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L’interdisciplinarité selon l’Institut de recherches FSU

samedi 18 février 2017, par Alain Beitone

Disciplines et interdisciplinarité
Regards Croisés, n° 20, oct-déc 2016
(Revue de l’Institut de recherches de la FSU)

A la suite du chantier « Disciplines » ouvert il y a trois ans au sein de l’Institut de recherches de la FSU, nous disposons d’un copieux et très intéressant dossier sur la question décisive des disciplines et de l’interdisciplinarité.

La première phrase de l’introduction du dossier l’affirme avec force : « Disons-le tout net : aucun.e enseignant n’est hostile à l’interdisciplinarité » (p.8). Ce qui permet de tordre le cou au discours convenu sur les enseignants conservateurs, crispés sur leur discipline, etc. Paul Devin (SNPI-FSU) dénonce pour sa part « la simplification outrancière des débats qui voudraient associer l’interdisciplinarité à une conception ouverte et progressiste de l’enseignement pour considérer l’attachement aux disciplines comme un repli conservateur et élitiste » (p. 10). L’introduction du dossier précise : « enseignant.e.s et chercheur.re.s pointent les risques qu’il y a à faire de l’interdisciplinarité la panacée universelle, de croire qu’elle résoudrait par miracle tous les problèmes d’échec scolaire. Ils montrent, à l’inverse à quel point elle peut accentuer les inégalités de départ, en dissimulant une réduction des enseignements disciplinaires liée à des baisses de moyens sous un vocable séduisant. Limiter ce qu’on apprend à un élève à des compétences transversales, c’est renoncer à lui donner la culture nécessaire à sa vie de citoyen libre, c’est formater et non former » (p. 8). Christian Orange (enseignant chercheur à Bruxelles et à Nantes) souligne que les disciplines constituent une façon « extraordinaire » de voir le monde qui se distingue de la façon ordinaire de le voir. Dès lors, la pluralité des disciplines est importante et nécessaire car les disciplines se réfèrent à « autant de façons « extraordinaires » de penser et d’agir sur le monde ». Il ajoute : « l’existence des disciplines scolaires est alors une condition d’accès à des formes nouvelles de penser et d’agir, autant de possibilités pour les élèves de se développer en se démarquant du sens commun ; donc de s’émanciper » (p. 13). Il rejoint ici Paul Devin pour qui « l’activité intellectuelle disciplinaire est indispensable à la construction des savoirs » (p. 10). Pour Christian Orange, l’interdisciplinarité peut être féconde à condition que l’on enseigne préalablement aux élèves les savoirs disciplinaires : il est donc nécessaire que les élèves mobilisent les outils que procurent les disciplines d’une manière consciente. Sinon, on tombe dans « l’inter-café du commerce » où chacun vient avec ses façons habituelles de penser et où nul n’échappe à la pensée commune » (p. 13).

Dans la logique de cette approche, Christian Orange met en garde contre les « éducations à ». Maryline Coquidé (professeure de sciences de l’éducation à l’ENS de Lyon) cite Jean-Pierre Astolfi qui affirmait que « ce qui manque aux élèves, ce n’est pas tant l’ouverture interdisciplinaire qu’une disciplinarisation préalable de leur esprit » (p. 22). Elle souligne aussi que, dans le cadre de l’Enseignement Intégré des Sciences et de la Technologie (EIST) au collège, on risque de laisser de côté « la question des obstacles épistémologiques liés aux objets disciplinaires » (p. 21).
Dans ce dossier, on ne sera pas étonné de voir Elisabeth Bautier défendre les savoirs et faire observer que « les élèves en difficultés sont en effet aussi le plus souvent ceux qui non seulement questionnent peu le monde, mais qui ont des certitudes ancrées dans des expériences et des préjugés et non dans des savoirs » (p. 24). Elle souligne que, pour beaucoup d’élèves, il est difficile d’admettre qu’un même objet « puisse simultanément être éclairé par des savoirs disciplinaires différents sans qu’il y ait contradiction » (p. 24). On comprend dès lors que l’un des enjeux de l’interdisciplinarité est de former les élèves à cette pluralité et à cette complémentarité de regards disciplinaires différents et complémentaires. Mais une interdisciplinarité qui se définirait en opposition aux disciplines ou en les faisant disparaître dans un prétendu savoir intégré serait de nature à mettre les élèves en difficulté en les privant des apports épistémologiques et conceptuels propres aux disciplines. Et Elisabeth Bautier de conclure : « Il s’agit bien d’utiliser l’interdisciplinarité comme un levier mais qui nécessite un haut niveau de maîtrise des disciplines dans leur visée et leur façon spécifique de construire des connaissances. Sans cette exigence, le risque est grand que les inégalités en soient au contraire accrues » (p. 26). Bernard Rey (professeur à l’Université libre de Bruxelles) plaide pour que l’on forme les élèves à un « regard instruit » sur le monde, il précise que ce regard instruit « doit orienter les élèves sur une réponse correspondant à une discipline scolaire (…) et non sur une réponse pragmatique, par intuition ou par conviction personnelle » (p. 28).

Le dossier comporte également un entretien marquant avec Yves Lenoir (Université de Sherbrooke) conduit par Christian Couturier (SNEP-FSU). En ouverture de l’article on trouve cette phrase : « L’interdisciplinarité est sans doute le plus sûr moyen d’arriver à la désintégration des apprentissages » (p. 30). Sous la plume d’un auteur qui travaille depuis des années sur la question de l’interdisciplinarité, cette formule mérite attention. S’il ne conteste pas par principe l’interdisciplinarité, Y. Lenoir s’oppose à la conception de l’interdisciplinarité promue par l’OCDE qui repose sur un rejet des disciplines et pour qui « l’éducation doit se penser uniquement sur des situations de vie, des « éducations à … » (p. 32).

La contribution d’Aline Becker et Pierre Garnier (SNUipp) met en relation l’interdisciplinarité et la polyvalence des enseignants à l’école primaire. Néanmoins ils insistent aussi sur le fait qu’ « assurer à tous les élèves l’acquisition de savoirs solides nécessite un haut niveau de maîtrise disciplinaire, pédagogique et didactique » (p. 34). Ils citent Thierry Philippot (MCF à l’ESPE de Reims) qui indique que « les observations et les analyses de séances que nous avons réalisées montrent que l’interdisciplinarité scolaire est difficilement mise en œuvre dans les pratiques quotidiennes des enseignants du primaire » (p. 35). Ainsi, l’école élémentaire n’échappe pas à la question de la structuration disciplinaire des savoirs. Les auteurs ouvrent des pistes à partir de l’idée de polyvalence d’équipe au sein de chaque école. Ils soulignent que le dispositif « plus de maîtres que de classes » permet aussi, à travers un travail collaboratif et coopératif, d’assumer une certaine spécialisation disciplinaire des enseignements et des enseignants. Et les auteurs enfoncent le clou en écrivant : « il est urgent de redéployer les moyens en formation continue. Construire de l’interdisciplinarité demande une formation didactique solide dans les disciplines. Difficile de construire des ponts lorsque les enseignants se sentent peu assurés, allant parfois jusqu’à exprimer un sentiment d’incompétence » (p. 36).

Sigrid Gérardin et Axel Benoist (SNUEP-FSU) traitent du lycée professionnel, et mettent en relation l’interdisciplinarité et l’approche par compétences. Ils montrent que « la validation des compétences en lieu et place de l’évaluation des savoirs a transformé en profondeur la formation professionnelle » (p. 41) et leur conclusion est sans appel : « L’approche par compétences est bien une théorie orchestrée par les organisations patronales et au service des politiques économiques libérales et d’une certaine organisation sociétale », par conséquent « lutter contre cette idéologie, contre l’émergence des compétences dans les disciplines en lieu et place des savoirs est intrinsèquement lié à une vision émancipatrice de l’éducation et de la formation professionnelle » (p. 42).

Claires Pontais et Christian Couturier (SNEP-FSU) consacrent leur texte à l’EPS. Ils rappellent le combat ancien du corps des professeurs en faveur de la « disciplinarisation de l’EPS » et pour la défense de l’enseignement de savoirs disciplinaires spécifiques contre le projet d’enseignement de compétences transversales en EPS. Et ils soulèvent une question essentielle « quelle interdisciplinarité construire si la disciplinarité n’est pas acquise ? » (p. 44).
Xavier Hill (SNES-FSU) critique « l’interdisciplinarité factice » de l’EIST et il souligne : « quant à l’interdisciplinarité, la dimension structurante d’une approche disciplinaire ne peut être remplacée par le dogme du « tout interdisciplinaire » (p. 61).

Dans cet ensemble d’analyses qui, de façon nuancée et argumentée, s’opposent avec force à la doxa éducative qui critique les disciplines et les savoirs disciplinaires, l’article consacré aux SES surprend. Tout d’abord il ne traite pas de la question centrale du dossier en se contentant d’un nouvel exposé de l’histoire des SES (dans une version qui pourrait être discutée, mais ce n’est pas l’essentiel ici). L’auteur, Gérard Grosse (Institut de recherche de la FSU) traite par incidence de la question de l’interdisciplinarité. Il parle aussi de « perspective pluridisciplinaire ». Quand il cite ces termes c’est toujours avec une connotation positive (p. 47). Il reproche aux organisations patronales et au nouveau programme de SES de promouvoir le « cloisonnement disciplinaire » (et ici la connotation est clairement négative). Bref, cet article plaide pour une posture (l’adhésion sans nuance à l’interdisciplinarité) qui est critiquée par tous les autres articles du dossier. Il impute à des projets libéraux et conservateurs la défense des savoirs disciplinaires (défense que l’on retrouve pourtant dans tous les autres articles du dossier). Admettons que les SES soient une discipline scolaire si particulière que ce qui est considéré ailleurs comme une menace (par exemple l’enseignement intégré des sciences et de la technologie) soit une vertu miraculeusement progressiste. Il faudrait alors développer des arguments pour démontrer les fondements de cette spécificité. Or, on n’en trouve aucun dans cet article. Encore une occasion manquée de faire avancer le débat sur les SES.

Ce dossier de la revue « Regards croisés » de l’Institut de recherche de la FSU mérite d’être largement diffusé auprès des militantes et des militants mais aussi auprès des enseignantes et des enseignants qui, au sein de leurs établissements, sont victimes du rouleau compresseur de la doxa hostile aux savoirs disciplinaires.

Pour commander (8 euros) : Institut de recherches de la FSU, 104 Rue Romain Rolland, 93260 Les Lilas.