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« L’élève en échec, par essence, n’existe pas »

lundi 23 février 2009, par Stéphane Bonnéry

Faut-il dire élèves en échec ou système scolaire en difficulté ? C’est la question que le chercheur Stéphane Bonnéry soulève dans son dernier ouvrage.

Stéphane Bonnéry est enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et exerce au sein de l’équipe ESSI-Escol de l’université Paris-VIII Saint-Denis. Il vient de faire paraître Comprendre l’échec scolaire… [1], un livre interrogeant les mécanismes des difficultés scolaires. Durant deux ans, le chercheur a suivi une dizaine d’élèves peinant dans leurs apprentissages. En CM2, d’abord, puis en sixième. Cette transition, à l’instar de toutes les autres, est un moment où se révèlent des difficultés antérieures, explique-t-il. Elle questionne l’institution dans sa globalité. Modelé selon les évidences des classes dominantes, le système alimente, en dépit de la volonté même des enseignants, les malentendus sociocognitifs [2], qui peu à peu enferment les enfants dans la spirale de l’échec.

Ceux que le chercheur a suivis ne sont pas des cas à part et, s’ils cumulent les difficultés, celles-ci ne leur sont pas spécifiques. In fine, « l’élève en échec, par essence, n’existe pas », affirme Stéphane Bonnéry. C’est l’institution qui, sous l’impulsion des politiques engagées et confrontée aux difficultés, renonce peu à peu à l’ambition de transmettre à chacun une culture complexe.

- Vous avez choisi de traiter ensemble élèves en difficulté et inégalités scolaires. Quel lien faites-vous entre les deux ?

Stéphane Bonnéry. Les élèves que j’ai suivis ne constituent pas une espèce à part. À l’instar des 15 % d’enfants qui intègrent chaque année la sixième avec un très faible niveau, ils cumulent les difficultés, mais ces difficultés ne leur sont pas spécifiques.

Ce sont celles que doivent surmonter une majorité d’enfants issus de familles populaires qui n’ont pas acquis, chez eux, de ce l’on nomme la culture scolaire. Lorsque l’institution et la société parlent d’élève « en » échec ou « en » difficulté, elles procèdent comme si ces difficultés étaient une caractéristique portée, par nature, par ces élèves. On peut considérer, au contraire, que s’ils nous donnent du fil à retordre, c’est que les dispositifs d’apprentissage ne sont pas les bons. Les élèves qui posent un problème à l’école posent finalement le problème de l’école et de son projet.

- Vous dites que l’école participe aux difficultés des élèves. Dans quelle mesure ?

Stéphane Bonnéry. Lorsque les dispositifs pédagogiques supposent que tous les enfants possèdent les prérequis indispensables à la réussite scolaire et ne les leur apprennent pas. Il ne s’agit pas de culpabiliser les enseignants, mais d’ouvrir des perspectives professionnelles et politiques. Un exemple : lorsque l’enseignant pose une question à la classe, l’objectif n’est pas seulement d’obtenir une réponse. C’est de mettre les élèves en activité intellectuelle. Certains enfants le comprennent : en vrai, le maître sait qu’ils n’ont pas la réponse, mais leur demande d’y réfléchir. L’école prend cela comme une évidence. Or beaucoup d’enfants ne la partagent pas. Ils croient que ceux qui répondent avaient déjà la solution. Un peu comme à Questions pour un champion.

- L’institution suppose que tous les enfants savent qu’ils sont là pour apprendre...

Stéphane Bonnéry. C’est cela. De même elle suppose qu’ils ont compris que derrière toute activité se cache un savoir à découvrir. Souvent, les élèves sont engagés sur une tâche avec des consignes vagues qui ne cadrent pas suffisamment leur activité intellectuelle. Certains se lancent sur de fausses pistes et passent à côté du savoir. C’est l’exemple d’Amidou : il parvient à colorier la carte de géographie, sans rien comprendre du principe chromatique qui régit la représentation du relief. Il confond mise en couleur d’une carte selon les paliers d’altitude et coloriage. Lors du contrôle, que se passe-t-il ? On lui présente une nouvelle carte, face à laquelle il se sent désarmé.

- Ce n’est qu’à cette occasion qu’il réalise qu’il est à côté de la plaque. Sauf que c’est un contrôle.C’est aussi le malentendu vécu par Bassekou : il pense « avoir bon ». Il réussit même à le faire croire à sa maîtresse…

Stéphane Bonnéry. Il ne le fait pas croire : il faudrait, pour cela, qu’il en soit conscient. Il y a malentendu justement quand chaque interlocuteur pense parler de la même chose. Lorsque l’enfant pense que si on lui demande de répondre à une question, le but est uniquement de répondre à cette question. Et lorsque l’enseignant prend comme une évidence qu’un élève qui répond correctement fait ce qu’il faut. Or ce n’est pas parce qu’un élève exécute une tâche qu’il s’approprie un savoir. L’école exige de relier chaque exercice à des savoirs « abstraits ». Mais elle ne dévoile pas cette évidence. Le modèle implicite des dispositifs pédagogiques répond aux enfants qui partagent les « délits d’initiés » de la culture scolaire, parce que leur éducation familiale est imbibée d’une logique de scolarisation, leurs parents ayant fait des études longues. La vérité est que ce modèle d’élève considéré comme « normal » par l’école d’aujourd’hui est minoritaire : 54 % des collégiens ont un référent ouvrier, employé ou sans emploi. Oublier cela revient à nier la nécessité de transformer l’école en profondeur. C’est ce que font les politiques actuelles, en se focalisant sur les seuls cas graves, comme s’ils étaient perdus d’avance. Elle les range dans un tiroir, elle les aiguille vers des structures à part.

- Revenons aux malentendus. Aucun dispositif pédagogique ne permet de les éviter ?

Stéphane Bonnéry. On peut en éviter une partie, mais il n’est pas illogique qu’un enfant qui, dans sa famille, n’a pas été éduqué comme « un élève normal selon l’école » commence par mobiliser une activité autre que celle attendue. Ce n’est pas un élève en difficulté : si la consigne est de colorier la carte, pourquoi accorderait-il de l’attention à des explications qui ne servent pas immédiatement à réussir la tâche dans laquelle il est engagé ?

- Le socle commun de connaissances s’accompagne d’un dispositif d’évaluation. Peut-il permettre de repérer ces quiproquos ?

Stéphane Bonnéry. Je pense au contraire qu’il va précipiter les difficultés. Évaluer ne résout rien à la question de savoir comment on enseigne. Surtout, la logique des « compétences » se rapproche de l’idéologie des dons : on évalue ce que l’élève est censé mobiliser seul et spontanément. Ce socle est même marqué par une double logique avec, d’une part, des objectifs flous, sujet à interprétations, donc à applications diverses. De l’autre, un découpage de l’activité de l’élève calqué sur les vieilles méthodes. Autrefois, une leçon sur le relief consistait à mémoriser une carte par coeur. On soumettait un texte de quinze lignes sur « la Bretagne bordée de criques escarpées qui s’étirent longuement… », avec l’idée que, peut-être, les meilleurs comprendraient les principes du relief et deviendraient boursiers. Bref, Amidou aurait probablement été un bon élève de la IIIe République. Mais l’objectif actuel est de créer chez tous les élèves des dispositions pour poursuivre longtemps. Le citoyen et travailleur de demain doit être davantage formé, disposer de capacités d’analyse et de savoirs plus complexes. À moins de dire officiellement que l’on y renonce, les vieilles méthodes, de toute évidence, ne sont pas adaptées aux nouveaux enjeux.

- Vous notez également les limites de l’innovation pédagogique…

Stéphane Bonnéry. La rhétorique de l’innovation locale, sans tirer les leçons sur l’effet produit et sans que les enseignants soient aidés, me paraît inquiétante. Longtemps, l’école a plébiscité l’apprentissage par coeur. Par mouvement de balancier, on est tombé dans la tendance inverse : on attend des élèves qu’ils comprennent. Tant que ce n’est pas le cas, on ne leur permet pas d’identifier le savoir à acquérir. L’école oppose une conception de la compréhension, qui serait brillante, avec une conception de la formalisation et de la systématisation, qui serait scribouillarde, besogneuse. C’est un leurre. C’est faire croire que l’on peut apprendre sans technique. L’école, dès lors, se comporte comme un abat-jour. Elle attend des élèves qu’ils soient brillants pour canaliser leurs lumières, comme si son travail, justement, n’était pas d’allumer cette lumière chez tous.

- Pourquoi les difficultés se révèlent-elles si brutalement lors du passage en sixième ?

Stéphane Bonnéry. Les malentendus sur les apprentissages s’articulent avec l’opacité des attentes scolaires. Par exemple, les élèves fragiles sont souvent persuadés que tout travail mérite salaire : du moment que l’on fait des efforts, on mérite une bonne note. Or ce n’est pas la façon dont fonctionne l’école. Bien sûr, elle récompense l’effort. Mais les efforts doivent conduire à apprendre. Encourager les enfants n’est pas un mal. Ne jamais leur dire qu’essayer ne suffit pas, en revanche, si. Cela fait naître chez eux des incompréhensions. Ils n’identifient pas clairement que l’école est le lieu d’une culture qui leur est étrangère. Or elle est le lieu d’une culture étrangère aux enfants des milieux populaires. En primaire, dans une optique bienveillante, on leur atténue cette altérité, au risque de passer d’une logique de lutte contre les inégalités à une logique caritative. Plutôt que de se battre pour créer les conditions pour que tous les élèves apprennent, on regarde ceux des milieux populaires du haut vers le bas, en se disant que, finalement, le but est de les rendre heureux pendant quelque temps encore, de favoriser le « vivre ensemble »… Mais c’est une forme d’école à deux vitesses à l’intérieur même des classes. Et ils paient l’addition en entrant en sixième, quand les relations se distendent et que les contrôles deviennent plus exigeants.

- C’est aussi au collège que se développe le sentiment de victimisation chez certains élèves...

Stéphane Bonnéry. Oui. Il se construit dès lors qu’un enfant ne comprend pas ce que l’on attend de lui. On lui dit : « Pour réussir, il faut travailler. » Alors il travaille, il se donne du mal. Mais il n’y arrive toujours pas. Il s’interroge. Pourquoi le contrôle a-t-il porté sur une autre carte de géographie que celle étudiée en cours ? Pourquoi, surtout, les copains de la cité rencontrent la même surprise que moi, tandis que les « bouffons » du premier rang ont réussi le contrôle ? Si l’école ne lui fournit pas d’explication claire, il en mobilise d’autres : certains élèves savaient. C’est donc que l’enseignant les a tuyautés, donc qu’il a ses chouchous… Et, bizarrement, beaucoup d’élèves me l’ont dit, les chouchous, ce sont les autres : « Comme c’est bizarre… Il n’y a que les Noirs et les Arabes qui redoublent. »

- En viennent-ils à conclure que les profs sont racistes ?

Stéphane Bonnéry. Les élèves issus de l’immigration traduisent souvent cela, effectivement, en termes de racisme. Les élèves « Dupont-Durant » diront que le prof est méchant, qu’il n’aime pas les élèves de tel quartier. L’école a tendance à penser que les « affirmations identitaires » envahissent le milieu scolaire. Mais l’école y contribue : moins elle donne de clés pour comprendre, plus les élèves cherchent les explications en dehors de l’école. Et le racisme ou la relégation existent dans la société.

- La spirale de l’échec est-elle aussi celle de la violence scolaire ?

Stéphane Bonnéry. Je n’ai pas étudié le phénomène de la violence scolaire. En revanche, je constate qu’une bonne part des enfants en échec grave se révoltent. Ils se sentent humiliés par leurs résultats, par le fait qu’ils travaillent sans réussir, qu’ils ne comprennent pas les verdicts des adultes. Donc ils se révoltent. Très logiquement, les adultes, eux, n’acceptent pas qu’un élève soit impertinent. C’est le début de l’escalade conflictuelle. Là encore, l’école rencontre ce problème dès lors qu’elle ne remplit pas sa mission de transmission du savoir à tous.

- Doit-on revenir à plus d’humilité quant aux ambitions scolaires ?

Stéphane Bonnéry. Je ne pense pas qu’il faille réviser à la baisse le degré d’exigence. Mais on ne peut pas se contenter de proclamer des objectifs sans créer les conditions pour les atteindre. Les socialistes ont conduit une politique visant à maintenir les ambitions, mais ont laissé les enseignants se débrouiller tout seuls. Pas de réel plan - ni de moyens - de formation. Les orientations changent, dictées par les besoins économiques : la droite reconnaît le besoin de mener 50 % d’une classe d’âge au niveau licence (bac + 3). Elle ne renonce pas au niveau d’exigence, mais à l’ambition d’une culture commune. Comment fait-elle ? Elle débarrasse les profs de ceux qui ne suivent pas. On ne peut pas défendre le statu quo. On peut, en revanche, proposer une nouvelle phase de démocratisation scolaire, qui ne se contente pas d’annonces mais donne prise sur le réel aux enseignants, aux parents et aux familles.

- Vous parlez d’écart persistant entre l’école et les enfants des milieux populaires. L’école s’inscrit-elle dans la lutte des classes ?

Stéphane Bonnéry. Oui, et c’est priver les enseignants de leur pouvoir d’action que de le leur masquer. Ils sont tiraillés entre deux fonctions contradictoires. D’une part, ils sont les agents d’un service public d’éducation nationale qui garantit la transmission d’un corps de connaissances commun à l’ensemble d’une génération. Mais ils sont aussi les agents du tri social par l’école. Par ailleurs, les salariés exploités sont précisément ceux qui ont été privés d’études longues. Il est donc logique que ce soient leurs enfants qui souffrent d’un déficit de « culture scolaire ». On peut appréhender cela de façon misérabiliste et défaitiste : c’est la théorie du handicap socioculturel, qui veut que « l’anormalité scolaire » soit le fait de l’enfant. À l’inverse, on peut considérer que la mission de l’école est de transmettre cette culture à tous, et qu’elle est à transformer en ce sens.

Il faut bien, pour cela, reconnaître qu’elle s’inscrit dans une société structurée par des classes sociales. Sinon, que faire ? Enseigner une culture populaire aux mômes de milieux populaires et une culture savante aux autres ? Cette culture non pas bourgeoise, mais que la bourgeoisie s’est accaparée.

- Les choix pédagogiques sont finalement très politiques. À qui appartient-il de les faire, aux profs ou à la société ?

Stéphane Bonnéry. Il y a des choix techniques, sur la façon dont on monte une séance d’enseignement par exemple. Ils doivent être expliqués aux parents, mais relèvent du savoir-faire de l’enseignant. La finalité de l’enseignement, elle, appartient à tout le monde. Qu’est-ce qui guide l’acte pédagogique ? Permettre à tous d’accéder aux savoirs complexes ? Politiser cet enjeu est indispensable si l’on veut que les profs soient bien dans leur métier. Sans quoi, ils risquent de se désintéresser de la finalité ou de culpabiliser de ne pas y parvenir. Avoir un projet politique est donc essentiel, à condition de ne pas le résumer à des valeurs vagues. Même les enseignants les plus convaincus sont déchirés entre ce qu’ils aimeraient faire et ce qu’ils font. Robien leur a dit : c’est un problème technique, voici la bonne méthode. Avant lui, Jack Lang leur disait : vous êtes formidables, vous trouverez la solution tout seuls. Leur imposer une méthode ou les laisser se dépêtrer relève de la même figure politique : l’institution démissionne. Donner prise, c’est autre chose. C’est, par exemple, transformer les instituts de formation des maîtres (IUFM) sans les liquider. C’est maintenir le corps des conseillers pédagogiques, développer les espaces et des temps de concertations, favoriser la formation continue et la confrontation avec la recherche pédagogique. C’est cela, donner prise sur le réel et du sens politique. C’est dire comment et pour qui l’on travaille.

Entretien réalisé par Marie-Noëlle Bertrand. Article paru dans L’Humanité, le 26 février 2008


[1Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficulté et dispositifs pédagogiques, de Stéphane Bonnéry. La Dispute, 215 pages, 20 euros

[2Notion développée par Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, du laboratoire ESSI-ESCOL de l’université Paris-VIII - Saint-Denis dans Apprendre, des malentendus qui font la différence, 1997. Réédité dans les Sociologues, l’école et la transmission des savoirs, de Jean-Pierre Terrail et Jérôme Deauvieau. La Dispute, 2006