercer sa liberté de penser. Mais elle n’est pas que cela. Les philosophes ne sont pas uniquement des questionneurs. Ils défendent des thèses, ils ont des doctrines, qui appartiennent à l’histoire de la philosophie, et ils les défendent de manière très spécifique : avec des arguments et des concepts qui leurs sont propres. Ces concepts et arguments ont une histoire. On ne peut pas comprendre un philosophe si l’on n’a pas d’une part une connaissance de ce qu’il dit, d’autre part une connaissance de ce que disent ceux qui l’ont précédé. Cela suppose un certain savoir, qui s’apprend. Par exemple on apprend ce qu’est la table des catégories de Kant, quelles sont les preuves de l’existence de Dieu, quels sont les arguments les plus connus des philosophes en faveur de telle thèse. Tout ceci forme un ensemble de compétences, difficile à introduire en classe dans l’enseignement secondaire, mais pas impossible à transmettre sous une forme élémentaire qui puisse donner une idée de ce qui se passe quand on lit un philosophe.

Serge Cosperec

Je dirais qu’elle devrait être une discipline scolaire comme les autres mais qu’elle ne l’est pas et se refuse le plus souvent même à se considérer comme telle.

L’enseignement de philosophie conserve une sorte de prestige (savoir si c’est justifié est une autre question). Le professeur de philosophie est vu comme un enseignant à part, un personnage un peu redoutable traitant savamment des questions ultimes, quelqu’un qui impressionne par son discours même si on n’est jamais sûr de bien le comprendre (ce qui renforce encore son aura). Une philosophie scolaire impliquerait d’abandonner cette conception grandiose du professeur de philosophie pour une conception plus modeste de son rôle, rapprochant son enseignement de celui de n’importe quelle autre discipline. Cette banalisation - salutaire et nécessaire selon moi – implique de dépasser les crispations autour de l’adjectif « scolaire » à la connotation trop souvent péjorative. Dans la représentation professorale ordinaire, un élève « scolaire » est un élève qui est capable de faire le travail demandé mais sans génie personnel, sans créativité. Il fait ce que l’école attend de lui, mais sans plus. Or, ce plus est rarement interrogé à l’aune d’une conception démocratique de l’enseignement : qu’attendre de plus à l’école que ce que l’école enseigne ? Et d’où viendrait ce plus sinon de l’extra-scolaire, c’est-à-dire du milieu familial ? À moins que ce plus ne soit attribué à un talent naturel de l’individu, à un don personnel. La valorisation à l’école du non scolaire est paradoxale et surtout très équivoque. Au bout du compte, on valorise « l’originalité », la capacité à prendre ses distances avec les normes scolaires, avec les règles, mais juste ce qu’il faut. C’est le propre de l’élève « brillant », l’élève idéal des classes préparatoires. Mais si la norme de la réussite scolaire est non-scolaire, tirons-en la conséquence : l’école ne pourrait que se borner à enregistrer les inégalités.

Nicole Grataloup

Je dirais que la philosophie devrait être une discipline scolaire comme les autres, mais qu’actuellement, elle ne l’est pas. Certes, elle est enseignée à l’école, mais elle ne l’est pas comme les autres : d’abord parce qu’elle n’est enseignée qu’en terminale et fait l’objet d’un examen après cette unique année ; ensuite parce que l’idée d’une didactique de son enseignement reste marginale, sans reconnaissance institutionnelle et au contraire souvent objet d’une hostilité ouverte (bien que les recherches en ce domaine soient déjà anciennes) ; enfin parce qu’il subsiste chez beaucoup de professeurs de philosophie une posture de « maître à penser » (renforcée par le fait d’être souvent seul de son espèce dans le lycée), qui les amène parfois à considérer comme secondaires, voire négligeables, les exigences et les normes institutionnelles, le programme, les épreuves, l’examen lui-même. Ces trois caractéristiques font système, s’entretiennent mutuellement. Je voudrais espérer que cette configuration recule avec l’arrivée de nouvelles générations de professeurs ; peut-être l’enquête que l’Acireph [1] et le Snes viennent de mener donne-t-elle quelques raisons d’être optimiste.

Jean-François Dejours

Aucune discipline scolaire n’est une discipline « comme les autres ». En ce sens, la philosophie est au même titre que les autres disciplines, une discipline différente des autres. Mais disons que sa différence n’est peut-être pas tout à fait comme « celles » des autres.

Certes, chaque discipline est censée faire acquérir des « connaissances » et des « compétences » dans un cadre scolaire et la philosophie n’y fait pas exception. Les « repères » actuels du programme par exemple (en tant que liste de distinctions
conceptuelles, telles : « l’origine et le fondement », « le fait et le droit », etc.) constituent légitimement des « connaissances » exigibles d’un candidat dont on attend également qu’il ait – à terme - acquis la « compétence » d’en faire
un usage opportun.

Cependant, l’enseignement des autres disciplines n’intègre peut-être pas, du moins d’une façon aussi structurelle, la question de leur propre légitimité. Non que les spécialistes de ces disciplines ne soient étrangers à ce questionnement ou
qu’ils soient incapables d’interroger les présupposés du programme ou de la réforme qu’ils subissent – sinon, le SNES mènerait une tâche impossible. Mais la question de la légitimité – entendue comme la question du fondement ou des principes - est au coeur de l’enseignement de la philosophie. Qu’il s’agisse de la question du fondement de notre propre enseignement – comme nos élèves nous y ramènent à chaque instant - ou de celui de la connaissance, de la morale ou de la
politique (pour reprendre quelques fondamentaux de nos programmes).

GRDS - Quelles sont les finalités de l’enseignement de la philosophie ? De quelle nature doit être la formation intellectuelle des élèves en philosophie ?

Pascal Engel

Ses principales finalités sont de donner une connaissance d’une partie essentielle de la culture, d’apprendre à réfléchir, à prendre un point de vue critique et argumenté (non pas au sens rhétorique, mais au sens où il s’agit de donner des raisons de ce l’on avance, pas seulement d’asserter). Il s’agit de donner une idée de ce que c’est qu’exercer sa raison de manière méthodique. Ce n’est pas aisé à faire, car le plus souvent la philosophie n’est pas un sujet de « premier degré », mais de « second degré » : elle suppose, pour un grand nombre de ses contenus, l’acquisition de contenus de savoir préalables ou au moins une idée assez générale de certains cadres de savoir : en littérature, en histoire, en sciences sociales notamment. Elle suppose aussi acquises certaines pratiques de lecture et d’écriture. Or ces cadres et ces pratiques sont de plus en plus rarement acquis par les élèves au moment où ils abordent la philosophie. C’est pourquoi notamment je suis sceptique sur les extensions de la classe de philosophie avant la terminale. Quand elle est enseignée plus tôt, on peut faire certains apprentissages et exercices, mais ils sont si partiels que l’image de la philosophie est nécessairement très limitée.

Cette formation passe par la lecture de textes, l’écriture de travaux (qui peuvent être courts et ne pas avoir nécessairement la forme de la dissertation ou de l’explication de texte) et surtout, autant que possible par des dialogues entre le professeur et sa classe.

Serge Cosperec

Je reprendrais volontiers les formules classiques : une culture du jugement, une culture de l’esprit critique. Mais ce genre de généralités ne dit rien, d’où le consensus à leur sujet . Pour préciser un peu les choses, je dirais que l’enseignement de philosophie devrait développer la compétence à examiner de façon critique tout type de discours. Cela suppose des connaissances en logique : la connaissance des normes constitutives d’une argumentation rationnelle ; des connaissances philosophiques : la connaissance des problèmes philosophiques tels qu’ils ont été construits par les philosophes.

Cultiver les compétences critiques implique de faire connaître et d’exercer les exigences de la pensée ordonnée au vrai. Par exemple : connaître les conditions d’acceptabilité ou de non-acceptabilité d’une affirmation, les conditions d’un raisonnement juste (valide), d’un raisonnement pertinent ou solide, avoir le souci de l’exactitude dans la définition et l’usage des concepts. Je considère que l’enseignement de philosophie tel qu’il est conçu et pratiqué aujourd’hui, y compris dans ses exercices canoniques, croit faire tout cela mais en est très loin. Il ne s’agit pas de réduire l’enseignement de la philosophie à celui d’une logique formelle sans objet (même si quelques connaissances logiques me semblent nécessaires). La culture critique s’acquiert dans le travail philosophique sur la chose même. Par exemple, réfléchir à ce qu’est la science, savoir distinguer une théorie scientifique d’une doctrine religieuse, ou encore savoir distinguer une attitude scientifique d’une attitude religieuse, suppose l’exercice en acte des compétences critiques tout en permettant de les cultiver. L’enjeu va bien au-delà de la seule logique ; il est immédiatement moral et politique : former des hommes un peu moins crédules, un peu plus critiques.

Nicole Grataloup

Si on en reste à des généralités, on dira que ces finalités sont de développer l’esprit critique (mais c’est le cas de toute l’école, du moins sur le papier), d’acquérir des compétences de raisonnement et de questionnement (mais là encore, d’autres disciplines sont censées y tendre aussi), d’acquérir une culture philosophique (mais qui ne soit pas simplement l’histoire de la philosophie). Pour être un peu plus précis : la philosophie n’est pas une « chose », elle n’est pas la vision ou la contemplation du vrai ou du juste, mais une activité réflexive, métadiscursive, d’interrogation et de conceptualisation sur le sens, les présupposés, les implications et les finalités des pratiques, savoirs et discours humains.

Cette activité réflexive conduit à un travail sur la langue en tant qu’outil pour penser : il s’agit de rendre l’élève attentif aux mots, lui faire découvrir qu’un même mot peut recouvrir plusieurs concepts, lui apprendre à faire des distinctions conceptuelles ; à construire un discours cohérent, à se servir des marqueurs d’énonciation et des connecteurs qui permettent d’articuler des arguments, des objections et des réponses, à formuler les problèmes et débusquer les faux problèmes. D’autre part, et c’est intimement lié, apprendre à se décentrer, à élaborer sa propre pensée dans la confrontation à l’autre, dans le débat et dans le désaccord (avec ses pairs, avec le professeur, avec les philosophes).

Cependant, je pense que si on veut répondre sérieusement à cette question, il faut la prendre par le biais des questions 5 et 6 (progressivité et interdisciplinarité) : concevoir un cursus continu où serait pensée la façon dont toutes les disciplines, et parmi elles la philosophie, contribueraient ensemble et en complémentarité à la formation intellectuelle des élèves, en termes de contenus de savoirs et de compétences.

Jean-François Dejours

La finalité de l’enseignement de la philosophie est précisément d’apprendre à se poser la question de la finalité. Non dans le sens où la philosophie nous dirait ce qu’il faut faire, mais dans le sens où elle nous aide à nous interroger sur la légitimité de vouloir suivre telle fin plutôt que telle autre. Apprendre à délibérer sur les moyens est le propre d’un enseignement technique. Chaque discipline y compris les plus ’’théoriques’’, doit y sacrifier à travers ce que nous désignons habituellement sous le terme de ’’méthodologie’’. Il se peut même que l’on soit tenté de ramener les apprentissages de nos élèves à des savoir-faire, y compris en philosophie (habileté à faire une dissertation, à expliquer un texte, etc.). Mais philosopher ne réside pas seulement dans un ’’savoir-faire’’ - même s’il s’agit là d’un passage obligé... - mais bien plutôt dans un ’’savoir juger’’ de la valeur des fins, pour paraphraser Kant.

Reste à cerner la « nature » d’une telle « formation intellectuelle » se voulant avant tout émancipatrice. Au risque de ne pas être très original, une telle nature est de l’ordre de la fréquentation des grands auteurs et du dialogue qu’ils nous engagent à poursuivre avec nous-même, tant à l’oral au sein de la classe, qu’à l’écrit. Car ce n’est jamais « sans », mais bien plutôt « avec » – ou « contre » - les autres qu’on apprend à penser.

GRDS - L’indétermination actuelle des programmes de philosophie au lycée conduit les élèves à devoir traiter de sujets pour lesquels ils n’ont pas été réellement préparés, ce qui leur interdit de faire valoir en toute circonstance un investissement réflexif intelligent de connaissances acquises. Dans l’optique d’un programme de philosophie déterminé, sur quels types de contenus devrait-il trouver sa détermination ?

Pascal Engel

Le programme de philosophie, à l’origine axé sur des contenus très déterminés, est devenu au fil des années de plus en plus indéterminé et ouvert, constitué de « notions » devenues si vagues et générales qu’elles créent chez les élèves le sentiment d’une abstraction complète, une forme de panique devant leur incapacité à fixer leur sens et le sentiment que les travaux seront notés de manière totalement arbitraire. Cette évolution est le produit à la fois de l’extension de plus en plus large du champ thématique couvert, du nombre des auteurs canoniques au programme, et – il faut bien le dire – de la notion de philosophie elle-même, qui a intégré au fur et à mesure aussi bien les problématiques traditionnelles que celles des sciences humaines et sociales, et pris des voies si diversifiées chez les enseignants de philosophie que deux élèves dans le même établissement ou des établissements différents peuvent acquérir des images totalement différentes de la discipline. Quiconque a assisté à des stages pédagogiques ou à des réunions d’harmonisation des notes du bac sait combien, même les professeurs, peuvent comprendre un sujet de manières différentes.

L’une des raisons de cette évolution vers des programmes de plus en plus vastes et indéterminés est la nécessité, inscrite traditionnellement dans l’enseignement philosophique français et constitutif de son style, réaffirmée sans cesse, d’accorder la plus grande liberté possible aux professeurs. Mais faut-il que cette liberté se paye au prix d’une sorte de choix absolu par chaque enseignant de ses thématiques et de ses modes d’approche ? N’y a-t-il pas un minimum commun qui puisse définir un enseignement de philosophie élémentaire ? Une autre raison vient du succès de la philosophie médiatique, qui a créé l’idée que la philosophie portait plus sur des questions pratiques que théoriques, pèse sur l’enseignement de philosophie dans le secondaire, en écartant ou diminuant l’intérêt d’une partie des problèmes et notions du programme ne relevant pas des questions morales et politiques.

Cette indétermination des programmes pèse sur l’image de la philosophie, sur la notation et sur l’enseignement. Revenir à un ensemble minimal et un noyau de notions serait souhaitable. Il pourrait comporter par exemple au moins une notion relevant de la philosophie théorique, une autre de la philosophie pratique et morale, une autre encore de la philosophie politique, et l’étude d’un grand texte. Ces notions devraient impliquer un nombre suffisant de déterminations pour que certains contenus soient appelés. Elles n’interdiraient pas au professeur de choisir d’autres notions, mais elles formeraient un programme minimal. Exemple :

a) Notion théorique : liberté et nécessité
b) Notion pratique : devoir et obligation
c) Notion politique : la démocratie
d) Notion esthétique : le beau
e) Texte : Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs

On pourrait envisager que ces notions soient renouvelées, par exemple tous les 5 ans. Mais sans un socle, l’enseignement de la philosophie devient informe et indéchiffrable. L’objection prévisible à ce genre de proposition est qu’elle revient à fixer le programme sur des contenus quasi doctrinaux, qui réduisent la liberté du professeur, et risque aussi de créer un biais en faveur de telle ou telle approche : par exemple, dira-t-on, pourquoi Kant plutôt que La généalogie de la morale ? Réponse : cela pourrait être d’autres notions, d’autres textes, du moment qu’il y a un cadre fixe. Mais cette liberté disparaît-elle pour autant ? Elle est un piège si elle conduit à trop d’indétermination. Une autre objection viendra des éditeurs de manuels, souvent en cheville avec l’inspection. Mais cette proposition n’implique nullement de renoncer au programme existant, juste de mettre l’accent sur certaines de ses parties, ni d’établir des liens (par exemple démocratie et religion, ou liberté et religion).

Ce qui me semble essentiel de faire, après plusieurs décennies de remises en question des bases mêmes de la philosophie, souvent pour d’excellentes raisons pédagogiques, est de revenir à un sens de ce qui est classique en philosophie. Cela ne veut pas dire nécessairement de faire revenir tout le monde au manuel de Cuvillier, mais d’avoir une idée de ces que sont les problèmes, concepts, méthodes, textes fondamentaux. Le sens du « fondamental » diffère aujourd’hui beaucoup, car il n’y a plus une culture chez les enseignants de philosophie, mais plusieurs. Mais qui nierait que des élèves doivent avoir une idée, même sommaire, de ce qu’il y a dans Platon, Descartes, Kant ou Rousseau ? Je peux avoir l’air d’enfoncer des portes ouvertes, mais je connais beaucoup d’élèves sortis de terminale, même venus de lycées dans des quartiers aisés, qui n’ont plus cette idée.

Serge Cosperec

Sur cette question, je me permets de renvoyer aux travaux effectués depuis 20 ans par l’ACIREPh. Je résumerai ainsi les idées principales. Exigence fondamentale : passer d’un programme de notions à un programme de problèmes (et en nombre limité) : par exemple, à la place d’une notion indéterminée comme « l’État » ouvrant à des questionnements si divers qu’il est impossible de les couvrir et de les maîtriser tous, choisir un problème précis, par exemple : « pourquoi devrions-nous être gouvernés ? ». Ensuite, pour chaque problème, préciser les repères, les éléments de culture philosophique que les élèves doivent connaître en lien direct avec le problème (pour cet exemple cela pourrait être : « état de nature et état civil, obligation politique et consentement, désobéissance et contestation ») : ces éléments se réfèreraient explicitement à des thèses philosophiques dont les élèves devraient connaître la teneur et l’argumentation. « Déterminer » le programme serait enfin préciser explicitement les distinctions conceptuelles et lexicales indispensables au traitement d’un problème et que les élèves seraient tenus de connaître (par exemple, ici : individu, société, État, droit, loi, pouvoir, autorité, légalité, légitimité, consentement, vote, obligation, contrainte, répression, oppression, obéissance, désobéissance civile, résistance, etc.) .

Nicole Grataloup

En effet, l’indétermination des programmes fait de l’épreuve de philosophie au Bac une des plus injustes : les analyses de l’Acireph, montrent, par exemple, que chaque notion du programme peut donner lieu à des sujets portant sur un grand nombre de problèmes, et qu’il est donc impossible, en une année scolaire, de préparer les élèves à les traiter. Dans ces conditions, l’épreuve sanctionne davantage la culture générale et l’aisance rhétorique héritées socialement que le travail effectif d’une année de philosophie…

Déterminer davantage les programmes est donc une nécessité si l’on veut démocratiser son enseignement. On peut le faire en passant d’un programme de notions à un programme de problèmes : cela permettrait aux élèves ayant sérieusement travaillé dans l’année d’avoir les connaissances et les ressources pour traiter les sujets de bac, et serait donc plus juste. Une autre voie pour mieux déterminer le travail à faire serait de faire des programmes tournants d’œuvres : actuellement, l’épreuve d’explication de texte porte sur un texte que les élèves n’ont jamais lu – en principe il doit même ne figurer dans aucun manuel – ce qui conduit parfois à des évaluations absurdes, comme de ne pas pouvoir sanctionner un contresens sur le texte parce que rien dans l’extrait découpé ne permet de savoir que c’est un contresens : au contraire, fixer une ou deux œuvres (selon les séries) à étudier, et en extraire le sujet-texte du bac permettrait d’évaluer plus justement le travail, et serait aussi philosophiquement plus pertinent, puisqu’on pourrait alors être plus exigeant sur la compréhension du texte.

Ceci dit, une évolution vers plus de détermination est une condition nécessaire de la démocratisation de l’enseignement de la philosophie, mais certainement pas suffisante : il faut qu’elle s’accompagne d’une réflexion collective sur les épreuves de bac et les critères d’évaluation ; d’une transformation des pratiques pédagogiques qui permette à tous les élèves d’entrer dans la réflexion philosophique et ne table pas sur une connivence culturelle préalable ; d’une formation initiale et continue des professeurs de philosophie digne de ce nom, c’est-à-dire qui soit vraiment conçue comme la formation à un métier et ne néglige pas les questions de pédagogie…

Jean-François Dejours

Le principal reproche adressé par les professeurs de philosophie aux programmes, réside avant tout dans leur lourdeur, celle-ci étant exacerbée par une détérioration croissante des horaires et des conditions de travail de chacun. Bref, notre
souci avec les programmes est moins dans un défaut originel de conception que dans un effet secondaire dérivé des politiques d’austérités et des réformes qu’elles induisent… Et lorsque la question de l’indétermination des programmes se
pose, les collègues restent globalement attachés à un programme de notions et à la liberté philosophique qu’il garantit.

Néanmoins, et tout en souscrivant à ce qui précède, le groupe philosophie du SNES a commencé à mettre en discussion un certain nombre de pistes, dans le cadre existant d’un programme de notions regroupées en champs (le programme des séries générales est construit autour de cinq champs : la culture, le sujet, la connaissance, la morale, la politique). Nous avons ainsi dégagé trois pistes susceptibles de déterminer davantage les programmes, bien qu’il ne s’agisse à ce stade que
de propositions mises en débat :

- la première serait de renforcer la liste des repères et de les lier plus explicitement au reste du programme : par exemple, associer sans exclusivité, les repères « origine / fondement » ou encore « singulier / particulier / général /universel » à la
notion « la vérité » ;

- la seconde consisterait à associer à chaque champ un ou plusieurs problèmes explicites : par exemple, le problème juridico-politique de la liberté associé au champ du « politique, ou le problème de l’inné et de l’acquis associé au champ « 
la culture » ;

- la troisième piste serait d’expliciter les éléments d’une ’’culture philosophique commune’’ dont la maîtrise critique (c’est-à-dire « intelligente » et « réflexive ») serait exigible d’un candidat : par exemple, l’analyse kantienne de la morale ou
l’analyse cartésienne du sujet, souvent attendues ’’implicitement’’ par les correcteurs du baccalauréat…

GRDS - On a prétendu que la philosophie était à elle-même sa propre pédagogie. Or s’il convient de l’inscrire dans un programme scolaire, réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour que les élèves puissent entrer dans ses problématiques s’avère incontournable. Sur quels types de travaux s’appuyer pour permettre aux élèves de s’approprier les démarches intellectuelles qui caractérisent l’activité philosophique, en conscience de ce qu’ils font ? A partir de ces travaux quels types d’épreuves retenir pour l’examen ?

Pascal Engel

La pédagogie en philosophie n’est pas une libre création sans filet. Elle pouvait l’être il y a cinquante ans, mais le contexte a changé et requiert des guides précis et exercices spécifiques. La dissertation, sous la forme d’un travail d’au moins 15 pages et impliquant une certaine rhétorique d’exposition, a vécu, ne serait-ce que parce que la plupart des élèves ont du mal à écrire plus de 10 pages. Des travaux plus courts, impliquant des réponses à des questions précises, des exercices de raisonnement, de repérage de raisonnements dans des textes, sont souvent aussi adaptés. Des dialogues et mini disputations où un élève tient un point de vue et un autre est supposé lui répondre, des parodies, des analyses courtes par exemple de sophismes et paralogismes, sont autant d’exercices utiles. L’examen pourrait prendre en partie la forme de certains de ces exercices : par exemple plutôt que de créer l’angoisse du sujet du bac face à une question choisie, on pourrait envisager que les élèves répondent à plusieurs. Une objection prévisible est qu’on risque de ne plus pouvoir noter des exercices devenus courts. Mais si les règles sont spécifiées par avance, ce risque est réduit. On apprend souvent plus en se forçant à réécrire bien et clairement un texte court qu’en faisant un blabla général plus long.

Serge Cosperec

Je ne commente pas l’indigence de ce slogan du front conservateur (en philosophie) dont le principal exploit est d’avoir réussi à bloquer toute réforme de l’enseignement philosophique depuis 30 ans, entraînant son discrédit et sa marginalisation progressive. Pour ce qui est des exercices, je ne trouve pas choquant qu’ils comportent (y compris au baccalauréat) des questions de connaissance : avec un programme de problèmes déterminés, on pourrait demander aux élèves d’indiquer les thèses philosophiques en présence selon le problème ; ou encore leur demander d’expliquer un argument classique à l’appui d’une de ces thèses, les interroger sur telle ou telle distinction lexicale et conceptuelle, etc. L’objection selon laquelle ce serait du « par cœur », donc forcément de l’antiphilosophique est consternante. D’abord parce que la nature de ces connaissances implique la compréhension de leur signification en contexte ; ensuite, parce qu’il est étrange de vouloir apprendre à philosopher sans jamais rien apprendre en philosophie.

Mais il faudrait aussi diversifier les exercices scolaires.

Développer les exercices de lecture philosophique, entendu comme simple compétence à comprendre la pensée d’un auteur : être capable d’en restituer la teneur le plus exactement possible ; saisir sa thèse et par quelle suite d’arguments elle opère ; savoir identifier ses points faibles (qui pourront être discutés), ses points forts ; identifier les présupposés dont dépend la thèse, ceux qu’on pourrait lui opposer, etc.

Développer les exercices d’écriture philosophique. Par exemple, apprendre à composer un essai argumenté, c’est-à-dire, être capable de soutenir une thèse argumentée de manière rationnelle sur un problème donné. Exercice assurément plus modeste qu’une dissertation. Faire un essai ne signifie pas renoncer à la réflexion et à la discussion car un essai réussi doit être convaincant et robuste, c’est-à-dire offrir une certaine résistance à la critique, ce qui suppose de ne pas ignorer les objections. L’essai pourrait être ensuite discuté, par exemple en classe, à l’oral ou à l’écrit, dans la meilleure des traditions philosophiques.

L’écrit n’est pas la seule modalité d’apprentissage du philosopher. Il faut distinguer les exercices scolaires standards (les normes académiques, les exercices obligatoires sur lesquels sont évalués les élèves) des pratiques de classe par lesquelles on apprend la philosophie et on s’y exerce. Les chemins sont ici très divers et les professeurs devraient avoir la plus grande liberté. Mais l’écrit est indispensable à l’apprentissage des exigences de la pensée. Pour comprendre une pensée, pour en interroger l’exactitude, en analyser les implications, il faut pouvoir la travailler, « le stylo à la main ». De même, pour élaborer sa propre pensée.

Nicole Grataloup

Les travaux du secteur philo du GFEN auxquels je participe se sont effectivement inscrits contre cette idée que « la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie », et son corollaire « la pensée n’a qu’à paraître pour faire aussitôt penser ». Il est difficile de résumer cette recherche collective de presque 30 ans, mais voici, en quelques mots :

Il s’agit de construire des situations d’apprentissage qui sont en elles-mêmes porteuses de questionnement philosophique, et dans lesquelles le travail collectif de la classe (qui peut passer par du travail en groupe, ou individuel) aura pour but de comprendre ce qui est en jeu, de formuler les questions, de nommer les problèmes, de trouver les concepts et les thèses susceptibles d’y apporter des réponses, de débattre de ces thèses en argumentant, et en s’aidant des textes des philosophes. Il faut que la situation sollicite suffisamment l’activité intellectuelle des élèves, qu’elle permette qu’émergent peu à peu les concepts qu’elle contient, que ceux-ci soient travaillés (par le débat, le recours aux textes, le cours de l’enseignant) de façon à être appropriés par l’élève et à fonctionner comme outils de sa propre pensée. Il s’agit de constituer la classe en collectif de recherche.

Cela peut prendre des formes très diverses, mettre en jeu la lecture de textes philosophiques, l’écriture, différentes formes de débat oral, mais toujours dans un dispositif réglé, organisé en phases successives qui conduisent au but visé, que ce soit la construction d’un concept, d’une distinction conceptuelle, des différentes possibilités de résolution d’un problème, la compréhension de ce qui oppose deux auteurs etc… Avec toujours une dernière phase d’analyse réflexive pour prendre conscience du chemin parcouru et des processus intellectuels mis en œuvre pour le parcourir, moment essentiel pour « fixer » les acquis et les rendre susceptibles d’être réinvestis dans d’autres contextes.

Ce travail de conception des situations d’apprentissage, de réflexion sur leur mise en œuvre en classe, de critique, n’est jamais achevé, il est toujours à refaire et à améliorer en fonction de l’expérience des uns et des autres dans les classes : c’est pourquoi il est collectif et inclut la dispute (entre nous, avec des collègues lors de nos stages, par nos publications etc..) comme une de ses dimensions essentielles. Comme le dit Yves Clot, c’est cela qui garde un métier vivant.

Jean-François Dejours

On retrouve derrière cette question de la pédagogie un vieux clivage qui n’a pas manqué de traverser la profession, depuis l’inspection générale jusqu’aux associations professionnelles, débat toujours actuel par ailleurs et que le SNES
accueille comme c’est son rôle, jusque dans ses rangs. D’un point de vue syndical, la réflexion pédagogique reste subordonnée à ce qui en garantit les conditions matérielles. la meilleure pédagogie du monde ne peut pas grand-chose en
effet, contre une politique éducative régressive qu’un syndicat conséquent – parce que soucieux justement de pédagogie - doit commencer par combattre.

D’autre part, le groupe philosophie du SNES ne dissocie pas sa réflexion pédagogique d’une réflexion tout aussi nécessaire sur les « épreuves ». Or, les professeurs de philosophie sont massivement insatisfaits des épreuves du
baccalauréat telles qu’elles existent (la difficulté étant pour nous de repenser les épreuves du baccalauréat sans porter préjudice au cadre national, anonyme et terminal d’un examen que nous défendons par ailleurs en tant que tel).

Enfin, les collègues restent globalement attachés aux exercices qui sont actuellement proposés à l’examen (dissertation et explication de texte), à condition néanmoins de les adapter impérativement aux différentes séries (et/ou aux différentes
difficultés rencontrées par nos élèves). Voilà pourquoi nous pensons qu’un ’’guidage’’ de l’écrit (pour les séries technologiques du moins) serait d’autant plus légitime lors des « travaux » effectués en cours d’année, qu’il se ferait plus
discret au moment des « épreuves » finales. C’est ici que les pistes de « déterminations » des programmes mises en débat par le SNES pourraient prendre tout leur sens, de manière explicite dans les travaux préparatoires, puis implicite lors de l’examen, laissant ainsi le soin aux candidats de reconnaître les attendus des sujets (quels repères mobilisent les notions impliquées par tel sujet ? renvoie-t-il à un des grands problèmes du programme ? quels éléments de culture commune
pourraient venir instruire le débat ?).

Ajoutons qu’il y aurait urgence à introduire une épreuve orale comme c’est le cas en littérature, voire à expérimenter une pédagogie du (et par le) débat, dont profiterait très probablement la préparation à l’écrit. Mais tout cela supposerait des
effectifs appropriés et des moyens humains supplémentaires dont on est loin !


GRDS
- L’enseignement de la philosophie doit-il être progressif, s’étendre sur plusieurs années ? Si oui, à partir de quel niveau du cursus scolaire peut-on envisager de le faire commencer ? Quelle progression pourrait-on envisager ?

Pascal Engel

Je ne crois pas, pour les raisons indiquées plus haut, que l’enseignement de la philosophie doive être progressif, même si on peut envisager certaines initiations. Si l’on veut garder un minimum de réflexivité à la discipline, elle doit se concentrer sur une année. Même si la terminale lettres a vécu, et que l’enseignement de philosophie ne concerne plus que quelques heures dans des sections très variées, son unité doit être permise par des apprentissages préalables, notamment la lecture de textes littéraires. C’est aussi pourquoi des programmes courts centrés sur un noyau minimal de notions sont meilleurs. Mais on pourrait envisager, avant la terminale, des enseignements de philosophie basés uniquement sur des textes littéraires à connotations philosophiques (ex Montaigne, Diderot, Rousseau).

Serge Cosperec

L’enseignement scolaire de la philosophie devrait être progressif à l’image de ce qui est pratiqué à peu près partout ailleurs qu’en France : en Italie, en Espagne, au Portugal, en Grande-Bretagne, au Québec, etc. Il est aberrant de vouloir former à la philosophie en un an. Je crois qu’on peut enseigner la philosophie dès la classe de seconde, pour peu que l’on choisisse bien les problèmes et que l’on veille à la progressivité. Pour ce qui est du collège, je ne suis pas convaincu qu’il faille rajouter une discipline nouvelle dans un cursus déjà lourd. En revanche, il serait peut-être possible de ménager une place à des pratiques permettant de développer l’esprit critique, la discussion argumentée, de développer ainsi les compétences langagières, conceptuelles et logiques. Cela doit-il s’appeler philosophie ? Je ne sais pas. Soyons clair sur un point : s’il s’agit d’étendre l’enseignement de la philosophie, tel qu’il est conçu et pratiqué aujourd’hui en terminale, mieux vaut y renoncer. Dans sa conception actuelle, cet enseignement exclut toute progressivité et n’imagine d’autres formes de pratique que la leçon sur une notion et la dissertation. Cette incapacité à sortir d’un modèle historique adapté à des conditions et à un type de classe aujourd’hui disparus, est la raison de l’échec de l’enseignement de philosophie dans les séries technologiques. Cet échec est connu de tous, mais la corporation - ou plus exactement ceux qui parlent en son nom - n’ose toujours pas l’affronter : le cadavre est toujours dans le placard .

Nicole Grataloup

A mon sens, la philosophie ne peut devenir une discipline scolaire comme les autres que si on la conçoit comme les autres dans une progressivité, et qu’on définit ses contenus et les compétences qu’elle implique dans cette progressivité. En mathématiques, on ne fait pas la même chose au CP et en Terminale, ni en termes de contenus conceptuels, ni en termes de compétences à développer ; en Français non plus, en Histoire non plus. Ces disciplines, même si elles ne sont pas, loin de là, exemptes de défauts, ont au moins fait l’effort de penser leur progressivité du CP à la Terminale. La philosophie, non. D’abord à cause de l’idée longtemps dominante, qu’il faudrait pour philosopher – pour voir enfin la philosophie « couronner » l’édifice des savoirs - une maturité qu’on n’atteindrait qu’à 17 ou 18 ans, et qu’il ne faudrait avoir en philosophie qu’un seul maître… Ensuite devant la résistance de l’institution : enseigner la philosophie en Première était l’une des 110 propositions de F. Mitterand en 1981, 35 ans après on en est toujours à se demander s’il faut le faire ou pas. Enfin, devant l’ampleur de la tâche, car concevoir un tel cursus n’est pas chose facile, et la culture des professeurs de philosophie les porte peu à la réflexion sur leur métier. Une tentative a été faite par un groupe de collègues autour de Michel Tozzi dans le cadre des Rencontres Philosophiques de l’Unesco en 2009, et a montré que la conception d’un tel cursus pose de nombreuses questions, philosophiques et pédagogiques, mais aussi qu’il y a de nombreuses façons d’y répondre. Le chantier est ouvert, il faut y travailler.

Jean-François Dejours

Le projet d’un enseignement progressif de la philosophie occupe les esprits, au moins depuis le rapport Bouveresse-Derrida de 1989. A en croire notre dernière consultation de la profession, les enseignants semblent globalement disposés à l’envisager, du moins à partir de la classe de première (et tout particulièrement dans la série littéraire, comme le demande le SNES depuis son congrès du Mans de 2005). Des réticences demeurent, quant à la pertinence d’une « initiation » (en 1ère) à « l’initiation à la philosophie » (en terminale). Néanmoins, et bien que l’esprit de ce questionnaire ne s’y prête pas, on devine qu’à moyens constants, le prix à payer d’une telle réforme calmerait les ardeurs des plus enthousiastes d’entre nous. Rappelons que Luc Chatel, au moment même où il réduisait l’horaire en S et supprimait le cadre protecteur des
dédoublements en séries technologiques, lançait en 2011 une ’’expérimentation’’ de la philosophie dès la seconde, dans près de 300 lycées.

En admettant cependant qu’on s’affranchisse de ce principe des vases communiquant et/ou que l’on s’accommode d’un horaire uniformisé à deux heures hebdomadaires sur deux années de formation (voire, dès la seconde comme le préconisait
Michel Fichant, l’auteur actuel des programmes de philosophie), il faudrait encore : recalibrer les programmes sur un volume voisin de celui des séries scientifiques (ou ES) actuelles, et intégrer ces deux heures de philosophie dans l’économie globale de l’horaire de première sans nuire aux autres disciplines et à leurs épreuves anticipées... Alors oui, la progressivité devrait permettre d’inscrire dans la durée des apprentissages qui demandent du temps, l’élève gagnant en accoutumance ce que son initiation perdrait peut-être un peu en intensité. Mais on voit combien une idée novatrice animée des meilleures intentions, peut très vite perdre de son attrait sans une révision majeure du système éducatif et des priorités budgétaires qui la conditionnent.

GRDS - Comme les autres disciplines, la philosophie doit veiller à conserver son unité, ses propres modes de questionnement, de réflexion critique et de formation. Toutefois, si comme le disait Canguilhem « la philosophie se nourrit de ce qui n’est pas elle », faut-il associer la philosophie au travail des autres disciplines sans que la spécificité de ses concepts et de sa démarche (ainsi que celle des autres disciplines), s’en trouve dispersée, diluée ? Si oui, comment envisager une telle association ?

Pascal Engel

La philosophie se nourrit de ce qui n’est pas elle : elle n’est pas, et ne doit pas être, autophage, pour reprendre le terme de Bouveresse. Cette autophagie de plus est incompréhensible pour les élèves, et ne peut que risquer la thaumaturgie et la monomanie du concept. Nombre de textes scientifiques, historiques, littéraires peuvent être utilisés avec profit. Souvent ils sont plus clairs que bien des textes de philosophes patentés. De même des collaborations peuvent s’instituer entre collègues de différentes disciplines. Mais il ne faut jamais oublier que la philosophie est un mode d’approche différent. La philosophie tourne toujours, peu ou prou, sur un petit nombre de notions de base : être, liberté, connaissance, vérité, signification, bien, beau, justice, et quelques autres mais pas tellement. Même les pensées les plus radicales et antiphilosophiques auxquelles la modernité nous a habitués ne se comprennent pas sans avoir une idée de ces notions. Le fait qu’on ne puisse peut être pas les définir n’est pas un obstacle, si l’on garde à l’esprit qu’elles sont centrales.

Serge Cosperec

Je ne sais pas ce qu’on entend par « conserver son unité » et j’aimerais savoir de quelle « unité » on parle. Le champ philosophique me paraît très divisé, c’est même l’obstacle sur lequel a buté la réforme des programmes : l’impossibilité de s’accorder. C’est la raison de la préférence pour les programmes actuels : comme ils sont indéterminés, ils autorisent chacun à faire ce qu’il veut. Pour ce qui est du travail avec les autres disciplines, je n’ai pas d’avis particulier sur cette question. Cela se pratique et je l’ai pratiqué. C’est intéressant. Une telle association n’est fructueuse que si la philosophie n’adopte pas une position de surplomb. Le philosophe y découvre qu’il gagne à s’instruire du réel, à appuyer sa pensée sur des faits, des connaissances, cette matière étrangère qu’il néglige parfois un peu trop. Peut-on traiter de la conscience en ignorant tout des neurosciences ? Ou traiter du Droit sans quelques connaissances juridiques (ne serait-ce que ce qu’on appelle la hiérarchie des normes) ? Ou réfléchir à la Justice sans la connaissance des inégalités économiques et sociales effectives ? La philosophie y gagnerait aussi en rigueur. Mais quel serait pour les autres l’intérêt du travail avec le « philosophe » ? C’est assez délicat. Cet intérêt n’est pas disciplinaire : philosopher sur la technique ne rend pas plus compétent en électro-mécanique. Je crois que la philosophie peut aider les élèves à mieux saisir en quoi les disciplines scolaires sont bien de la culture et non pas seulement des savoirs « à connaître ». Quand deux enseignants travaillent ensemble, la rupture du cloisonnement disciplinaire oblige chacun à sortir de son pré carré pour retrouver le terrain commun de la culture. Le tableau d’Eugène Delacroix La liberté guidant le Peuple est un objet à la fois historique, philosophique, artistique, littéraire (son influence sur les Misérables de Victor Hugo). L’interdisciplinarité, si elle ne se réduit pas à une simple juxtaposition de discours, donne du sens, de la vie, de l’intérêt aux objets du savoir car elle les restitue aux interrogations qui les ont fait naître et à celles qu’ils engendrent à leur tour.

Nicole Grataloup

C’est à mon sens une piste pour penser une progressivité de l’enseignement de la philosophie, qui soit à la fois conforme à ce que la philosophie a été dans son histoire, et pédagogiquement pertinente pour la formation intellectuelle des élèves. La philosophie a toujours été dans des relations complexes et étroites avec les autres domaines de la pensée humaine. Elle s’en est nourrie, comme le dit Canguilhem, les a réfléchis, en a recherché les fondements, les critères de légitimité etc… Pourquoi tout cela n’aurait-il pas droit de cité dans l’école, lieu de la transmission de ces savoirs ? Cela aurait du sens, par exemple, dès l’école primaire et tout au long de la scolarité, de « faire de la philosophie » comme réflexion sur les savoirs qui sont en train d’être acquis par les élèves : comme épistémologie, en somme. Il ne s’agirait pas forcément d’instaurer un cours supplémentaire, mais d’inclure la dimension épistémologique, historique et anthropologique dans l’apprentissage même des différents savoirs enseignés (savoirs scientifiques, linguistiques, historiques ...) C’est ce que pratiquent déjà beaucoup de collègues du GFEN en primaire, au collège et au lycée. Cela donne du sens aux apprentissages, cela les rend donc plus efficaces, cela forme la réflexivité et l’esprit critique, cela inscrit l’élève dans l’histoire et l’aventure humaine de la construction des savoirs. Mais cela oblige effectivement à revoir toute l’organisation des programmes de l’École.

Cela me semble pourtant la seule alternative à la situation actuelle : depuis une quinzaine d’années se développent de manière significative des pratiques de « philo pour enfants » à l’école primaire ; dans ces pratiques, dominent les thématiques existentielles et morales, l’effet pervers étant que cela ne change rien à la conception de l’apprentissage des savoirs disciplinaires… Et à l’autre bout du cursus scolaire, en Terminale, on a « enfin la vraie philosophie », qui regarde avec indifférence, voire dédain, cette « philo pour enfants » ; mais se désole, en même temps, d’avoir des élèves si peu instruits, maniant si mal la langue etc…

Donc à mon sens, oui, il est possible et souhaitable de travailler en lien et en collaboration avec les autres disciplines, ne serait-ce que pour s’affronter soi-même, en tant qu’enseignant, à une tâche qui est – implicitement, c’est bien là le problème – laissée aux élèves, pour laquelle ils sont démunis, et qui est une des causes majeures de l’échec scolaire des enfants de milieux populaires : établir des liens et des relations entre les disciplines qu’on leur enseigne, afin que ces différents savoirs « fassent culture ». Ce n’est pas facile, cela n’a rien d’évident, cela comporte des risques (de confusion, de dilution, de dispersion, comme vous le dites), mais ces risques me paraissent surmontables si on y travaille, et en tout cas mineurs par rapport à l’enjeu démocratique dont je viens de parler.

Jean-François Dejours

Il en est de l’interdisciplinarité comme de la progressivité envisagée ci-dessus. Aucune de ces propositions ne vaut par elle-même, c’est au contraire par leur environnement qu’elles pourront donner le meilleur… ou le pire. Or, le pire est déjà
là avec les EPI tels que la réforme du collège voudrait nous les imposer. Car l’interdisciplinarité est un exercice difficile qui peut très vite donner lieu à une juxtaposition indigente de savoirs réduits à leurs plus petits dénominateurs communs,
c’est à dire à pas grand chose. Quant au meilleur, il faudrait que l’interdisciplinarité soit conçue comme dialogue entre les disciplines, ce qui supposerait que celles-ci soient solidement ancrées en tant que telles, dans le système éducatif.

Or, pris en ce sens, l’interdisciplinarité est quasiment constitutive de l’enseignement de la philosophie, à tel point que ce « dialogue » est bien souvent « mis en scène » par l’enseignant lui même, faute d’avoir une existence institutionnelle. Sans prétendre à l’encyclopédisme, le cours de philosophie doit souvent son attractivité à sa capacité à faire modestement dialoguer différentes approches disciplinaires sur une même question. Difficile par exemple, d’envisager un cours d’épistémologie sans entrer un peu dans l’histoire des sciences et dans la compréhension de la démarche démonstrative ou expérimentale. Difficile de faire un cours sur la technique, l’art ou le travail sans tenir compte des dimensions historiques (et préhistoriques), anthropologiques, sociales et économiques des questions envisagées. Bref on l’aura compris, rien ne justifierait à nos yeux que la philosophie se détourne de ce vaste chantier, à condition de ne pas aligner le lycée sur ce qui se met aujourd’hui en place au collège.

Ajoutons que l’interdisciplinarité est déjà pratiquée (avec les collègues de lettres, des sciences humaines et de la nature, d’arts…) et que c’est le plus souvent sous cette forme qu’est envisagée l’approche de la philosophie en amont de la
terminale.

GRDS - « Se former à la philosophie et se former par la philosophie » : pensez-vous que cette formulation caractérise bien les ambitions de l’enseignement de la philosophie ?

Pascal Engel

« Se former à la philosophie » est toujours l’objectif. Mais il est illusoire de penser que plus de 5% de ce qui fait l’objet de l’enseignement philosophique soit vraiment de la philosophie. Si seulement on pouvait se former par des essais de philosopher ce serait déjà bien. La philosophie médiatique, le succès des manifestations de philosophie « populaire » donnent au public l’idée que tout le monde est plus ou moins philosophe ou en est capable sans apprentissage. Mais si l’on veut progresser, il ne faut pas partir de cette base, même si cela semble plus ou moins relever de la méthode socratique (mais celle-ci était en fait très technique, malgré les apparences). Le problème est que tout le monde n’est pas Socrate, même pas les professeurs de philosophie. Un objectif plus modeste est souhaitable. Un de mes élèves, quand j’étais jeune professeur, m’a dit « Vous n’êtes pas un philosophe, mais juste un professeur de philosophie ». Le conseil, même arrogant, n’était pas si mauvais.

Serge Cosperec

Assurément. Cela caractérise non seulement les ambitions d’un enseignement de philosophie mais ce qu’il devrait être indissociablement. Se former à la philosophie : parce que je ne crois pas que l’on puisse « apprendre à philosopher » ou « pratiquer la philosophie » sans jamais rien apprendre de la philosophie ni rien connaître de ce que les philosophes ont écrit. C’est ce qui rend problématique à mes yeux certaines pratiques dites « philosophiques » par des enseignants sans la moindre formation philosophique et qui, de toutes les façons, n’en voient ni l’utilité ni la nécessité. Se former par la philosophie : parce que l’enseignement de philosophie n’est légitime, dans le cadre de la scolarité obligatoire, que s’il sert à former autre chose que de futurs professionnels de la philosophie (étudiants, professeurs, philosophes professionnels). Je crois que c’est le cas lorsque l’on prend au sérieux l’idée d’une culture du jugement critique telle que je l’ai exposée plus haut.

Nicole Grataloup

Oui, absolument. Tout ce que je viens d’écrire va dans ce sens, et je ne vois pas bien quel sens il y aurait à inclure la philosophie dans un cursus scolaire s’il en était autrement… Sauf à tenir la philosophie pour une espèce de Graal poursuivi pour lui-même exclusivement (je sais qu’il en est qui le pensent… !), on ne peut qu’avoir pour but que les savoirs et compétences acquis en faisant de la philosophie participent de la formation de la personne prise globalement, comme individu humain, comme citoyen, comme professionnel. Autrement dit, il faut revendiquer pour l’enseignement de la philosophie au lycée et plus généralement à l’école une utilité dans la formation intellectuelle de tous les élèves. Mais cela implique pour cet enseignement de se mettre à la hauteur de cet enjeu, ce qui ne se fera pas sans une profonde transformation.

Jean-François Dejours

Oui, pour reprendre la formule du manifeste fondateur d’une association professionnelle bien connue, cet enseignement a bien la double ambition de faire de la philosophie une fin et un moyen. D’abord un moyen qui partage avec d’autres disciplines, l’ambition d’une formation intellectuelle émancipatrice qui déborde le cadre d’un préapprentissage universitaire de la philosophie. Mais aussi une fin, pour autant qu’elle contribue à rendre intelligible le réel et que ce gain de sens auquel la philosophie participe est désirable pour lui même. Enfin, nous pensons qu’il s’agit bien d’une formation ayant sa place dans un cadre scolaire, confrontant les professeurs
de philosophie aux difficultés d’un métier qu’ils partagent avec leurs collègues des autres disciplines.

C’est d’ailleurs ce constat qui fait que la réflexion du SNES sur le lycée, sur les programmes, sur la pédagogie ou sur le métier, ne réserve pas un sort particulier à l’enseignement de la philosophie, et ce au bénéfice d’une réflexion qui s’efforce d’être globale. Ce qui, précisons-le, n’empêche pas le SNES de reconnaître par ailleurs que l’offensive de la réforme Chatel contre les horaires dédiés à l’enseignement de la philosophie (tout particulièrement les dédoublements en séries technologiques) nécessite une riposte syndicale spécifique (audiences au ministère avec les associations professionnelles, rassemblements au moment du bac, appel des universitaires en 2015...), en cohérence avec notre refus des réformes actuelles dans le secondaire.


[1Association pour la création d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie