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Apprendre à lire sous Blanquer

mercredi 27 septembre 2017, par Janine Reichstadt

Libéral, conservateur, traditionaliste, moderniste, progressiste, de droite, de gauche, sont autant de termes qui scandent de façon récurrente le débat sur l’école, sans que le sens et l’enjeu de leur usage nous permettent d’éclaircir la pensée des contradictions que la démocratisation du système scolaire doit affronter. En cette rentrée 2017 on les retrouve de façon plus ou moins explicite au sujet de la question de l’apprentissage de la lecture : où en sommes-nous ?

Une politique de droite

A propos de la politique scolaire de Jean-Michel Blanquer, Alain Beitone nous livre une lecture pertinente du sens des mesures déjà prises et des intentions de fond du ministre [1]. Il montre comment la liberté, le choix, l’autonomie, deviennent les vertus majeures affichées du pilotage d’une école profondément transformée sur les bases d’une politique de droite.

Jean-Michel Blanquer se situe explicitement du côté de la condamnation des discours égalitaristes. Viser l’égalité de la franche réussite scolaire pour tous les enfants, fondée sur l’éducabilité universelle relèverait d’une utopie parfaitement vaine, irréaliste, nuisible. Le réalisme et le pragmatisme politiques doivent nous conduire à offrir à chacun ce qu’il « peut » recevoir en fonction de ses aptitudes et talents divers, qu’il en ait hérité de son milieu ou de sa nature. Alain Beitone montre bien la portée politique d’une telle idéologie : l’autonomie des établissements libres de choisir les horaires, les contenus, les méthodes, libres également de recruter les enseignants en fonction de leur adhésion au projet pédagogique de l’école, du collège, du lycée. Cette liberté de choix dans l’offre scolaire est censée rencontrer avantageusement celle des élèves et des familles, tout aussi « libres » de choisir l’école qui leur convient le mieux. La concurrence institutionnalisée dans cette école de la liberté managériale, nourrie de campagnes idéologiques destinées à en vanter les mérites, a pour but d’en finir avec les exigences auxquelles une école authentiquement démocratique s’identifie.

Jean-Pierre Terrail le souligne : « La propension d’une majorité d’enseignants à modérer l’ambition intellectuelle de leurs objectifs face aux élèves jugés faibles est une constante de nos sociétés, attestée par une diversité d’enquêtes menées des années 1950 à aujourd’hui en France, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne [2]. » Le ver étant déjà dans le fruit, le ministre n’aurait donc plus qu’à institutionnaliser une situation déjà ancrée dans les pratiques, des pratiques qui proposent aux élèves des tâches et des objectifs cognitifs différents, en fonction des inégalités de capacités que les enseignants jugent bon de leur prêter. Mais ce paradigme déficitariste examiné par Terrail est en crise, et la volonté de l’institutionnaliser au nom de la condamnation des discours égalitaristes n’est pas assurée de pouvoir l’emporter [3].

Dans ce contexte d’une politique indubitablement de droite où il ne s’agit surtout pas de construire une école de l’exigence intellectuelle pour tous, la syllabique a refait son entrée, portée par les déclarations du ministre en sa faveur. Bien que les réactions publiques ne soient plus aussi violentes qu’en 2006 quand Gilles de Robien a voulu imposer cette méthode de façon autoritaire, elles n’en cherchent pas moins à s’opposer au ministre sur cette question centrale de l’apprentissage de la lecture.

Illettrisme au travail et syllabique

Tout récemment, une étude du CSA nous offre sur le problème de l’illettrisme au sein des organisations, entreprises et administrations, des enseignements particulièrement inquiétants dans un pays où l’entrée dans l’écrit concerne tous les enfants [4].

Parmi les principaux enseignements de l’étude, nous pouvons relever les points suivants :

- « L’illettrisme est un phénomène qui touche une organisation sur deux en France (51%). Ces difficultés de compréhension orale et écrite sont clairement identifiées comme des facteurs de risques professionnels autant physiques (notamment dans le bâtiment) que psychologiques (stress…) La lutte contre l’illettrisme est une question importante pour plus de neuf répondants sur dix.

- Un quart des organisations rencontrent régulièrement des difficultés concernant la compréhension des consignes écrites et orales ainsi que sur l’utilisation des outils numériques. Pour autant, la sensibilisation autour de l’illettrisme ne concerne actuellement que quatre organisations sur dix, en particulier dans les grandes entreprises et les administrations. »

Une politique de droite, dont les objectifs et l’action ont pour vocation de défendre la nature capitaliste de l’économie, peut difficilement demeurer insensible à cette situation où les compétences au travail, nécessaires à l’obtention d’un taux de profit maximum, se trouvent compromises. Dans ces conditions, chercher à politiser la question de la syllabique en en faisant le parangon d’une compromission coupable avec la droite, manque pour le moins d’arguments. Par contre, imaginer qu’un ministre puisse vouloir agir dans ce domaine pour aider les entreprises à être en mesure d’employer des travailleurs à l’aise dans le maniement des signes graphiques, en décidant de se tourner vers la seule méthode d’apprentissage dont l’efficacité est aujourd’hui très largement démontrée, n’a rien de stupéfiant. Ce n’est pas incompatible avec la condamnation des discours égalitaristes, car vouloir que tous aient acquis les compétences du lire-écrire pour satisfaire des besoins économiques ne signifie pas vouloir que tous puissent emprunter le chemin d’une école commune telle que proposée par le GRDS.

Lorsqu’en 1959, le ministre Berthoin a décidé d’ouvrir le secondaire à tous, il n’avait nullement l’intention d’ouvrir largement les portes des cursus ambitieux. Il a toutefois contribué à l’élévation des formations, à l’instauration de l’école unique dont les contradictions n’en finissent pas de poser comme jamais la question de l’égalité de réussite aux plus hauts niveaux des exigences intellectuelles. Gageons que l’extension de la syllabique dans les classes ne pourra qu’offrir aux élèves qui n’en sont pas pourvus aujourd’hui les moyens d’entrer efficacement dans la culture de l’écrit, afin de construire une scolarité de la réussite, ce qui, là aussi, risque bien d’être source de nouvelles contradictions au sein du système scolaire et dans la société, en mesure de conforter et d’amplifier les aspirations démocratiques déjà fortes qui s’expriment dans les classes populaires.

Ce que le déchiffrage syllabique veut dire

L’enquête « Lire et écrire » coordonnée par Roland Goigoux (2016), montre que le temps consacré au lire-écrire dans les classes de CP n’est pas mince (7h22 en moyenne), avec toutefois des disparités importantes. Elle mesure également le nombre de correspondances graphophonémiques (le « tempo ») étudiées au cours des neuf premières semaines de classe, ce qui laisse apparaitre des différences très importantes. Les classes les plus lentes en ont étudiées 6, quand le score des plus rapides se situe à 20. Il n’en reste pas moins que tous les maîtres « font » donc du décodage, ce qui peut les amener à se rassurer sur leur pratique et à applaudir lorsqu’ils entendent que la syllabique n’a pas le monopole de la syllabe. Sous-entendu, il conviendrait d’en finir avec toute insistance sur cette question de la méthode et les querelles qu’elle a pu engendrer : un consensus sur le déchiffrage permettant de ne plus se focaliser sur lui aurait gagné la partie. En vérité ce consensus laisse apparaître bien des signes de mollesse.

On a tenté d’opposer l’argument de la disparition de la globale en tant que méthode unifiée pour signifier au ministre que son opposition globale-syllabique est absurde. Effectivement, la globale pure n’a plus d’existence dans les pratiques. Toutefois 90% des enseignants pratiquent un enseignement qui conjugue plusieurs pistes d’apprentissage d’où l’appellation de méthode « mixte ». C’est que ses modalités d’apprentissage s’appuie encore très largement sur :

- la reconnaissance de mots appris globalement par cœur ;

- la quête d’identification de mots en fonction du contexte scriptural ou iconographique devant permettre de deviner à chaque fois le mot susceptible d’être le bon : deviner le mot « route » et non pas « rue » à partir de l’illustration qui situe l’histoire à la campagne ;

- la tentative de découvrir le mot à partir de ressemblances syllabiques partielles avec d’autres mots : « carnaval »commence comme « carnet » et se termine comme « cheval » ;

- un large usage de dessins dans le processus même d’apprentissage et d’évaluation de la lecture ;

- et bien sûr l’enseignement du décodage que tous les enseignants mettent en œuvre, d’où la fin de non- recevoir que récoltent encore ceux qui continuent d’interroger les modalités de cet enseignement [5].

L’enquête « Lire et écrire » (2016), affiche des résultats particulièrement inquiétants. Alors que les 131 maîtres de l’enquête ont été choisis pour leur expérience en CP et leur assurance professionnelle, le test de « fluence » (nombre de mots lus correctement en une minute), qui prend une significativité nationale liée à l’ampleur de l’échantillon, montre qu’un nombre considérable d’enfants sont en grande difficulté de lecture à l’issue du CP en juin 2014.

10% des élèves les plus faibles lisent en moyenne 4 mots en une minute, 20% des élèves les plus faibles lisent 8 mots en moyenne, 30% des élèves les plus faibles lisent 11 mots en moyenne, 50%, 18 mots… De tels scores vont forcément avoir un impact particulièrement négatif sur la suite des apprentissages centrés sur l’écrit. Rapportés aux nombre d’élèves fréquentant le CP en 2013-2014, ces pourcentages représentent 84.500, 169.000 et 253.000 élèves. De tels chiffres se passent de tout commentaire.
La mesure quantitative du nombre de correspondances graphophonologiques dans un laps de temps donné ne clôt pas la réflexion sur leur traitement qualitatif qui nous renvoie au débat sur le caractère incontournable de la systématicité contenue dans le principe de la syllabique qui repose sur la déchiffrabilité totale des mots, des phrases, des textes donnés à lire aux élèves dans chaque leçon, depuis les toutes premières. Tous les écrits du jour sont parfaitement déchiffrables parce que leur lecture s’articule immédiatement et exclusivement à la connaissance des combinaisons syllabiques des graphèmes déjà étudiés. Rien ne vient perturber l’attention des élèves tendus vers l’apprentissage de la lecture, ce qui n’est pas le cas des pratiques de la méthode mixte qui demande aux élèves d’essayer de s’orienter dans le dédale de diverses stratégies de « lecture » concurrentes pour tenter d’identifier les mots.

Dans les classes observées dans l’enquête Goigoux, les textes proposés aux élèves comportent en moyenne 43% de graphèmes déchiffrables en dixième semaine de l’année scolaire. Ce pourcentage recouvre des écarts très importants puisque cette déchiffrabilité varie de 11% à 76%, ce que le rapport souligne à juste titre de la façon suivante : « L’activité intellectuelle demandée aux élèves, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est donc pas du tout la même. » Or cette activité intellectuelle lors du déchiffrage rencontre dans le même temps celle de la compréhension. Les auteurs de l’enquête rappellent que « l’importance de l’influence du décodage sur la compréhension en lecture autonome est connue depuis longtemps. » Leurs propres résultats leur permettent de confirmer cette connaissance ancienne puisqu’ils soulignent que « l’épreuve de compréhension autonome est très sensible aux compétences acquises dans le domaine du décodage. »

De son côté Jean-Pierre Terrail le précise : « Toutes [les enquêtes disponibles] mettent en avant le rôle crucial de l’apprentissage du code graphophonologique, qui doit s’accompagner d’un élargissement des ressources lexicales, et d’un travail spécifique sur la compréhension des textes qui soit étroitement articulé à la qualité du déchiffrage [6]. »

Il n’est plus possible aujourd’hui de se réclamer de l’alternative « lire ou déchiffrer », pour inviter les maîtres à se déterminer dans leur pratique, pas plus qu’il n’est envisageable de contourner la confrontation nécessaire aux textes dans le travail de compréhension de l’écrit, au profit d’un travail de compréhension de textes entendus par les élèves [7].

Un manuel qui ne donne à lire que des textes entièrement déchiffrables prend au sérieux le fait que lire c’est chercher du sens aux textes lus de façon autonome. Décisive, cette autonomie par le déchiffrage signe le statut du jeune lecteur fier de s’approprier les compétences de la lecture. Sans elle il est condamné à des bricolages couteux et stériles qui ne peuvent que décourager son désir et son plaisir de s’emparer de la culture de l’écrit.

La fluidité du déchiffrage attentif à la ponctuation, des textes exigeants sachant mêler des mots normalement connus des enfants et des mots qu’ils ignorent encore mais dont ils peuvent demander la signification et ainsi enrichir leur lexique, des activités d’écriture et notamment des dictées en lien avec la lecture, sont autant de dimensions incontournables de l’apprentissage de la lecture dans lesquelles tous les enfants peuvent entrer.

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José Morais qui n’a pas oublié son combat contre la dictature fasciste sous Salazar entend montrer que la démocratie n’a d’existence que lorsque le débat est ouvert et approfondi, et donc combien elle suppose des débatteurs ayant les moyens de penser la complexité des sujets débattus [8]. D’où la nécessité d’impliquer la littératie - appropriation et utilisation de l’écrit dans l’exercice de la pensée - dans la construction de ces moyens, ce qui interroge nécessairement la capacité de très bien lire et écrire. L’auteur examine donc les conditions de l’acquisition de la maîtrise de l’écrit en montrant l’enjeu décisif du passage par l’apprentissage systématique des correspondances graphophonémiques. Il montre alors comment un réel processus de démocratisation s’émancipant des pouvoirs du capital peut s’appuyer sur la littératie pour tous, propice à l’essor de la pensée critique d’un haut niveau d’exigence intellectuelle dans tous les domaines de la connaissance, de la réflexion, des débats. La formation de « lisants » et d’« écrivants » efficaces comme les nomme José Morais repose sur une technique intellectuelle comme celles que salue Bernard Lahire [9], étrangère en elle-même à tout contenu socio-politique, et donc inassimilable à toute forme de conservatisme.


[1Alain Beitone, Jean-Michel Blanquer. Une politique scolaire et de droite et de droite, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article260

[2Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, 2016.

[3Janine Reichstadt, École commune et utopie (1). Le travail enseignant aujourd’hui, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article247 ; École commune et utopie (2). Une ambition réaliste, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article248

[4CSA pour le Délégué interministériel à la langue française pour la cohésion sociale. L’illettrisme dans le monde du travail, septembre 2017.

[5Dans l’enquête coordonnée par Roland Goigoux, 31 types de tâches ont été définies pour réaliser les observations des pratiques enseignantes dans les classes. Or curieusement, la pratique de la devinette sous de multiples formes, largement préconisée dans des guides pédagogiques liés à des manuels au « tempo » jugé satisfaisant, n’est pas observée, pas plus que l’usage du dessin qui fait florès dans les très nombreux cahiers d’exercices dont la photocopie se nourrit abondamment.

[6Jean-Pierre Terrail, Enquêtes sur l’apprentissage de la lecture, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article226

[7Janine Reichstadt, Déchiffrer pour comprendre : une question clé de l’apprentissage de la lecture, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article229

[8José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, 2016.

[9Bernard Lahire, "Savoirs et techniques intellectuelles à l’école primaire", in Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, La Dispute, 2017.