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De la stabilité au soupçon

Aperçu synthétique de l’enseignement du français 1880-2010

mardi 17 janvier 2017, par Agnès Joste

[Agnès Joste et Philippe Le Quéré avaient réalisé, à la demande du GRDS, un historique approfondi des contenus de l’enseignement du français de 1880 à 2010. Celui-ci a été mis en ligne sur notre site, entre 2013 et 2014, en trois parties, concernant respectivement : la période 1880-1970 ; le tournant des années 1970 ; et enfin la période 1970-2010.

Cette publication a connu un grand succès auprès des visiteurs de notre site. Aussi nous a-t-il paru utile, afin de favoriser encore l’élargissement de son public, de pouvoir en présenter une synthèse, qu’Agnès Joste a réalisée, et qu’on pourra lire ci-dessous, accompagnée en conclusion d’un retour réflexif, par l’auteure, sur les enseignements de l’histoire de sa discipline. Pour alléger le texte les références des citations n’ont pas été reprises : le lecteur intéressé voudra bien se reporter à l’historique complet]

Une étonnante stabilité [1]

Au départ de notre travail le GRDS envisageait le principe d’une étude démarrant avec les années 1950. Or, on s’aperçoit qu’en français rien ne se passe en 1950 : dans tous les degrés, les programmes, du primaire au lycée, remontent peu ou prou, en dépit des remaniements successifs, soit pour le primaire à l’instauration de l’instruction publique (1882), soit pour le lycée à l’instauration du français comme épreuve du baccalauréat, en remplacement du latin (1880). Les changements d’importance interviendront dans les années 1960-70.
Quels sont les principes restés actifs dans cet espace de quatre-vingts années ?

1880-1960. À l’école primaire

En primaire, les programmes de 1923, 1938, 1945, 1950 et 1960 constituent des ajustements successifs et une précision croissante des instructions primitives de 1882 et 1887, au fil d’un pragmatisme qui assimile les leçons de l’expérience.

Les finalités restent les mêmes : « l’idéal de l’école primaire n’est pas d’enseigner beaucoup, mais de bien enseigner » (1882), « d’établir les fondations solides et durables de tout l’édifice scolaire. Cette nécessité s’impose notamment dans les disciplines fondamentales : lecture, orthographe, rédaction et calcul. » (1960)

L’acquisition de la lecture, de la « lecture courante » à la « lecture expressive » reste l’enjeu primordial. On affirme en 1923 que le mécanisme de déchiffrage doit être rapidement acquis (en trois mois), mais la suite de l’apprentissage est considérée comme un travail de longue haleine au cours de l’école primaire.

Les horaires du français, tous exercices additionnés, sont « d’environ deux heures »« tous les jours » en 1882. En 1887, ils se font plus stricts avec un horaire affecté à chaque composante de l’enseignement de la langue. En 1923, du fait de dérives, ces horaires précis sont rappelés. Le français occupe l’essentiel du temps scolaire (la moitié au CP, plus du tiers ensuite, d’une semaine de trente heures jusqu’en 1969).

Les programmes sont très succincts et seulement descriptifs, énumérant les notions de langue à acquérir et fixant des repères de rédactions simples. Avant 1945, les niveaux sont peu délimités : le cours préparatoire est isolé, mais le cours élémentaire et le cours moyen sont traités en cycles sans distinction des années. Le programme ne devient détaillé année par année qu’en 1945 et 1950 (par exemple en grammaire : liste de verbes à connaître, maîtrise de quatre types de proposition en fin de CM2 ; l’analyse logique est réservée au cours « supérieur » préparant le « certificat d’études »). En lecture, aucun auteur n’est cité ; on ne parle que de « morceaux choisis », il n’y a pas de titres pour les poèmes des récitations.

Les pratiques sont indiquées par le biais des attendus des textes officiels, qui souvent condamnent des tendances néfastes.

Ce peut être le laxisme : les textes de 1923 soulignent l’absence de respect des horaires par matières, et rappellent à l’ordre les instituteurs sur ce point. En 1960, resurgissent ces mêmes reproches de sacrifice du français et des mathématiques au profit d’autres activités.

Ce peut être aussi le dogmatisme : Victor Duruy en 1866 condamne la « scholastique grammaticale qui se complaît dans les théories subtiles » ; les instructions de 1910, 1923, 1938 rappellent constamment que la dictée non préparée n’est pas un mode d’enseignement, mais de contrôle et d’évaluation.

Les méthodes pratiquées sont actives. Jules Ferry dès 1882 prône le principe du cours dialogué, « un continuel échange d’idées sous des formes variées, souples et ingénieusement graduées ». L’esprit de l’enseignement est la clarté et la réflexion ; en 1945, il s’agit d’instaurer des « mécanismes corrects » pour passer plus tard à « la réflexion scientifique ».

1880-1960. En premier cycle, de la 6ème à la 3ème

Trois types de premier cycle ont existé jusqu’en 1965 environ : le premier cycle de lycée, faisant parfois suite à un « petit lycée » comprenant les classes de primaire ; le « collège moderne » ou le « cours complémentaire », sans latin et avec une seule langue vivante, proches du premier cycle de l’« école primaire supérieure » supprimée en 1941 ; le « collège technique » comprenant seulement 4ème et 3ème, créé en 1959 et faisant suite aux centres de formation professionnelle de chambres de commerce, intégrés à l’Instruction publique en 1920, et devenus en 1945 centres d’apprentissage.

Les programmes et les horaires sont longtemps marqués par le problème du latin. Jules Ferry le marginalise en 1880 (date à laquelle il occupait presque la moitié de la semaine de cours), et en 1902 est instituée une section B de premier cycle, sans latin. À partir de cette date le français en tant que discipline autonome du secondaire peut prendre son essor.

L’étude de la langue est absente des programmes de 1880-1890, seule la littérature y est citée. On peut penser que l’explication des textes d’une part, l’enseignement du latin d’autre part, entretiennent et développent les acquis grammaticaux du primaire. En 1902 quelques lignes rapides fixent les notions à acquérir. Les programmes de 1925 et surtout ceux de Jean Zay en 1938, très argumentés sur le fond, prescrivent une progression grammaticale stricte et riche, et insistent sur le lexique et la syntaxe. Ils resteront presque inchangés jusqu’en 1975.

Les programmes de littérature sont restés stables de 1880 à 1970, tout en s’élargissant graduellement aux siècles précédant et suivant l’âge classique. Le théâtre et les fables du XVIIe siècle y sont prépondérants, le XIXe n’apparaît qu’en 3e en 1902 ; le XXe siècle sous forme d’extraits apparaît en 1938 ; le XVIIIe siècle, présent en 1925, est totalement absent de 1938 à 1961 sauf en centres d’apprentissage. En dehors du théâtre, l’ensemble de l’enseignement est fondé sur des morceaux choisis, il n’y a pas d’étude d’œuvres complètes sauf la lecture suivie de comédies et tragédies du XVIIe, et en « collège technique » des lectures suivies au sein d’une œuvre romanesque. Le souci d’une culture littéraire solide et éclectique (textes traduits de l’Antiquité ou des littératures étrangères) pour les élèves des collèges techniques irrigue les instructions de 1947.

Les horaires distingueront toujours soigneusement les élèves latinistes et les non-latinistes. En 6e, l’horaire des latinistes est de 4 heures, celui des non-latinistes de 7 heures de 1902 à 1938, puis de 6 heures de 1938 à 1953 ; jusqu’en 1959, de la 6e à la 3e, les « modernes » auront toujours 2 heures de plus que leurs camarades « en compensation du latin » - lectures dirigées et exercices de rédaction.

1880-1960. En second cycle de lycée

Le second cycle en trois ans date de 1874 ; auparavant en deux ans, il se terminait par la classe de rhétorique (la Première actuelle) et le baccalauréat, la Terminale étant facultative. Le second cycle du lycée technique se met progressivement en place à partir de 1946.

Le français s’impose en second cycle par un coup de force. En 1880, après de nombreuses controverses, Jules Ferry, imputant le désastre de 1870 à un enseignement rétrograde, supprime le discours latin d’imitation du baccalauréat au profit d’une épreuve de français argumentée. Il fixe un programme de littérature française jusque-là absent, et de nouveaux exercices pour la nouvelle épreuve du baccalauréat. La glose, « les amplifications stériles » et l’imitation, jusque-là reines, sont remplacées par l’explication littéraire, la primauté des textes, et la dissertation devient l’exercice du baccalauréat, comme « entraînement intense à l’art de penser, et de penser juste, c’est-à-dire sur des faits bien élucidés ». C’est la naissance d’un véritable enseignement du français et de la littérature, théorisé par le positivisme de Gustave Lanson recherchant des méthodes objectives favorisant la réflexion plutôt que la rhétorique de fiction. Les programmes de 1925 et 1938 pour le collège s’en inspireront en proposant en 3ème une initiation à l’argumentation.

Le français s’émancipe définitivement du giron latin par la création en 1946 de la licence de « lettres modernes » et en 1952 du CAPES correspondant, alors que jusque-là l’enseignement du français était exclusivement dispensé par les professeurs de « lettres » (c’est-à-dire de français, latin et grec), devenus en 1946 de « lettres classiques ».

Comme en premier cycle, les programmes de littérature resteront quasiment inchangés pendant un siècle. Le XVIIe est prépondérant comme au collège, les autres siècles du XVIe au XIXe sont étudiés en « morceaux choisis ». Pascal, Rousseau, Diderot et Voltaire apparaissent en 1902, les romanciers du XIXe en 1925. En 1947 et 1967 on insiste sur le roman et la poésie du XIXe mais en œuvre complète seulement en Première, alors que le lycée technique introduit un
roman de Stendhal dès la Seconde
.

Les horaires seront très longtemps stables : 4 heures hebdomadaires la plupart du temps, 5 heures en Seconde à partir de 1970.

Les méthodes sont dans tous les cas actives. Dès 1880 les textes prônent le travail collectif, la réflexion autonome (« on habituera l’élève à trouver les principales idées de ses compositions »), en 1938 sous l’influence des mouvements d’éducation nouvelle, « le libre et complet développement des facultés des élèves », mais, comme le montrent les programmes très détaillés et exigeants de Jean Zay, sans réduire les savoirs ni les ambitions : « ils devront être capables d’exprimer, par la parole et la plume tout ce qu’ils auront à dire, sans rester en deçà ni aller au-delà de leur pensée. » Sous l’influence des premières recherches linguistiques de Bally, l’enseignement de la grammaire et du type de langue à enseigner sont déjà interrogés par les programmes de 1938.

"Il n’y a plus, parmi les enfants dont nous avons la charge, de clientèle prédestinée."


Les années soixante vont entériner et légaliser l’essor de la scolarisation, manifeste à l’après-guerre. La réforme Berthoin de 1959 prolonge la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans et, faisant passer en actes les paroles de Gustave Monod (un des artisans du plan Langevin-Wallon de 1947) : « Il n’y a plus, parmi les enfants dont nous avons la charge, de clientèle prédestinée. », travaille à une démocratisation qui va amener tous les élèves au collège, et fusionner les divers collèges en un système unique de premier cycle.


1960 -1975. À l’école primaire

Cette réorganisation, qui prendra quinze ans, change la finalité de l’école primaire, qui devient une propédeutique du collège.

Ses manques (« la lecture courante n’est pas encore complètement acquise à dix ans par la moyenne des élèves », instructions de 1938 et 1950) sont un temps combattus par un renforcement des horaires du français, puis par un changement de méthodes fondé sur « l’activité intelligente des élèves », qui doit donner du sens à leurs acquisitions, jugées trop automatiques en lecture et grammaire pour permettre « un enseignement de culture ».

En lecture, la méthode alphabétique est contestée pour son mécanisme, au profit d’une méthode idéovisuelle censée développer la recherche empirique de l’élève. Le déchiffrage, recommandé sur trois mois en 1923, est porté à deux ans (en fin de CE1) en 1972. En 1985 toujours, les instructions affirment : « Lire, c’est comprendre. Le maître n’engage donc pas l’enfant dans un apprentissage mécanique et passif. »
Dans le « plan Rouchette » de 1969, l’apprentissage de la langue normative, celle des « héritiers » selon Bourdieu, est remplacé par celui de la langue en situation de communication, jugée plus accessible à ceux qui ne le sont pas, et plus conforme aux avancées de la linguistique universitaire.

En conséquence, les horaires du français baissent, puisque l’élève est considéré comme plus actif du fait des nouvelles méthodes : les horaires du CP passent en 1969 de 15 à 10 heures par semaine, et en 1995 à 9 heures.

Les programmes de grammaire s’allègent graduellement, l’allongement de la scolarité permettant de reporter vers l’aval l’acquisition des connaissances – ce qui entre en contradiction avec les affirmations de 1960 demandant le renforcement des acquis de l’école primaire, en amont donc, pour une scolarité ultérieure efficace.

1960-1975. En premier et second cycles

Dans un premier temps les programmes ne changent pas et reproduisent les instructions antérieures, mais étendues à tous. Sur le papier, la démocratisation est complète : en 1964, toutes les classes du premier cycle ont les mêmes programmes ; les élèves non-latinistes ont 2 heures hebdomadaires de plus que leurs camarades latinistes, comme dans le lycée de 1902 et 1925. Des horaires généreux sont donc considérés comme partie prenante de la démocratisation.

Les méthodes en revanche marquent le pas. Si les classes de 6ème et de 5ème connaissent des « travaux dirigés » en demi-classes qui poussent à des exercices plus actifs, la force de la tradition perdure en littérature dans les deux cycles : l’histoire littéraire et le recours à la biographie tiennent trop souvent lieu d’explication, l’écriture littéraire est peu analysée et les textes sont souvent donnés comme transparents, enfin la littérature est vue sans autre forme de procès comme une formation morale : une « atmosphère de beauté morale liée à la beauté littéraire »(Memento de 1953), qui empêche l’élargissement du programme à des œuvres et à des périodes plus contestataires.

La novation et une véritable réflexion sur la culture littéraire pour tous se développent au contraire dans l’enseignement technique accueillant depuis son origine des élèves d’origine populaire. L’enseignement grammatical est pensé hors du latin et cherche à renouveler « l’intérêt de la grammaire », « étude d’intelligence ». L’explication littéraire y rejette les scléroses de l’enseignement général, privilégie le travail sur le texte et non la glose, et rejette la morale au profit d’une vision formatrice : « la littérature est une force sociale ». Les horaires (6 heures en 6ème et 5ème, 5 heures en 4ème et 3ème) soutiennent cette formation. Les programmes (1961) sont plus ouverts, incluant le XIXe, le XXe, les littératures étrangères traduites, l’étude d’œuvres complètes, et font, jusqu’au lycée inclus, une place importante à la pédagogie de l’écrit et à celle des exercices de « composition française », avec des méthodes actives de recherche collective.

L’ère du soupçon


La cohabitation de ces deux conceptions antinomiques de l’enseignement du français, entre un humanisme classique à visée morale et esthétique, et les partisans d’un enseignement explicite et codifié, est le symptôme d’une crise latente. Crise didactique avec le « nouveau roman » qui fait éclater les codes de l’explication littéraire par des détours extérieurs au texte, et avec le développement de la linguistique qui promeut la grammaire fonctionnelle plus exacte ; crise sociologique qui met en cause, avec « Les Héritiers » de Pierre Bourdieu (1964), le caractère socialement et scolairement sélectif de la langue française élaborée ; crise pédagogique, les enseignants de l’AFEF voulant substituer à l’histoire littéraire « une capacité d’accès méthodologique aux grandes œuvres », et éliminer la dissertation (1969). Ces dernières conceptions vont rencontrer les théories issues de l’éducation nouvelle, donnant davantage de place à l’activité de l’élève comme créateur de son savoir, et s’imposent dans les années 65-70.


Le ministre Alain Peyrefitte, soucieux des changements suscités par la réforme Berthoin et des besoins pédagogiques de renouveau, leur donne corps ; il demande en mars 68 des « maîtres qui soient moins les serviteurs d’une discipline que les serviteurs des enfants », et des professeurs qui soient « des animateurs ». Pendant ce temps, certains professeurs de français estiment qu’il faut renoncer aux exigences supposées discriminantes de la discipline pour reconnaître à travers leur langue les élèves de milieux populaires.

Ce renoncement disciplinaire généralisé est institutionnalisé dans les textes officiels de 1963-66 réglant les « classes de transition » destinées aux élèves faibles des anciennes classes de fin d’études du primaire : individualisation des tâches, appui sur la « motivation » et « l’intérêt immédiat » ; absence d’horaires dédiés et de programmes, disciplines effacées au profit de travaux par « thèmes » ; apparition de la formule « l’élève au centre de l’action éducative » (1966). Critiquées par l’extrême gauche qui y voit une mise à l’écart définitive des élèves d’origine populaire, ces conceptions seront étendues, par souci de cohérence sociale et politique, à l’ensemble des scolarités primaire et de premier cycle, par la loi de 1989 : « l’élève est au centre du système éducatif » et « construit un savoir... par sa propre activité ».

Des expérimentations inverses, exigeantes et scientifiquement menées, ne seront ni diffusées ni exploitées. Dans ces mêmes années 60-70, le sociologue Guy Vincent se consacre au capital linguistique de collégiens en difficulté et met en évidence leurs capacités d’abstraction ; l’instituteur Jean Repusseau parvient aux mêmes convictions à partir de l’immersion d’élèves réputés faibles dans une « pédagogie de la culture » : des textes exclusivement littéraires de grands auteurs servent de base à l’ensemble de son enseignement du français. Leurs conclusions auraient pu remettre en cause le choix officiel, pour remédier à la difficulté scolaire, d’affaiblir les exigences ; et mettre en lumière l’erreur d’une politique minimaliste. Il n’en a rien été.

1975- 1995 À l’école primaire et en premier cycle, de la 6e à la 3e

Les programmes du primaire de 1972 sont prorogés par le ministère Chevènement en 1985, avec une insistance sur l’organisation et la régularité de l’apprentissage de la langue. Le CP gagne 1 heure, passant de 9 à 10 heures hebdomadaires de français.

Le collège unique de 1975, englobant définitivement les filières antérieures, se dota de programmes plus ouverts que les précédents qui dataient de presque un siècle, limitant la place du XVIIe siècle au profit d’œuvres complètes du XXe, insistant sur la qualité de l’expression par des exercices détaillés de rédaction et d’ « entraînement méthodique », et rénovant l’explication de textes, avec un esprit d’exigence proche de celui des programmes de Jean Zay.

Une démocratisation effective s’exerça pendant quelques années, de 1968 à 1977, utilisant, comme levier de la scolarisation des classes sociales populaires et palliatif de l’absence du latin, des horaires généreux (6 heures hebdomadaires, soit 216 heures annuelles, dont la moitié dédoublées) calqués sur ceux des élèves non-latinistes des cours complémentaires. Mais ce bienfait cessa rapidement : les horaires du CP furent réduits de 30% en 1969 et la réforme Haby instituant le collège unique fit en un été (1977) passer la scolarisation en collège de la démocratisation à la massification : les élèves les plus démunis allaient recevoir moins d’heures que leurs prédécesseurs les plus favorisés du premier cycle des lycées, avec la disparition d’une heure hebdomadaire et des dédoublements. Une heure de « soutien » facultative destinée aux élèves faibles, rompant le dynamisme d’une progression, ne pouvait remplacer l’horaire perdu ni les heures de demi-groupe.

La réforme Chevènement de 1985 entérina les programmes antérieurs, mais en baissant encore les horaires d’une demi-heure et en supprimant le « soutien ». Les professeurs sont sommés d’enseigner mieux en enseignant moins, car, ainsi, ils « identifient mieux l’essentiel »...

1975-2000. En second cycle de lycée

Le second cycle va se réformer sous la triple pression -en amont de la réforme Berthoin, en aval de l’université et du pouvoir politique réclamant davantage de scientifiques. Les filières classiques sont revues, laissant place en 1965 à trois séries : littéraire, scientifique et économique, la quatrième série technique étant maintenue et allongée sur un cursus en trois ans. Les épreuves du baccalauréat sont en 1969 anticipées à la fin de la Première et généralisées à l’ensemble des séries, causant paradoxalement l’affaiblissement graduel de la série littéraire.

Ces épreuves sont revues. La composition française sur programme d’auteurs bloquait toute évolution. Elle est remplacée par le choix entre trois exercices : un résumé-discussion de texte d’idées, plus fonctionnel, un commentaire composé sur libellé, un essai littéraire de type dissertatif. Ce passage de l’histoire littéraire rigidifiée à la formation de « capacités de réflexion et d’expression » est le symétrique de celui de 1880, rejetant l’imitation stérile au profit de la dissertation critique. Un oral d’explication de texte est parallèlement créé.

La formation des professeurs et les préparations aux concours se modernisent, incluant des études de linguistique et de nouvelle critique, et vont peser sur la rénovation de l’explication de textes.

De nouveaux programmes paraissent en 1981, à la suite et dans l’esprit de ceux du collège de la réforme Haby. Ils prennent en compte les avancées linguistiques et les méthodes actives, mais marquent des hésitations de doctrine (« la littérarité est difficile à définir avec rigueur », « il n’y a pas un modèle unique de culture. ») et de prescriptions : la liste d’œuvres est remplacée par une liste d’auteurs, l’argumentation viserait moins à penser qu’à persuader. Cependant la définition des épreuves d’examen, insistant sur la formation d’un jugement critique, limite les incertitudes et guide les pratiques. En 1988 d’autres programmes paraissent, à la fois plus classiques (retour d’une liste d’œuvres et de l’histoire littéraire mais en contexte) et plus novateurs : l’explication de texte devient « lecture méthodique » organisée autour d’outils linguistiques et rhétoriques qui dissuadent de la vieille explication impressionniste ou biographique.

« L’élève au centre du système »


Les théories issues de l’éducation nouvelle sont depuis les années 60 introduites au ministère, avec Louis Legrand promoteur du plan Rouchette et des « groupes de niveau », puis Philippe Meirieu, conseiller et un temps membre du Conseil national des programmes. Elles prennent force de loi à partir de 1989 (loi Jospin). Pour donner plus d’autonomie à l’élève, limiter le rôle de la transmission, réputée trop autoritaire et invasive, l’élève est placé « au centre du système éducatif » et sommé d’y « acquérir un savoir et de construire sa personnalité par sa propre activité », dans le cadre d’une « socialisation » qui « est un objectif prioritaire de l’école obligatoire ».

Cette « socialisation » prend le relais de la vieille formation morale par les textes des années 50, bannie depuis trente ans. Les sociolinguistes universitaires entrés au Conseil national des programmes s’en chargent, en introduisant des notions techniques (genres, registres, énonciation) destinées à lutter contre la « connivence culturelle » humaniste des élites, et des concepts de communication (« actes de parole ») propres à « désarmer une violence verbale » . L’objectif est double : pacifier les relations sociales en les rendant « respectueuse(s) du pacte démocratique de l’interdit de la violence », et instaurer une égalité « horizontale »entre les élèves, en éliminant la transmission « verticale » et historique de la culture, remplacée par un bagage technique.


1995-2008. À l’école primaire et en premier cycle, de la 6ème à la 3ème

Les programmes de 1995 (ainsi que ceux de 2002 en primaire) illustrent les principes de ce « constructivisme » lié à l’activité individuelle de l’élève. Celui-ci doit être placé constamment « en position de recherche », « s’initier », « découvrir » en « élève enquêteur » au centre de la globalité des savoirs, et s’y orienter par lui-même. En grammaire, l’élève va « observer les variations qui affectent les verbes », les « exercices répétitifs » sont bannis. Pendant ce temps les horaires diminuent (la moyenne de l’horaire hebdomadaire du primaire passe de 10 heures à 7,7 heures entre 1969 et 2002) – l’utilisation du français dans toutes les matières (« pratique transversale de la langue ») étant censée remplacer son étude -, les contenus baissent (« l’explication de la subordination est reportée au collège »).

La question des méthodes d’apprentissage de la lecture se clarifie peu à peu. Un premier revirement en 2002 préconise le « phonocentrisme » et prend ses distances avec la méthode globale ou « à hypothèses », la conférence de consensus de 2003 et un arrêté de 2006 entérinent l’importance de l’automatisation des procédés de décodage et d’identification des mots.

Au collège, règne l’imprécision du constructivisme. En grammaire, l’élève doit être « capable de réfléchir plutôt que de reconnaître ». La méthode globale d’explication des textes somme l’élève de distinguer des « discours » (« actes de communication »), puis de passer à la « grammaire de texte » (organisation interne des énoncés) et enfin « de phrase » où seront peut-être distinguées les fonctions. En pratique, grammaire et explication de texte doivent se mener en même temps, globalisées en « séquences » d’étude conjointe des textes et de de la langue – brouillage qui exclut les apprentissages progressifs et structurés et nie la grammaire comme système.

La littérature, elle aussi, passe sous la coupe des « discours », « actes de parole » dont « l’analyse oblige à prendre en compte une dimension sociale ». Tous les textes sont donc répertoriés en fonction de leur type (« discours narratif », « discours argumentatif »...) et non de leur auteur, de leur qualité ou de leur époque : tous les « discours » de même type s’équivalent, qu’ils soient littéraires ou non ; la « littérature de jeunesse » éclipse bien des œuvres classiques jusque-là réputées indispensables à la culture commune.

Quant aux horaires fixés par le ministère Bayrou en 1995, ils deviennent variables au sein d’une « fourchette » allant de 4 à 5 h 30 de cours par semaine. D’un établissement à l’autre, un élève peut donc avoir reçu jusqu’à 32 semaines de cours de moins (presque une année scolaire – 36 semaines) qu’un camarade d’un autre collège.

Le « socle commun »


Entre temps, le « socle commun » théorisé dans le rapport Thélot de 2004, est instauré par la loi Fillon de 2005, satisfaisant aux vœux du sociologue François Dubet : que les savoirs du collège soient réglés sur « ce que doit savoir le plus faible des élèves quand il en sort. », seule garantie selon lui contre les inégalités. Principe inverse de celui du plan Langevin-Wallon de 1947, où « tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte. »


1999-2011 En second cycle de lycée

Alain Viala, universitaire à Oxford et auteur des programmes de lycée de 1999, prêche lui aussi pour une approche globale de la littérature : « L’école se doit de donner une vue d’ensemble qui les rende [les élèves] capables de faire des choix en connaissance de cause », au nom de la démocratie : « dans un programme scolaire, imposer une conception ne respecterait pas la vérité scientifique ni les principes démocratiques. » Il n’y a plus d’échelle de valeurs, et l’explication de textes est censée nuire aux élèves : « en montrant la richesse d’un texte, on renforce l’image de l’écrivain de génie, en paralysant la faculté d’écriture d’élèves qui manient mal les idées. »

En retour, le programme va pourvoir l’élève de quelques clés supposées universelles et démocratiques : pour accéder aux œuvres et les comprendre, il faut les classer en genres, en registres (tonalités épique, tragique etc., et même épidictique), connaître leur histoire littéraire et culturelle, et leur « effet sur le destinataire ». Le but de l’étude d’un roman sera « de faire apparaître le fonctionnement et la spécificité du genre narratif. »

Les programmes sont réduits à des genres, sans noms d’auteurs – le professeur choisira les œuvres. Les exercices de baccalauréat (auxquels on ajoute sans supplément de temps un « corpus » de textes à analyser pour contraindre à « une vue d’ensemble ») calqués sur ces programmes deviennent infaisables, et absorbent une grande partie du temps scolaire. Un troisième type d’épreuve est introduit en remplacement du résumé-discussion ; le « sujet d’invention », qui revient aux sujets d’avant 1880 et à des jeux de rôles improbables où l’anachronisme peut librement s’épanouir (imaginer un discours de Flaubert s’adressant à Zola, une discussion entre Diderot et Van Loo sur les mérites descriptifs comparés de la peinture et de la littérature, une lettre de la fille de Madame de Sévigné à sa mère, une lettre à un directeur de revue littéraire pour lui proposer un poème...).

Les élèves ayant beaucoup de mal à assimiler ces outils nouveaux et ne comprenant pas en quoi ils pouvaient éclairer des textes dont ils ne saisissaient même pas le sens littéral, les inspecteurs généraux sonnent le tocsin dès 2003. En 2007, le roman est réintroduit en classe de Première d’où il était absent. En 2011, un programme par thèmes littéraires larges et par genres remplace les précédents, sans toutefois supprimer le « sujet d’invention » au baccalauréat, dont la réalisation donne souvent des résultats indigents, et dont le type n’a rien à voir avec des études supérieures à venir.
Mais les horaires sont drastiquement réduits par la réforme Chatel de 2010 : suppression de 1 h 30 de cours en Seconde (54 heures sur l’année), perte de 126 heures de français sur l’ensemble du cursus de la filière littéraire L.

2008-2016 À l’école primaire et en premier cycle, de la 6ème à la 3ème

En 2008, le ministère Darcos revient en primaire à des programmes plus explicites, proches de l’esprit de ceux de 1985 quoique moins complets. Le lexique du tâtonnement disparaît. Le CP compte 1 heure de plus (de 10 h à 11 h). Mais les cours du samedi matin (qui avaient lieu deux semaines sur trois) sont supprimés, réduisant ainsi de deux heures le total hebdomadaire. Cette perte ne sera jamais compensée, la loi de « refondation » de 2013 l’entérinant sans autre forme de procès.

Au collège, les « discours » disparaissent des programmes, la grammaire peut être enseignée de façon autonome et construite, et non au hasard des textes. La littérature reprend sa place en tant que porteuse de sens et non de « discours ». Mais les horaires ne sont pas renforcés.

Le ministère calcule que le niveau d’orthographe grammaticale des élèves a régressé d’au moins deux années scolaires entre 1987 et 2007 (les élèves de 5e de 2007 ont le niveau du CM2 de 1987), et à nouveau entre 2007 et 2015 (enquête Cedre, Note d’information DEPP n°28, novembre 2016).

2016 : nouveaux programmes, grand bond en arrière


Tous les programmes de l’école primaire et du collège, pour toutes les classes en même temps à la rentrée 2016, sont refondus en 2015 par le Conseil supérieur des programmes (CSP) et structurés selon le « socle commun » (la maîtrise des connaissances, des compétences et des comportements nécessaires pour s’intégrer dans le monde professionnel, selon les critères européens).

Un quart de siècle après, ils reprennent les principes de la loi de 1989 et des programmes de 1995 : globalisme au nom du constructivisme dans tous les domaines, maîtrise de la lecture reportée en fin de CE2, réduction de l’étude de la langue (abordée en dernier point des divers programmes, et appauvrie : l’apprentissage du passé simple est réduit à la 3e personne). La grammaire repose à nouveau sur des tâtonnements et des manipulations ; au collège, la « séquence » mêlant littérature et grammaire revient comme modèle pédagogique imposé.

Quant à l’étude des textes et de la littérature de la 5e à la 3e, elle est subordonnée, comme dans les programmes Viala du lycée abandonnés en 2011, à des catégories, mais qui n’ont ici rien de littéraire ; ce sont des « entrées » de type éducatif ou socialisant de développement de la personne : « se chercher, se construire », « vivre en société, participer à la société », « regarder le monde, inventer des mondes », « agir sur le monde ». Toutes les œuvres doivent donc entrer dans ces sens préétablis, au lieu que la « lecture méthodique » du lycée des années 90 refusait « les sens préexistants »... Toute production écrite ou filmée peut être objet d’étude : tous les supports (œuvres classiques, littérature de jeunesse, bandes dessinées, séries, films) sont possibles. L’étude chronologique disparaît, de même que les listes d’auteurs et d’œuvres.

Les programmes se déclinent en cycles, avec seulement des « repères de progressivité » succincts. C’est ainsi que la classe de 6e, incluse dans le cycle 3 du primaire (CM1, CM2, 6ème) comme le réclamaient depuis longtemps les sociologues, n’a plus de programme de littérature et se fait complément du CM2. En cycle 4, les différences de niveau sont effacées dans une formule « de la 5ème à la 3ème », nuisant à l’égalité entre établissements, et compliquant les changements d’école ou de collège.

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Quelles leçons peut-on tirer de cette exploration historique ? Quelles occasions l’enseignement du français a-t-il manquées au cours de son histoire ?

1) La définition de l’enseignement du français, fixée à son apparition comme discipline autonome, est-elle toujours fondée ?

Dès l’instauration de l’instruction publique, il s’agit dans les petites classes d’acquérir la lecture, la maîtrise de la langue, les premières approches d’une langue littéraire, par les récits, les poèmes, les fables. Les premières instructions (1923, 1938, 1945 et 1950) détaillées et bienveillantes, incluant la pratique de l’oral, fixent ces fondements. Les principaux écueils rencontrés au cours de cette période semblent le formalisme et le laxisme.

Les principes d’une étude « chimiquement pure » de la littérature semblent établis dès le coup de force instituant le français au baccalauréat en 1880 : « L’étude des littératures se fera par les textes », « par une méthode positive » « formant à un impérieux devoir d’exactitude ».

Les exercices conduiront à l’exercice de la réflexion et à la formation de la pensée : « un bon rapport, un bon exposé dans un style exact, clair et suivi, sans autres qualités littéraires que l’ordre et la justesse. » (G. Lanson, 1909)

G. Rudler préconisera la dissertation, présentée comme « un théorème ». Les élèves « comprirent vite ce langage (…). Je conclus de là que nous aurions tort de nous montrer sceptiques sur l’intelligence de nos élèves. Nous pouvons attendre et obtenir beaucoup d’eux, pourvu que nous leur apportions une méthode. »

Cette conception assez « scolaire » (au sens de « accessible aux élèves ») détachée des influences, faisant des textes les seuls guides de leur interprétation, et cultivant l’esprit critique par des méthodes explicites, perdure assez longtemps avant et après guerre, et préside sans beaucoup de remises en cause internes à la scolarisation massive dans les programmes du collège de 1961, 1975 et 1985, ainsi que ceux du lycée de 1981 et 1988.

Cette définition de la formation linguistique et littéraire est-elle pérenne ?

2) Quelles conceptions ont pu dénaturer et instrumentaliser l’enseignement de la langue et de la littérature ?

La question morale et la formation civique

L’idéal cornélien du héros et de la vertu s’impose à travers l’importance longtemps prégnante du XVIIe siècle dans les années 1920-50, et paralyse l’extension des programmes, tout comme la formation à « la beauté morale » par les beaux textes des années 1950. La socialisation, vue comme l’apaisement des rapports relationnels (persuasion de Perelman), prend le relais de la morale dans les années 1990 (Meirieu). Les programmes de 1995 et 2000 en portent la marque. Ceux de 2016 y reviennent (programmes de littérature par « entrées » socialisantes).

La littérature est alors employée pour d’autres fins qu’elle-même, et cette utilisation stérilise la vertu des textes comme porteurs de sens, et surtout porteurs d’un sens pluriel induit par le langage littéraire. Pédagogiquement, elle rend l’apprentissage incompréhensible par de jeunes élèves. Politiquement, elle réduit l’instruction à une catéchisation, et pose le problème de la formation du jugement critique.

Comment sortir de l’instrumentalisation du français ?

La question politique

Elle s’est manifestée par la contestation de la culture « bourgeoise », qui a perduré dans la contestation de l’apprentissage de la langue élaborée, versus la langue du peuple.

Le contexte historique a joué contre le français : l’instruction portée par la IIIème République a été assimilée à une colonisation des esprits ; inversement, le constructivisme réinstaurant l’activité de l’élève serait une tentative de décolonisation.

La politisation des questions pédagogique et didactique a brouillé tous les efforts de réflexion disciplinaire (depuis les années 60 et la dénonciation du plan Rouchette par l’Académie française et Le Figaro, toutes les questions d’instruction sont devenues politiques) : la méthode syllabique a été accusée de conservatisme, de méthode « de droite », contre le globalisme réputé « de gauche », paralysant les réflexions sur l’efficacité des méthodes et empêchant de penser les rapports dialectiques entre analyse et synthèse dans l’apprentissage de la lecture par des enfants en devenir. La « lecture méthodique », dont l’objectivité a été saluée et reconnue salutaire, a été proclamée « seule lecture de gauche », alors même que c’étaient des progrès didactiques et non directement politiques, la linguistique et la nouvelle critique, qui l’avaient permise.

Comment sortir de la lecture politique des méthodes ?

3) Quelles réalités ou modalités de l’enseignement du français ont-elles été négligées, ou non interrogées ?

Le préjugé misogyne

L’enseignement féminin sans latin ni grec en lycée (jusqu’en 1924) n’a pas été interrogé, alors qu’il pouvait éclairer la question de la grammaire (qu’est-ce qu’un enseignement de la grammaire détaché du modèle latin ?) et celle de la culture commune (quel programme de littérature dans les lycées de jeunes filles ?). Seul l’enseignement masculin a prévalu, comme modélisateur de la discipline.

Le préjugé de classe

Les premières démocratisations se sont effectuées dans les « écoles du peuple » sans latin (écoles primaires supérieures municipales, cours complémentaires, collèges techniques) bien avant la réforme Berthoin et le collège unique : entre 1937 et 1947, la proportion des enfants d’ouvriers et artisans en 6e passe de 9 à 31%. Mais les instructions et les méthodes qui les concernent, très détaillées en contenus et horaires, ne sont pas reprises au moment de la démocratisation, qui s’effectue sur le « modèle lycée ». Très explicites et graduées, elles auraient pu modéliser celles du collège unique (comment forme-t-on les enfants « du peuple » ? pourquoi les instructions qui les concernent ont-elles été si prescriptives, et dans quel but ? Pourquoi n’a-t-on pas repris leurs leçons ?).

Le latin comme alibi, le français sans latin grand absent

Le latin a longtemps été utilisé à décharge : horaires renforcés des élèves non-latinistes en lycée et en cours complémentaires de 1902 à 1959, et en collège en 1968-69 pour pallier la disparition du latin en 6ème.

À partir de la démocratisation par massification, le latin est utilisé à charge : baisse des horaires de 30% en CP (1969) parce que le latin en 6ème va être supprimé (le français ne servirait qu’à faire du latin) ; comme tous n’auraient pas fait de latin, les non-latinistes potentiels perdent leur avantage...

En éliminant le latin comme alibi administratif ou politique, on aurait pu définir les exigences d’un enseignement du français compensant la réflexion linguistique apportée par l’étude du latin (quel renforcement des horaires ?, quel type d’exercices compensateurs de cette réflexion ?), en s’appuyant sur les textes de 1902 et 1925 pour le lycée, de 1947 et 1961 pour l’enseignement technique, où la référence au latin est traitée.

4) Quelles occasions ont-elles été manquées ?

L’examen des horaires n’a jamais eu lieu

Les horaires dévolus au français n’ont cessé de baisser depuis 1975, date de la démocratisation fixée par la loi. Cette démocratisation ne s’est donc jamais faite, puisqu’on a donné légalement moins à ceux qui auraient nécessité le plus, légalement moins qu’à leurs prédécesseurs favorisés par leur milieu social et culturel, légalement moins qu’à leurs prédécesseurs enfants « du peuple ».

Depuis les années 70, l’examen des méthodes (automatismes) n’a jamais eu lieu, sauf tout à fait récemment (en lecture). Les méthodes prescriptives ont été considérées comme un formatage, les méthodes constructivistes n’ont jamais été évaluées, sauf par leur échec (enquêtes sur la baisse de qualité de l’orthographe grammaticale, entre 1987 et 2015). Pire, l’Éducation nationale confond constamment nouveauté et qualité, et se précipite sur les dernières méthodes des derniers gourous, éventuellement les subventionne (« enseignants innovants », « constante macabre », « classe inversée », numérique sans recul). Les méthodes scolaires, qui demanderaient prudence, distance et temps long, sont traitées dans l’urgence et comme des modes éphémères, sans qu’on s’appuie sur la recherche. Des querelles doctrinales condamnent ou minent des pratiques adaptées.

Des expériences et recherches documentées et chiffrées des années 60 ont été écartées (G. Vincent, J. Repusseau), alors que ces recherches sur les capacités des enfants « du peuple », menées scientifiquement et toujours consultables, auraient pu beaucoup plus tôt éclairer les esprits et les décisions.

La leçon de l’échec des classes de transition (enseignement « déficitariste »), pourtant tirée politiquement (Baudelot, Establet) et par l’institution (abandon en 1973) n’a jamais été entendue : ce dispositif ruiné a continué de servir de modèle pédagogique, jusqu’à maintenant, et de « boîte à idées » ; en 1966 déjà, en effet, les programmes des classes « pratiques » définissaient les quatorze « attitudes et qualités valables pour toute activité de travail », ancêtres des « compétences » de l’OCDE.

Les grands absents des réformes sont les élèves

Quel est l’impact réel sur eux de l’enseignement dispensé ? Les interroge-t-on suffisamment sur leur réception des cours et des exercices ? La didactique du français ne peut-elle servir de pédagogie ? Pédagogie explicite et soulagement des élèves : des pistes à explorer sur la réaction des élèves à l’explicitation des attentes et aux raisons des choix de méthodes.


[1Merci à Philippe Le Quéré, co-auteur des trois parties de l’historique complet, d’avoir bien voulu relire cette synthèse.