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Les chiffres ? Même pas peur ! (Stella Baruk, PUF, 2016)

mardi 1er novembre 2016, par Janine Reichstadt

« Même pas peur ! » Cette exclamation devant un objet mathématique a de quoi exciter notre curiosité tant la discipline peut provoquer le mal au ventre d’écoliers déconfis et même plus tard, d’adultes censés avoir conservé quelques compétences en la matière. « Je suis nul-le en maths », « je n’y comprends rien », « les maths et moi ça a toujours fait deux », sont autant de réactions qui disent de façon particulièrement douloureuse un rapport aux mathématiques construit dans l’inintelligibilité d’objets qui, lorsqu’ils sont compris, rendent pétillants d’intelligence les yeux des enfants. Car alors le sens circule. Et c’est bien de cette circulation du sens qu’il s’agit lorsque Stella Baruk signe ces mots qui pourraient figurer au fronton des écoles : « Tout ce qu’on pourra dire de l’intelligence d’un enfant ne renverra jamais qu’à l’intelligibilité de ce qui lui aura été proposé. »

Le projet d’école commune du GRDS qui se fonde sur la culture commune d’un tronc commun d’où la notation, la concurrence, la sélection et donc les filières auront disparu, pose la question radicale de la franche réussite scolaire de tous depuis les premiers apprentissages. En sont-ils tous capables ? La question a reçu une réponse non contestée à ce jour : en tant qu’êtres de langage, tous les enfants ont les ressources nécessaires pour pouvoir entrer dans l’écrit, apprendre à lire et à écrire, mais aussi pour pouvoir entrer dans la numération, apprendre à penser les nombres. Fondements de l’édifice scolaire, ces premiers apprentissages peuvent valablement être dits « fondamentaux » car sans une appropriation assurée de leurs contenus, c’est tout le travail scolaire qui se trouve compromis pour de longues années. Ce qu’il est possible d’appeler l’« innumérisme » s’enracine dans l’apprentissage des premiers nombres. En mathématiques, un quart des élèves de 15 ans ont, en France, un niveau très bas, et 42% sont en difficulté en fin d’école primaire. La situation est semblable en lecture, en compréhension de l’écrit.

De la difficulté de la matière

Face à la persistance de ces difficultés, Stella Baruk nous donne à lire dans son dernier ouvrage des analyses qui examinent en quoi ces difficultés sont « soit structurelles, dues à la matière, suscitant tout naturellement une réflexion sur la nature du savoir, soit conjoncturelles, dues à la manière de le transmettre. » (p. 21) Avec les travaux de Stella Baruk la question de savoir s’il convient de pencher du côté des « républicains » ou du côté des « pédagogues » n’a aucun sens : la matière est toujours enseignée d’une certaine manière et cette manière d’enseigner la matière, ne peut jamais faire l’économie de la réflexion de la nature structurelle du savoir à enseigner. De quelle nature de savoir s’agit-il donc quand on enseigne les premières mathématiques ? A quelles configurations didactiques fait-elle appel ? C’est à de telles questions que Stella Baruk répond en nous invitant à suivre la construction du rapport incontournable entre l’intelligence mathématique des enfants et l’intelligibilité de ce qu’on leur propose.

Si « trois cents » s’écrit 300 en chiffres et « quarante-cinq », 45, pourquoi « trois cent quarante-cinq » ne s’écrit pas 30045 ? Pourquoi si « cinq mille » s’écrit 5000 en chiffres et « sept », 7, « cinq mille sept » ne s’écrit pas « 50007 » ? Ces questions difficiles demandent d’être élucidées avec toutes les exigences requises, en instruisant les élèves de la nature des objets auxquels ils ont affaire. C’est la matière, comme toute autre matière scolaire qui présente des difficultés, des difficultés qu’il est insensé de ne pas affronter, de chercher à contourner par l’appel au ludique, au quotidien, au vécu, réputés mieux convenir aux enfants, surtout lorsqu’il s’agit de la mathématique, discipline aux « froides » raisons. Quant au concret, penser pouvoir restreindre la construction du nombre à sa manipulation est assurément une erreur, « une erreur tout autant psychologique que mathématique. Psychologique parce que les enfants sont faits pour l’abstraction, les idées, l’imagination. » (p.137)

Travailler avec les erreurs

Affronter la complexité de la numération avec toute l’exigence intellectuelle que cela suppose, est toujours source d’erreurs possibles, bien étrangères aux origines socio-culturelles ou à tous les « dys » invoqués ici ou là. L’importance décisive de l’œuvre de Stella Baruk repose notamment sur cette dimension didactique qu’elle travaille depuis des années : c’est dans l’épaisseur de la matière mathématique que s’origine l’erreur en mathématiques. Et si la pensée de l’enfant n’a pas pris le même chemin que celui de la mathématique, partir de son chemin à lui pour comprendre la logique qui l’a conduit à sa réponse erronée s’impose absolument. « C’est tout de suite, avec un enfant vivant, qu’il faut se demander pourquoi il a répondu comme il a répondu, qu’il faut comprendre comment ce qu’on a pu faire ou dire a produit un « autre entendu », « inspiré » une autre réponse que celui ou celle attendus. » (p. 75) L’enfant n’a peut-être pas bien entendu (dans les deux sens du verbe entendre), il a peut-être été inattentif à certains moments importants du travail, mais réfléchir à ce qui, dans ce qu’on aura cherché à lui enseigner, ne pouvait guère ou pas du tout être bien entendu, s’impose également. Faute de cette double démarche tournée vers la logique entendue par l’enfant et la manière d’enseigner une matière qui ne manque pas de résistances, l’enfant court le risque de finir par renoncer au sens, de s’enliser dans des non-sens qui à trop s’installer rendent difficile la restauration d’un sens qui n’aurait jamais dû s’absenter.

Ce mouvement de la démarche didactique auquel nous convie Stella Baruk n’est en rien culpabilisant pour les enseignants, elle reconnait leur investissement, ni déculpabilisant pour les enfants à qui on dit sans doute trop souvent que « c’est pas grave » au nom d’une attitude qui se veut bienveillante. Le problème n’est pas là. Dans les deux cas il ne s’agit pas de « calmer le jobard » selon l’expression fameuse d’Erwin Goffman, mais de penser efficacement la « langue des nombres à dire, écrire, chiffrer, déchiffrer », « penser, dire, écrire nombres et quantités » comme nous y invitent les deux premières parties du livre où on pourra lire les raisons pour lesquelles il est décisif de ne pas confondre les nombres et les nombres-de, les opérations et les calculs.

Nombres-de et nombres, opérations et calculs

Les enfants parlent une langue, pensent dans des mots. Contrairement à ce que l’on s’imagine parfois, ils sont experts en abstraction : les mots dont ils usent avec aisance et efficacité sont abstraits. C’est le référent du mot qui peut être concret : « cahier » a un référent concret, pas « donc », « mais » ou « pourquoi ». Ces ressources de la langue leur offrent les moyens intellectuels de faire la distinction entre les nombres et les nombres-de, d’où la nécessité de les inviter à se représenter la différence essentielle qu’il faut faire entre la quantité effective, le nombre de pattes, de fruits, d’élèves, et le nombre qui lui, s’émancipe de ces réalités concrètes pour n’être plus qu’une idéalité, une idée de quantité, disponible pour dénombrer du nouveau ou bien pour exister pour et par elle-même dans le travail de la numération.

« Pour pratiquement toute la population française passée par l’école, dire « addition », c’est trouver « combien font » deux et deux. Or « trouver combien ça fait relève non d’une opération, mais d’un calcul. » (p.145) L’opération, elle, relève d’un choix lié à la raison pour laquelle on décide, dans le cas du problème étudié, de l’addition et non pas de toute autre opération. Choisir d’ « additionner 25 et 34 n’est pas avoir trouvé 59, mais avoir constitué leur somme, 25+34. » (p. 146) 59 n’est pas une écriture de 25+34, il est le résultat d’une autre action, un calcul qui pourrait être confié à la calculette, une fois l’opération décidée par l’élève lorsqu’il a réussi à penser le problème.

Des « espaces de sens »

Les nombres sont des mots qui comme les autres mots ont une histoire et connaissent des variantes d’une langue à l’autre dans la façon de les organiser. Toutes les langues ne disent pas « dix-huit » : l’allemand dit « acht-zehn », « huit-dix » ; le breton « tri-ouch », « trois-six » ; le gallois « deu-naw », « deux neuf ». Aujourd’hui la langue des nombres en français est fixée : il nous faut donc l’apprendre avec sa logique et ses irrégularités. Le système décimal dans lequel nous pensons la numération est fondé sur le fait que nous avons dix doigts : en attendant l’écriture de « dix » en chiffres, on peut le montrer, le compter, le représenter avec les doigts et des barres disposés en doigts. Et ainsi de proche en proche on pourra aller jusqu’à la connaissance des grands nombres en s’appuyant sur le vu, le lu, le su, et l’entendu. On pourra également comprendre la notion d’unité qui est un choix de quantité que l’on comptera pour « un », car il importe que les élèves puissent connaître la raison d’être des unités quelles qu’elles soient, quand elles se présentent comme telles. Mais bien sûr, il n’est pas question d’improviser : l’ouvrage de Stella Baruk nous montre par quelles nécessités mathématiques et didactiques il est essentiel de passer pour que ce soit l’intelligibilité qui guide l’apprentissage de la numération, fondatrice de l’avenir numérique des élèves.

Tout le livre est une invitation à comprendre les raisons mathématiques pour lesquelles s’organisent les nécessités d’une progression. Ainsi une dernière partie intitulée « Pour une entrée en numération fondée sur la langue et le sens » nous conduit à suivre le cheminement du découpage de la matière en quatre périodes. Puisqu’il s’agit « d’apprendre à lire/écrire/parler un nombre, à connaître le sens de chacun de ses chiffres, à maîtriser la décimalité de son écriture », Stella Baruk nous propose des pistes qui sont autant d’ « espaces de sens » pour conduire l’apprentissage. Une première période s’attache aux nombres à un chiffre, une deuxième aux nombre de deux chiffres, une troisième aux nombres de trois chiffres, et enfin une quatrième période, destinée à tous les nombres de l’école que les élèves peuvent appréhender sans appréhension, qui vont jusqu’aux millions, aux milliards... Petit traité de progression didactique, cette partie de l’ouvrage ne manquera pas d’intéresser les enseignants qui, nourris des contenus des parties précédentes, pourront, avec Stella Baruk reprendre les « tout débuts, si importants dans les relations qu’entretiendront les enfants avec les chiffres pour les années à venir. » (p.177) Des relations où l’intelligible devra toujours être là pour que puisse vivre l’intelligence des élèves.