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Sur l’apprentissage de la grammaire : entre "le concret" et "l’abstrait"
samedi 25 février 2017, par
[On lira ci-dessous la contribution de Lidia Lebas, linguiste, à la préparation du séminaire GRDS du 3 mars 2017 sur l’enseignement du français à l’école primaire. Cette contribution concerne l’apprentissage de la grammaire. Partant de la nécessité de réconcilier les élèves (et les enseignants) avec ce domaine d’étude, elle interroge les moyens de réconcilier à cette fin la langue en tant qu’objet d’étude avec la langue en tant que moyen de communication, et illustre son propos avec des exemples pris dans les manuels les plus récents.]
Dans l’annonce du séminaire « Quel enseignement du français dans une école démocratique ? », le GRDS stipule que « l’enseignement de la grammaire […] est aussi, pour les élèves, la première entrée, et par là, une préparation, à la réflexion abstraite ».
L’extrait suivant de l’ouvrage de Lev Vygotski, Pensée et langage, permet de comprendre que le langage écrit, celui qui sert d’accès à la réflexion grammaticale, est doté lui-même d’un « caractère abstrait ». Par conséquent, les processus impliqués dans l’enseignement-apprentissage de la grammaire peuvent être vus comme consistant à « abstraire » (des connaissances métalinguistiques) à partir de « l’abstrait » (que constitue le texte écrit).
« Comme le montrent les recherches, ce caractère abstrait du langage écrit, le fait que ce langage est seulement pensé et non prononcé représente justement l’une des plus grandes difficultés que rencontre l’enfant dans le processus de maîtrise de l’écriture. […] Le langage écrit, nous apprend ensuite la recherche, est plus abstrait que le langage oral sous un autre rapport encore. C’est un discours sans interlocuteur, situation verbale tout à fait inhabituelle pour l’enfant. Le langage écrit implique une situation dans laquelle celui à qui est adressé le discours soit est totalement absent, soit ne se trouve pas en contact avec celui qui écrit. C’est un discours-monologue, une conversation avec une feuille blanche de papier, avec un interlocuteur imaginaire ou seulement figuré, alors que la situation du langage oral est toujours celle de la conversation. Le langage écrit implique une situation qui exige de l’enfant une double abstraction : celle de l’aspect sonore du langage et celle de l’interlocuteur. L’investigation montre que c’est là la seconde difficulté majeure que rencontre l’écolier pour maîtriser le langage écrit. » [1] [2]
La question qui se pose est de savoir s’il est possible d’accéder réellement au sens d’un texte écrit, y compris d’une phrase servant à illustrer une ou des formes grammaticales, en faisant abstraction de la relation interlocutive (relation entre le locuteur et l’interlocuteur), qui est sous-jacente à tout acte de communication. Autrement dit, peut-on réellement comprendre le sens d’une phrase sans savoir ou imaginer qui la dit ou écrit, à qui et dans quelle situation ? Si la réponse à cette question est non, il en découle alors que la réflexion sur la langue, en vue du développement de connaissances métalinguistiques, ne peut pas se faire efficacement sans établir des liens avec le « réel » ou le « concret » de la communication. Car comment développer des concepts à partir de données dont le sens échappe ?
Un autre apport de Vygotski à ce sujet est l’idée selon laquelle le concept est destiné à servir à quelque chose, ce qui en fait une entité qui n’est pas aussi abstraite que cela, si par « abstrait » on comprend « séparé du monde extérieur » (cf. l’une des définitions du mot « abstrait » dans Le Grand Robert). En effet, en suivant le psychologue allemand N. Ach, Vygotski insiste sur le fait que « le concept ne vit pas isolément et qu’il n’est pas une formation figée, immuable mais qu’au contraire il est toujours impliqué dans un processus vivant, plus ou moins complexe de la pensée, qu’il a toujours telle ou telle fonction de communication, d’attribution de sens, de compréhension, de résolution d’un problème quelconque » [3].
On peut en déduire que, de même que pour tout autre concept, un concept grammatical devrait pouvoir servir à une pratique ou réflexion qui tend vers le « réel ».
Dans l’extrait suivant, Vygotski oppose « la maîtrise d’une connaissance vivante » à « l’assimilation de schémas verbaux vides et morts ».
« L’expérience pédagogique nous apprend, non moins que la recherche théorique, que l’enseignement direct de concepts s’avère toujours pratiquement impossible et pédagogiquement sans profit. Le maître qui tente de suivre cette voie n’obtient habituellement rien d’autre qu’une vaine assimilation des mots, un pur verbalisme, simulant et imitant chez l’enfant l’existence des concepts correspondants mais masquant en réalité le vide. L’enfant assimile alors non pas des concepts mais des mots, il acquiert par la mémoire plus que par la pensée et s’avère impuissant dès qu’il s’agit de tenter d’employer à bon escient la connaissance assimilée. Au fond de cette façon d’enseigner les concepts est précisément le défaut fondamental de la méthode d’enseignement condamnée par tous, purement scolastique, purement verbale, qui substitue à la maîtrise d’une connaissance vivante l’assimilation de schémas verbaux vides et morts. » [4]
Comme l’observent des chercheurs-formateurs en France et dans d’autres pays francophones, l’enseignement-apprentissage de la grammaire se heurte à des difficultés sérieuses, que certains auteurs n’hésitent pas à qualifier de « crise » ou d’« impasse ». Ainsi, par exemple, trois auteurs suisses impliqués dans la formation des enseignants de français du secondaire, dressent le bilan suivant de la pratique enseignante (en témoignant implicitement d’une certaine impuissance en tant que formateurs) :
« l’enseignement de la grammaire est un "domaine critique pour les enseignants débutants" [5] : les savoirs à enseigner sont anciens, peu assurés ou incomplets ; les savoirs pour enseigner sont pratiquement absents, prisonniers des manuels ou des souvenirs d’école » [6].
Les auteurs ajoutent le constat suivant, concernant les problèmes liés à la pratique et à la motivation des enseignants, pour lesquels on peut être certain qu’ils influent négativement sur la motivation des élèves et sur leur apprentissage :
« Les enseignants peinent à articuler et à intégrer les activités grammaticales à l’intérieur d’activités de communication et font souvent de la grammaire de façon détachée et hors contexte. La motivation à apprendre et à enseigner chez les formés est faible, ce qui fait que peu s’inscrivent dans les approches renouvelées visant à dynamiser l’enseignement de la grammaire, c’est-à-dire à lui donner le sens et la place qui est la sienne dans la discipline scolaire du français. » [7]
Se trouve évoquée indirectement dans cette citation la conception didactique, que les enseignants ne parviennent pas à s’approprier, préconisant la contextualisation de l’analyse et de la pratique grammaticale en classe et son intégration au sein d’activités de communication dotées de sens. Or, il découle des études comme celle de R. Gagnon, S. Érard et C. Laenzlinger que ni les enseignants (ou futurs enseignants) ni les apprenants ne parviennent globalement à faire le lien entre la grammaire et le discours, entre les valeurs préconisées des formes grammaticales et la communication authentique où ces formes sont employées. La grammaire semble être perçue par tout le monde comme un savoir abstrait, déconnecté de la réalité, que l’on étudie parce que les programmes scolaires l’exigent. Se pose ainsi le problème du sens, ou plutôt du non-sens, de cet objet d’enseignement-apprentissage.
Les données dont nous disposons (suite à l’analyse de manuels et à nos recherches en linguistique) nous amènent à postuler que les explications grammaticales proposées par les manuels, n’ayant pas beaucoup évolué depuis la grammaire dite traditionnelle, ne reflètent pas suffisamment l’usage réel des formes en question lors de la communication authentique, que ce soit à l’écrit ou à l’oral. Concernant ce dernier registre, on peut citer la question que posent J.-L. Chiss et J. David [8] :
« Pourquoi, dans les grammaires pédagogiques et parfois dans certaines grammaires de référence, après un siècle de linguistique, la question de la différence des marques linguistiques à l’écrit et à l’oral n’est-elle pas intégrée ? »
Comme le rappellent ces auteurs, « il n’y a jamais eu de grammaire que par et pour l’enseignement ». On peut donc suspecter que l’objectif d’enseignement a fait perdre de vue l’objectif de description du fonctionnement réel de la langue, ce qui, à son tour, a eu un effet pédagogique inverse de celui recherché, au niveau de la motivation pour l’enseignement-apprentissage grammatical et au niveau des résultats de cet enseignement-apprentissage.
On constate que la critique faite par M. Bakhtine en 1929 à l’égard de « l’objectivisme abstrait » représenté par la linguistique structurale, consistant à lui reprocher de couper la description de la langue de sa pratique « vivante », reste d’actualité, menant à une « crise » dans le domaine didactique.
« À la base des méthodes de réflexion linguistique qui débouchent sur une construction de la langue comme système de formes normalisées, on trouve les procédures pratiques et théoriques élaborées pour l’étude des langues mortes, qui se sont conservées dans des documents écrits. Cette approche philologique a été déterminante pour la pensée linguistique du monde européen. Presque toutes les catégories essentielles, les approches fondamentales et les pratiques de cette pensée ont été élaborées ainsi. » [9]
À part le fait que la méthode d’analyse linguistique (grammaticale) ait été inspirée de la description des langues mortes, en entrainant le défaut de couper les énoncés et les formes de leurs contextes communicatifs, ou du « tout dynamique de la parole, de l’énonciation » [10], l’auteur pointe une autre raison expliquant le fait que les descriptions de la langue ne correspondent pas à « la réalité évolutive et vivante de la langue et de ses fonctions sociales » [11], qui rejoint la remarque de J.-L. Chiss et J. David citée plus haut :
« Le second problème fondamental de la linguistique : créer l’outillage indispensable à l’acquisition de la langue déchiffrée, codifier cette langue dans le but de l’adapter aux besoins de la transmission scolaire, a marqué lourdement la pensée linguistique. » [12]
Il s’ensuit que le linguiste ou le grammairien qui décrit une langue vivante (qui est souvent sa langue maternelle et qui est parlée et non pas seulement écrite) l’aborde comme une langue « morte-écrite-étrangère » [13]. Ceci entraîne une autre cause qui contribue à fausser l’analyse de la langue : le fait que « l’attitude du linguiste est diamétralement opposée à l’attitude de compréhension vivante qui caractérise les sujets parlants dans un processus de communication verbale » [14].
Ainsi, il est important de rendre la grammaire « vivante », en attachant les formes étudiées à des énonciations contextualisées au lieu de se servir de phrases isolées. On peut observer que les auteurs des manuels modernes font des efforts considérables dans ce sens. Des extraits de récits, correspondant au genre discursif familier des enfants, sont bien adaptés à l’étude de la langue ; l’utilisation de documents authentiques « quotidiens » peut être intéressante également. En analysant les manuels, on observe cependant que les efforts de contextualisation et d’authenticité mènent souvent à des incohérences, dans la mesure où les explications-conceptualisations grammaticales, qui n’ont pas, elles, été suffisamment modernisées, ne « collent » pas avec les emplois réels cités. Il s’avère donc que, pour « attacher » les formes grammaticales à des énonciations réelles, il est nécessaire de les « détacher » de la grammaire traditionnelle, telle qu’elle a fait l’objet des critiques de M. Bakhtine.
Nous allons prendre un exemple issu d’un nouveau manuel : Français clés en main, CM1/CM2, Sedrap (à paraître fin mars 2017), que nous avons pu consulter en ligne [15].
À la page 57, le manuel traite des notions de sujet et de verbe. Le texte de départ est un extrait du document Les aventures de Pinocchio [16]. Certains fragments y sont mis en évidence (couleur, soulignement), en vue d’exercices. Ainsi, la première proposition : Le vieux menuisier se prénommait Antonio fait l’objet de la consigne suivante : « Dans la proposition en vert, relève le verbe conjugué et son sujet. Comment les as-tu trouvés ? ». Les élèves sont censés être préparés à y répondre grâce à l’exercice précédent qui est un questionnaire du type « Vrai ou faux », dont le premier point est le suivant : « Le sujet fait l’action exprimée par le verbe ». La réponse attendue est « vrai », or si l’on s’appuie sur la phrase Le vieux menuisier se prénommait Antonio, on s’aperçoit que cette règle ne « colle » pas, car il serait absurde d’affirmer que le sujet le vieux menuisier fasse une « action » consistant à se prénommer Antonio. La règle ne colle pas non plus vraiment pour les deux verbes soulignés dans la phrase suivante : Quand il vit la buche, un grand sourire illumina son visage et il décida de la transformer en pied de table. En effet, il ne semble pas approprié de qualifier d’« action » le fait de voir quelque chose, et il est encore moins approprié de considérer que le sujet un grand sourire fasse une « action » consistant à illuminer son visage.
À part les cas où les données (ou le réel du discours) ne « collent » pas avec la règle (ou la conceptualisation proposée aux élèves), on trouve, dans les manuels, des cas où l’on se sert de données non authentiques pour s’assurer qu’elles soient conformes à la règle. C’est le cas, par exemple, dans le manuel Français clés en main, CE1/CE2 [17], aux pages 34-35, où il est question du « groupe nominal ». La règle (ou conceptualisation) proposée est la suivante :
« L’association d’un déterminant et d’un nom forme un groupe nominal. Parfois, on trouve dans un groupe nominal un troisième mot qui peut être supprimé. »
Le support utilisé pour illustrer la règle est l’image d’un menu de restaurant avec, sur la page de gauche, un « menu enfant » et, sur la page de droite, un « menu du jour », où tous les noms de plats sont accompagnés d’un article, comme ci-dessous :
Cette présentation ne nous semble pas correspondre à la façon dont est habituellement présenté un menu, car les noms de plats sont normalement mentionnés sans articles.
En dehors de ce problème d’authenticité des données linguistiques, la règle elle-même est sujette à des critiques. Premièrement, elle ne prévoit pas de cas ou le « groupe nominal » est représenté par un nom sans déterminant, comme, par exemple, dans les vrais menus de restaurant (mais la question que l’on peut poser alors à la grammaire est de savoir s’il est logique de qualifier de « groupe » un seul élément ; la linguistique préfère le terme plus abstrait de « syntagme »). Deuxièmement, la règle ne fait pas remarquer les relations hiérarchiques et fonctionnelles au sein du groupe nominal, c’est-à-dire le fait que son élément principal est le nom, celui-ci pouvant être « complété » par un autre élément (déterminant, adjectif…). Troisièmement, elle ne prévoit pas la présence d’un complément du nom, ex. filet de bœuf (sans aller jusqu’à reprocher, par exemple, l’absence d’appositions nominales comme dans yaourt nature…). Et enfin, la remarque sur la « suppression » d’un « troisième mot » est purement structurale et communicativement infondée, dans la mesure où communiquer ne consiste pas à ajouter ou à supprimer des mots. Elle illustre bien le fait que la grammaire considère les structures linguistiques comme des « objets », qui existent en soi et non pas à travers les énoncés que des locuteurs produisent et que des interlocuteurs interprètent, et qui peuvent donc être « manipulés » ou « démontés » tout comme des objets matériels.
Cette rapide analyse de deux extraits de manuels de français très récents permet de montrer que, même si des progrès ont été faits pour contextualiser la grammaire, il reste encore beaucoup de place pour l’amélioration, aussi bien du côté de la grammaire que de la didactique, en vue de réconcilier la langue en tant qu’objet d’étude avec la langue en tant que moyen de communication, et, par là même, de réconcilier les élèves (et les enseignants ou futurs enseignants) avec l’étude de la langue. C’est à cette condition que cette étude pourra devenir réellement et efficacement « une préparation à la réflexion abstraite ».
[1] C’est moi qui souligne, L. L.
[2] Vygotski, L. (1997), Pensée et langage (trad. Françoise Sève, œuvre originale parue en 1933), Paris, La Dispute, p. 339.
[3] Vygotski, ibid., p. 192.
[4] Vygotski, ibid., p. 276.
[5] Garcia-Debanc, C. (2009), "Quand les enseignants débutants enseignent la relation sujet/verbe à la fin de l’école primaire", dans Dolz, J. & Simard, C., Pratiques d’enseignement grammatical. Points de vue de l’enseignant et de l’élève, Québec, Presses de l’université Laval.
[6] Gagnon, R., Érard, S., Laenzlinger, C. (2015), "Penser l’enseignement du temps et de l’aspect en français au secondaire. Cauchemar en jaune ?", SCOLAGRAM, Revue de Didactique de la Grammaire, n° 1, Enseigner/apprendre les oppositions aspectuelles, http://scolagram.u-cergy.fr, p. 1.
[7] Gagnon, Érard & Laenzlinger, ibid.
[8] Chiss, J.-L.& David, J. (2011), « Didactique du français et étude de la langue », Le français aujourd’hui 5/2011 (n° HS01), Paris, Armand Colin.
[9] Bakhtine, M. (Volochinov, V. N.) (2006), Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Les Éditions de Minuit (traduction par M. Yaguello, œuvre originale parue en 1929), p. 104.
[10] Ibid., p. 114
[11] Bakhtine, ibid., p. 118.
[12] Bakhtine, ibid., p. 107.
[13] Bakhtine, ibid., p. 107.
[14] Bakhtine, ibid., p. 115.
[16] Collection Classique en tête, Sedrap, 2014.