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Syllabique : le deuxième souffle ?

lundi 26 novembre 2018, par Jean-Pierre Terrail

Les choses bougent sur le front de la lecture au CP ! Encouragée par les demandes patronales en faveur d’une réduction significative de l’illettrisme [1], la détermination du ministre bénéficie d’une conjoncture marquée par le constat qu’un demi-siècle de rejet massif de la syllabique (pratiquée il y a peu encore par 5 à 10% des enseignants seulement) laisse chaque année sur le carreau un nombre impressionnant (et peu acceptable, dans un pays où l’alphabétisation de masse a débuté avec la Réforme il y a cinq siècles) de jeunes bien peu lettrés. À quoi s’ajoute la convergence d’enquêtes internationales qui, dans les deux dernières décennies, plaident toutes (y compris celle qu’a coordonnée Roland Goigoux, grand pourfendeur de la vieille dame) en faveur des préconisations de la syllabique [2]. Des enseignants expérimentés lassés du taux d’échec de leurs élèves, de nouveaux enseignants découvrent cette dernière, et les résultats pratiques qu’ils obtiennent finissent par être remarqués dans un milieu professionnel qui désormais s’interroge.

La tradition qui fait de la syllabique, depuis les années 1960/70, l’emblème de la réaction pédagogique et politique, n’a pas disparu par enchantement : elle reste prégnante et suscite une crispation majoritaire à gauche. De ce côté-ci de l’échiquier, sauf à risquer un désaveu des faits et une perte de crédibilité (ce dont elles n’ont guère besoin !), les organisations qui persistent à se réclamer de la défense des classes dominées pourraient trouver avantage à y regarder de plus près, et à ne pas esquiver le débat de fond au prétexte du caractère autoritaire des injonctions ministérielles. Les milieux populaires ne sont-ils pas au premier chef les bénéficiaires potentiels des changements qui affectent aujourd’hui l’apprentissage de la lecture ?

Si la syllabique redevient majoritaire, ce ne sera sans doute pas purement et simplement en ses habits « Troisième République » que symbolise si bien le manuel Boscher (1906), pourtant encore utilisé massivement, et non sans efficacité, par les parents des classes moyennes. L’expérience des cinq dernières décennies, les débats acharnés et les recherches qu’elle a suscités, en permettent et, plus, en imposent, un retour réfléchi et bien mieux instruit. La syllabique a perdu son statut historique d’approche naturelle de la lecture. Ses modalités doivent être revisitées, justifiées à nouveaux frais, sensiblement repensées le cas échéant. Les observations qui suivent sont proposées dans cet esprit.

Données de contexte : impact pratique et politisation de l’apprentissage de la lecture

Les conséquences d’un apprentissage raté

On subodore aisément les conséquences d’un entrée ratée dans le lire-écrire. Les données disponibles permettent d’en préciser l’intuition.

La chose est repérée de longue date. Dans leur ouvrage « L’école primaire divise », Baudelot et Establet soulignaient dès 1975 que redoubler le CP (en ces temps où le redoublement était un bon indicateur de la valeur scolaire) divisait par dix les chances de décrocher un bac [3]. Or le redoublement du CP est dû, dans plus de quatre cas sur cinq, à une compétence lectorale insuffisante ; et seuls 10% des redoublants parviendront en seconde [4]. Redoublement ou pas, le retard pris par les élèves en difficulté en fin de CP ne cesse de se creuser au fil des années. Il s’agit le plus souvent d’enfants des classes populaires : or les écarts culturels et cognitifs moyens entre les enfants de cadres et les enfants d’ouvriers passent du simple au double entre l’entrée au CP et la fin du CM2 [5].

Les inégalités constituées au long du primaire ne cessent ensuite d’exercer une influence spectaculaire et durable. Les entrants en 6ème évalués dans le quart des élèves les plus faibles seront 7% à accéder en seconde cinq ans après (sans avoir redoublé ni avoir été orientés) ; ils seront 89% s’ils appartenaient au quart des meilleurs élèves. Et les différences sociales ne modifient que peu ces données : ainsi parmi le quart des meilleurs, les enfants de cadres seront 93% à accéder en seconde en cinq ans, mais ce sera aussi le cas de 85% des enfants d’ouvriers [6]. Le poids de l’origine sociale sur le destin scolaire, si l’on préfère, joue à plein en primaire ; puis il est largement médiatisé, dans la suite du parcours et ce jusque dans l’enseignement supérieur [7], par le déroulement des apprentissages élémentaires. Ce que l’INSEE souligne avec force : « Le niveau des acquis en 6ème joue plus sur le destin scolaire que le sexe, l’origine sociale, le lieu de résidence, le type d’établissement, l’âge d’entrée en 6ème » [8].

Cet impact à très longue portée des apprentissages élémentaires, qui se joue pour une part cruciale dès l’année de CP, lors de l’entrée dans le lire-écrire, méritait d’être rappelé, n’étant sans doute pas l’un des aspects des processus de scolarisation perçus avec le plus d’acuité. Dans la dernière période par exemple, le fait que les défenseurs du libre accès à l’université aient cru pouvoir répondre aux tenants de la sélection en se référant aux modalités de fonctionnement du seul enseignement supérieur, sans jamais mettre en cause la scolarité amont, depuis le CP, des bacheliers candidats, en témoigne suffisamment.

La médiocrité globale des performances de notre système éducatif

Du fait de leurs répercussions durables, les apprentissages élémentaires mal accomplis affectent le rendement d’ensemble du processus de scolarisation. Au pôle des scolarités les plus médiocres, 20% des élèves n’accèdent qu’à une maîtrise très minimale de la langue écrite et sortent du primaire, puis du système scolaire lui-même, « en grande difficulté de compréhension de l’écrit », selon les données convergentes de la DEPP et de PISA [9]. Entre ce pôle et celui des 35% d’élèves qui parviennent à se maintenir dans l’enseignement général jusqu’au bac, il reste une sorte de ventre mou, représentant près de la moitié des flux générationnels : une masse d’élèves pour lesquels une maîtrise trop modeste de la langue écrite va grever significativement le parcours ultérieur. Au total, on le voit, les difficultés d’entrée dans la culture écrite sont le fait, dans chaque cohorte annuelle et à des degrés divers, d’environ un demi-million de jeunes [10]. Cette situation n’est pas nouvelle, et elle ne va pas en s’améliorant. D’après une enquête décennale de la DEPP, les acquis cognitifs des entrants en 6ème sont stables de 1987 à 1997, puis se dégradent de 1997 à 2007 et encore de 2007 à 2017.

Tous ces constats invitent fortement en définitive à mettre à plat la façon dont sont conduits les apprentissages élémentaires. En matière d’entrée dans la lecture, quand plus de neuf classes de CP sur dix utilisent une méthode « mixte », un tel réexamen appelle d’évidence à interroger le choix de la méthode d’apprentissage. Ce que confirme la récente grande enquête sur la lecture coordonnée par R. Goigoux. Celle-ci a concerné 131 classes dont les maîtres ont été sélectionnés pour l’ancienneté de leur expérience d’enseignement en CP ainsi que pour leur sentiment de maîtriser la pédagogie qu’ils mettent en œuvre. Or leurs élèves exhibent en fin de CP le même éventail de performances qu’au plan national. Ni la qualité de ces maîtres ni leur conscience professionnelle ne pouvant être mises en cause dans la médiocrité des résultats obtenus, celle-ci ne saurait dès lors se voir imputée qu’aux principes mis en œuvre dans la conduite des apprentissages.

Une politisation indue, aux effets paradoxaux

En matière de méthode d’apprentissage de la lecture, c’est un fait : si vous insistez sur le déchiffrage vous êtes de droite, par contre manifester votre préoccupation pour la compréhension vous vaudra immédiatement un label de progressisme pédagogique et politique. Particulièrement prégnante, cette politisation de la question déborde largement les rangs de ceux qui ont un minimum de compétence instruite en la matière. Elle prend naissance dans les années 1960, quand les enfants des classes populaires commencent à entrer en masse dans le secondaire. Pédagogues et responsables du système éducatif sont alors convaincus (ils le sont toujours, pour l’essentiel) que les apprentissages qui conviennent à ces enfants doivent faire une large part au concret et au ludique. Les difficultés rencontrées par la réforme des « maths modernes », dans la première moitié des années 70, viendront renforcer ce présupposé d’une incapacité des enfants du peuple à s’approprier les savoirs abstraits [11]. C’est à ce titre que la méthode syllabique sera désormais récusée, et les instructions officielles de 1972 portant réforme de l’enseignement du français à l’école élémentaire en prononceront le bannissement : elles seront accueillies avec réticence par la droite, et massivement soutenues par la gauche. La syllabique n’a cessé depuis lors, aux yeux de cette dernière, de faire office de figure parfaitement emblématique de l’esprit réactionnaire et des pédagogies d’inculcation autoritaire.

Que l’affrontement entre pédagogie traditionnelle et pédagogie rénovée, entre le transmettre et l’apprendre, se soit cristallisé sur la question de la lecture n’est guère surprenant, sachant le caractère crucial de l’accès à la culture écrite – sorte de seconde entrée dans le langage – dans une société comme la nôtre. Il reste que l’étiquetage politique des méthodes d’apprentissage est totalement inapproprié. C’est ce que l’on attend de l’école – qu’elle respecte les hiérarchies sociales, ou qu’elle sélectionne les plus méritants, ou bien qu’elle se préoccupe prioritairement de formation professionnelle et d’employabilité, ou bien encore qu’elle transmette à tous une culture commune de haut niveau, etc. – c’est cela qui ressort pleinement d’une visée d’ordre politique. La pertinence des méthodes d’apprentissage, pour sa part, dépend de leur adéquation à la mission de l’institution scolaire : qui prône l’accès du grand nombre aux savoirs élaborés de la culture écrite jugera ces méthodes sur leur efficacité cognitive, et non sur leur supposée couleur politique.

La politisation des méthodes de lecture est foncièrement dommageable en ce sens qu’elle fonctionne comme un argument d’autorité, un véritable interdit de penser : la chose est jugée d’avance, inutile d’en débattre. L’attitude de la gauche pédagogique à l’égard de la dynamique Blanquer est claire à cet égard : le médiocre rendement actuel de notre système éducatif est oublié, les résultats convergents de la recherche internationale sont ignorés, aucune réflexion de fond n’est engagée, le seul argument qui vaille est celui de la défense de la liberté pédagogique des enseignants (comme si depuis la loi Guizot de 1833 le pouvoir d’État s’était jamais désintéressé du pilotage à distance de l’activité des enseignants dans leur classe !).

Mais cette posture « de gauche » est redoutable pour ceux qui l’adoptent : ne les fait-elle pas apparaître comme ceux qui ne veulent rien changer à un état des choses pourtant démocratiquement indéfendable, le ministre de droite faisant dès lors, lui, figure de progressiste ? La critique adressée à Blanquer par R. Goigoux, expert écouté par les syndicats du primaire, illustre ce paradoxe, en reprochant au ministre… une trop grande ambition en matière de réussite des apprentissages au CP : « Depuis quand un pays donne-t-il à son école l’objectif d’atteindre les performances habituelles des 30% des meilleurs élèves ? » [12] On se frotte les yeux : mais, après tout, est-il si illogique que ceux qui défendent l’ordre pédagogique existant défendent aussi les résultats qu’il produit ?

La formation des maîtres

Un dernier mot de préambule sur la formation des enseignants, dont la criante insuffisance est elle aussi un élément fort du contexte.

Ce n’est pas parce que les premiers apprentissages de la culture écrite sont dits « élémentaires » qu’ils sont faciles à conduire, qu’il s’agisse particulièrement de l’entrée dans la lecture ou dans les maths. Leur complexité est à la mesure de leur importance cruciale.

Affirmer que les maîtres y sont mal préparés est peu dire. Ils entrent dans le métier après quelques heures seulement reçues à l’ÉSPÉ concernant l’entrée dans le lire-écrire ou l’initiation aux mathématiques ; et cela alors que leur scolarité antérieure ne garantit guère une solide maîtrise personnelle de la langue écrite ou de l’activité mathématique, et encore moins une connaissance réfléchie des fondements épistémologiques de ces disciplines, si précieuse quand il s’agit d’y introduire les élèves.

L’enseignement élémentaire est confié de longue date à des enseignants polyvalents. On voit mieux aujourd’hui que leur polyvalence fait problème, à un double titre. Sans vouloir l’y réduire, il est peu contestable que l’entrée dans la culture écrite doit inévitablement privilégier l’accès à la pratique de la langue écrite et l’initiation aux maths. Or, d’une part, s’il est fortement souhaitable que la scolarisation secondaire et supérieure des futurs enseignants les ait sérieusement formés dans l’un de ces deux domaines, il n’est guère envisageable que ce soit le cas pour les deux. D’autre part le temps de la formation professionnelle spécialisée, forcément limité, peut difficilement permettre d’assurer une préparation sérieuse dans toutes les disciplines qu’un maître polyvalent doit enseigner.

Une amélioration significative de l’efficacité de notre enseignement élémentaire ne supposerait-elle pas, dans ces conditions, de mettre fin à la polyvalence en introduisant le principe de deux maîtres par classe, l’un à formation littéraire, l’autre à formation mathématique, et en réorganisant la formation professionnelle en conséquence [13] ?

La différence des méthodes

Il nous faut maintenant entrer dans le vif du sujet, et nous commencerons par rappeler les éléments du débat.

Il serait inapproprié, selon certains experts, de parler de « méthodes » de lecture. La conduite des apprentissages étant constituée d’une diversité de pratiques, ce serait la pertinence de chacune d’entre elles et la façon dont elles sont mises en œuvre qui régiraient l’efficacité du travail enseignant [14]. Cette façon de voir méconnaît à notre sens la réalité de l’opposition entre deux démarches qui ont chacune leur cohérence propre, celle des « méthodes mixtes » et celle de la syllabique. Il est vrai que, pour l’une comme pour l’autre de ces deux démarches, les versions proposées par les manuels disponibles (on en recense au moins 35 en France !) sont multiples ; et que les variations dans l’usage de ces manuels et dans les « bricolages » pédagogiques opérés par chaque enseignant ajoutent encore à la diversité des pratiques observables dans chaque classe de CP. L’examen des modalités principales de la mixte d’un côté, de la syllabique de l’autre, n’en fait pas moins ressortir leur solidarité interne respective. Le clivage principal, on va le voir, est bien celui qui sépare ces deux démarches et oppose leurs cohérences propres.

Modalités de la mixte

Dans neuf cas sur dix, en France, la conduite des apprentissages combine des activités de décodage des syllabes et d’autres activités issues de la méthode globale. Quelle que soit la diversité de ses formes, cette démarche dite « mixte » d’enseignement de la lecture présente quatre constantes :

- L’identification visuelle de mots entiers, héritée de la globale, est plus ou moins étendue, et concerne toujours au minimum un stock initial de « mots-outils » dont la reconnaissance permet assez vite en principe, dans les débuts de l’apprentissage, de déchiffrer de petites phrases ;

- L’apprentissage des correspondances phonèmes/graphèmes, ou « étude du code » s’opère au moyen de « leçons de sons » invitant les élèves à repérer les lettres et syllabes écrites correspondant aux 36 phonèmes de la langue française, lesquels leur sont donnés à entendre au cours de séances de « discrimination phonémique » ;

- Ce repérage s’opère sur des supports textuels plus ou moins déchiffrables, mais qui ne le sont jamais entièrement – les élèves étant alors encouragés à pratiquer la « lecture devinette », c’est-à-dire à compléter le décodage des syllabes qu’ils connaissent en faisant des hypothèses, à partir du contexte ou de l’illustration du manuel, sur le mot à « lire » ou la phrase proposée ;

- Enfin, au nom du principe de bon sens qui veut que « lire, c’est comprendre », le travail sur la compréhension est effectué volontiers sur des textes lus par l’enseignant, et donc dans des séquences dissociées du décodage (pour lequel on privilégiera les mots les plus courants, les phrases et les textes les plus simples) [15].

Modalités de la syllabique

Qu’en est-il alors de la syllabique, que ne pratique qu’un enseignant sur dix ? Celle-ci se distingue de ces constantes des méthodes mixtes sur quatre points essentiels :

- Une approche « graphémique » et non plus phonémique du code : le déchiffrage, qui consiste à verbaliser la prononciation des signes graphiques, remplace ici les leçons de sons ;

- La règle du « tout déchiffrable », qui bannit tout recours aux mots-outils et à la lecture devinette. Quiconque a enseigné la lecture connaît la propension des jeunes élèves à se précipiter pour deviner, imaginer, inventer, et éviter un décodage toujours pénible au début. Plutôt que d’encourager ce réflexe, comme c’est le cas de la mixte, l’apprentissage syllabique ramène constamment et précisément au texte écrit, dont il propose une appropriation progressive, méthodique, systématique ;

- En conséquence de la règle du tout déchiffrable, un rapport beaucoup plus autonome de l’élève au texte écrit. Celui-ci peut déchiffrer par lui-même tout ce qu’on lui donne à lire. Le lexique proposé n’a plus besoin d’être préalablement connu : il peut être découvert, alors que la lecture-devinette limite par nature le vocabulaire proposé aux élèves aux mots qui leur sont déjà familiers. Apprendre à lire peut se faire avec des mots nouveaux et des textes de qualité, le plaisir de leur appropriation venant récompenser l’effort du déchiffrage. Tous les manuels de syllabique cependant n’utilisent pas cet avantage : la grande majorité se contente de contenus de lecture à l’ambition culturelle aussi modeste que celle des textes que proposent les méthodes mixtes.

- Le moment crucial de l’apprentissage syllabique est celui de l’articulation sonore de l’écrit. Une pratique soutenue et persévérante de la lecture à voix haute est ici indispensable, puisque c’est au moment où l’on passe d’un déchiffrage ânonnant à une articulation fluide que l’élève peut identifier le mot et reconnaître (ou interroger) son sens. Et du mot à la phrase, la syllabique maintient un lien étroit entre déchiffrage et compréhension.

On le voit, l’opposition entre ces deux démarches est systématique, quasi terme à terme, et apparaît très structurante du champ des possibles en matière d’apprentissage de la lecture. Il nous faut maintenant examiner plus précisément les aspects essentiels de cette opposition.

La règle du tout déchiffrable

À tout seigneur tout honneur : la règle du tout déchiffrable est à la fois le principe qui structure l’ensemble de l’approche syllabique et celui qui l’oppose le plus radicalement à la mixte, c’est une véritable pierre de touche de leur distinction. Sa justification est puissante, elle procède d’une exigence essentielle de toute lecture, qui veut que toute trace graphique de l’écrit soit déchiffrée : les lettres, les syllabes, les mots, les espaces entre les mots, et jusqu’aux signes les plus menus, marques grammaticales, ponctuation, signes diacritiques (qui précisent la prononciation et/ou le sens des mots : accents, cédille, tréma).

Or on ne peut déchiffrer… que ce qui est déchiffrable.

Une exigence forte

De fait tous ces repères graphiques, jusqu’aux plus (apparemment) insignifiants d’entre eux sont décisifs pour la compréhension (et lire, c’est comprendre). J’en prendrai trois exemples.

Soit une phrase composée de quatre mots : Je/suis/bien/seul. Elle est très simple, mais redoutablement ambivalente, puisque sans changer l’ordre des mots, on peut lui faire dire une chose et son contraire exactement : qu’on déplore la solitude, ou qu’on s’en réjouit. À l’oral, on précisera son sens avec les moyens de l’oral, en l’occurrence en plaçant l’accent tonique soit sur le mot « seul », soit sur le mot « bien ». À l’écrit, faute de pouvoir jouer sur la prosodie, on utilisera les moyens de l’écrit, en l’occurrence l’insertion d’une virgule entre « bien » et « seul », pour indiquer que loin de regretter la solitude elle vous convient. Le bon déchiffrage de la phrase : « Je suis bien, seul », celui qui ouvre l’accès à la compréhension, devra dès lors prendre en compte l’existence de la virgule en marquant un suspens entre « bien » et « seul » : suspens qui, du coup, conduit à restituer l’accent tonique sur le « bien » : « Je suis bien… seul » (alors que l’absence de virgule conduira à souligner à l’oral le dernier mot de la phrase, « seul »).

Une virgule, un accent, ou un pluriel. Ce sont là traces menues dont le jeune lecteur ne mesure pas aisément l’importance et qu’il négligera volontiers : négligence qui, si elle n’est pas corrigée au cours de l’apprentissage, handicapera significativement et durablement son accès à la maîtrise de la langue écrite. Dans une étude des productions d’élèves d’un quartier populaire de Paris soumis à l’épreuve de français lors des évaluations à l’entrée en 6ème, Élisabeth Bautier nous en donne deux illustrations frappantes [16].

Un premier texte assez simple leur était soumis, mettant en scène plusieurs personnes dont un seul homme. Question posée : « À qui s’adresse la phrase : ‘Si tu es fatigué, prend la voiture’ ? ». Une grande majorité d’élèves n’ont pas su y répondre, faute de repérer et donc de pouvoir interpréter la marque grammaticale révélatrice.

Un second récit était proposé aux mêmes élèves, évoquant des cigognes pondant leurs œufs pendant la nuit. Question : « La nuit, qui pond les œufs ? ». Réponse de nombre d’élèves : « Oui c’est la nuit qui pond les œufs », comme si l’insertion dans la question d’une virgule entre le supposé sujet (la nuit) et le verbe (pond) ne comptait pour rien.

Conquérir l’attention au texte

L’expérience montre que lors de l’entrée dans la lecture, prêter attention à toutes les marques graphiques est loin d’aller de soi. Effet sans doute de la recherche du moindre effort, les jeunes lecteurs manifestent régulièrement une propension difficilement répressible à substituer l’imagination au déchiffrage : ils déchiffrent la première syllabe, puis se précipitent sur le premier mot qu’elle leur suggère sans prendre garde à ce qui est vraiment écrit. Dans les premiers mois d’apprentissage, le maître est ainsi sans cesse amené à contrecarrer les comportements spontanés de lecture devinette : « On n’invente pas, on déchiffre, regarde ce qui est écrit ! ». L’attention requise doit être conquise, jusqu’à ce qu’elle aille de soi et devienne routine.

Pas de mots-outils

Si l’on veut former de bonnes compétences de déchiffrage, d’un déchiffrage ouvrant l’accès à la compréhension, on voit dans ces conditions que deux réquisits doivent être satisfaits.

Premier réquisit. L’indispensable demande d’attention au texte ne peut avoir de sens, aux yeux des élèves, que si le tout du texte, n’étant constitué que de graphèmes et de syllabes qu’ils ont préalablement étudiés, leur est accessible. La cohérence pédagogique, qui seule peut valoir au maître la confiance des élèves, implique qu’il en aille ainsi de tous les énoncés qui leur sont proposés. On ne peut leur demander une chose et son contraire, exiger un déchiffrage précis et rigoureux et en même temps leur demander d’apprendre à reconnaître des mots entiers qu’ils sont incapables de déchiffrer. La règle du tout déchiffrable, en ce sens, n’est pas compatible avec un départ « global » proposant l’identification d’un stock de « mots-outils ». D’autant que la justification d’un tel départ – pouvoir former très vite des phrases complètes – ne tient pas vraiment : un démarrage exclusivement syllabique débouche à l’expérience sans problème, dès la troisième semaine, sur la lecture de phrases entières.

Déchiffrer n’est pas ânonner

Second réquisit. Le déchiffrage implique certes le décodage des correspondances graphèmes/phonèmes… mais ne s’y réduit pas. Déchiffrer, c’est oraliser l’écrit en tenant compte de tout ce qui conduit au sens : les séparations entre chaque mot, la prononciation fluide du mot, le respect de la ponctuation.

Cette acception de ce que veut dire « déchiffrer » invalide le reproche fréquemment adressé à la syllabique : « On a tellement insisté sur le déchiffrage qu’au bout du compte (et de quelques années) il ânonne sans rien comprendre à ce qu’il lit ». Si le premier abord de l’énoncé, lors des débuts de l’apprentissage, a inévitablement un côté ânonnant, le déchiffrage procédant syllabe par syllabe, la demande constante de l’enseignant : « Bien, et maintenant tu relis comme on parle » permet aux élèves d’intégrer progressivement l’exigence de fluidité, qui sera vite comprise comme la condition première de la compréhension.

Déchiffrage ou leçons de sons ?

La question – l’étude du code doit-elle partir du signe écrit que l’on déchiffre ou du phonème dont on identifie les transcriptions ? – peut paraître secondaire. Il suffit de mesurer le trouble et l’embarras des maîtres appelés à changer de démarche à cet égard pour réaliser qu’il n’en est rien. Certes l’apprentissage simultané du lire et de l’écrire fait constamment passer les élèves du déchiffrage à la transcription, du « décodage » à « l’encodage ». Il reste qu’entrer dans la lecture par l’étude des graphèmes n’est pas la même chose que de procéder par leçons de sons, à la fois parce que ces deux démarches n’ont pas la même pertinence pédagogique propre, et parce qu’elles sont chacune de leur côté solidaires de la méthode d’apprentissage, syllabique ou mixte, dont elles relèvent. C’est ce qu’illustrent les quatre observations suivantes, qui plaident de façon convergente en faveur de la démarche graphémique.

« L’écriture n’est pas la matérialisation de la parole »

Que veut donc dire Ferdinand de Saussure, dans son Cours de linguistique générale, par cette assertion ? La transcription ne confère-t-elle pas une tangibilité visuelle au souffle fugace des énoncés qui s’adressent à l’oreille ? En réalité, pour le fondateur de la linguistique moderne, l’écrit a bien une matérialité, mais elle est trompeuse. Car, ajoute-t-il : « L’écrit n’est pas un vêtement de la parole, mais un travestissement » ; et il illustre son propos en observant par exemple que le français écrit « oiseau » là où la transcription phonétique devrait être « wazo ».

Le français, autant dire, ne s’écrit pas comme il se parle. La langue orale et la langue écrite ont chacune leur histoire propre, qui les écarte progressivement l’une de l’autre : la première, emportée par le flux de la vie sociale, évoluant constamment, alors que la seconde est beaucoup plus stable, changeant par à-coups sous l’effet de modifications institutionnelles. Notre orthographe est encore étroitement marquée par les décisions des grammairiens de l’Ancien Régime, qui n’avaient pas pour seul souci de noter des sons. Professionnels de l’écriture latine, ils souhaitaient que l’orthographe des mots français rappelle cette origine ; de plus, rémunérés à la lettre, ils ne dédaignaient pas les redoublements de consonnes peu justifiés. Écrire « homme » plutôt que la transcription phonétique « ome » répondait à cette double préoccupation, culturelle et pécuniaire. Ces lettrés ont choisi de même « femme » plutôt que « fame » pour rappeler le latin « femina », le redoublement du ‘m’ attirant l’attention sur la prononciation du premier ‘e’ qui doit se lire ‘a’ comme dans ‘apparemment’…

La langue écrite, donc, n’est pas une transcription phonétique de l’oral (même si c’en est bien une forme de « matérialisation » !). C’est une raison de principe de ne pas la traiter comme telle, à l’instar de ce que suggèrent les « leçons de sons », mais bien plutôt de l’étudier dans sa spécificité, en partant de ce que son histoire a fait d’elle, et en invitant les élèves à l’examiner précisément pour apprendre à la déchiffrer.

La rationalité pédagogique de la démarche graphémique

La logique proprement pédagogique vient appuyer la pertinence de cette raison de principe. Du fait précisément de la complexité de son histoire, la langue écrite en est venue à coder chaque son de multiples façons plutôt que d’une seule. La langue française utilise 36 phonèmes et son écriture quelque 150 graphèmes (qui sont les façons possibles de transcrire les phonèmes), proposant ainsi en moyenne quatre manières de noter un son. C’est une moyenne : le son /ou/ ne peut s’écrire que « ou » ; mais le son /s/ de « sur » a sept transcriptions possibles (s, ss, sc, c, ç, x, t), et le son /in/ bien plus encore.

Or l’inverse n’est pas vrai. Dans leur immense majorité (pour 94% d’entre eux précisément) les graphèmes ne peuvent être déchiffrés que d’une seule façon. Seuls 6% d’entre eux admettent deux prononciations distinctes (et deux seulement !), tel le « ch » de « chat » qui fait aussi /k/ dans « chœur ».

La conséquence pédagogique de cet état de fait est assez claire. Les leçons de sons confrontent constamment les élèves au caractère multivoque des liaisons phonèmes-graphèmes à mémoriser. Avec le déchiffrage les liaisons graphèmes-phonèmes à mémoriser sont au contraire le plus souvent univoques. L’effort de mémorisation requis des élèves est alors beaucoup moins lourd. D’autant que le programme de l’approche graphémique peut espacer de plusieurs semaines, dans l’année, l’étude du « ch » de chat et celle du « ch » de chœur, en sorte de permettre une bonne intégration du premier « ch » avant d’aborder le second, et de limiter ainsi plus encore les risques de confusion.

Les leçons de sons ne vont pas sans lecture devinette

Illustration de la solidarité des différents moments de « la méthode » mixte, les leçons de sons (« Cherche les mots comportant la lettre « a » du son /a/ dans cette liste ») confrontent inévitablement les élèves à des mots et des phrases qu’ils ne peuvent que partiellement déchiffrer.

Ces leçons de sons ont donc deux conséquences majeures. D’une part elles encouragent inévitablement la lecture devinette. D’autre part elles interdisent la progressivité et la systématicité de l’apprentissage que permet la syllabique. Avec cette dernière l’introduction d’un nouveau graphème vient à la fois valider le patrimoine de connaissances préalablement incorporé (dont la mobilisation va s’avérer efficace pour déchiffrer les mots comprenant le nouveau graphème) et enrichir ce patrimoine : on est dans l’ordre de la cumulation progressive des connaissances et non plus dans celui de la juxtaposition d’éléments de savoir à mémoriser (les correspondances phonèmes/graphèmes étudiées successivement).

Perception des différences phonémiques et conscience des phonèmes

Partant de la prononciation du phonème pour étudier leur transcription, les leçons de sons admettent que les élèves maîtrisent la composition phonémique du français parlé et sont dotés au départ d’une claire conscience de chaque entité phonémique. Or ce n’est pas le cas.

Car il est admis aujourd’hui, de façon à peu près consensuelle en raison des observations convergentes de l’ethnolinguistique et de la psycholinguistique, que si la conscience syllabique est bien un phénomène humain universel (la syllabe étant ce qui se prononce d’une seule émission de voix, comme « ta », que tout humain entend de façon distincte), ce n’est pas le cas des phonèmes (les sons élémentaires, insécables, de la langue, tels le « t » et le « a » de « ta »), s’agissant en tout cas des phonèmes consonantiques (les « consonnes » : ce qui sonne avec… les voyelles, et ne sonne qu’avec elles).

Certes l’enfant, comme tout être parlant, entend la différence entre sac, bac, lac. Mais pour passer de la conscience de la différence des phonèmes à la conscience de l’entité phonémique isolée (pour séparer distinctement le ‘t’ du ‘a’ dans « ta »), il a besoin du support visuel… de l’écrit (et de fait la distinction consonne/voyelle n’existe qu’à l’écrit : il est impossible d’oraliser une consonne sans lui accoler quelque voyelle). C’est l’étude du déchiffrage des combinaisons syllabiques du s (qui fait /ss/) : sa, se, si, as, etc. qui permet à l’élève d’identifier spécifiquement le phonème /ss/, de s’en former une claire conscience. Les leçons de sons méconnaissent cette règle linguistique : c’est l’écrit qui permet d’analyser distinctement la composition de l’oral, et non pas l’inverse.

Déchiffrer et comprendre

"Lire c’est comprendre" : un héritage prégnant

Qui contesterait que l’objectif de tout lecteur, et de tout apprentissage de la lecture, consiste à saisir le sens de ce qui est lu ? Mais la mise en avant de la compréhension par les protagonistes de la révolution pédagogique des années 1960/70 visait plus spécifiquement la façon dont l’apprentissage conduit à cet objectif, en rejetant le déchiffrage à voix haute, cœur de la syllabique, au profit de l’identification visuelle (et donc silencieuse) de mots entiers, censée permettre un accès plus direct et immédiat au sens. « La grande affaire c’est la conquête de la lecture silencieuse », proclament les instructions officielles de 1972. Dans son prolongement, Jean Foucambert et Évelyne Charmeux consacrent des ouvrages à la promotion de la méthode « idéovisuelle » grâce à laquelle les lecteurs débutants doivent apprendre à comprendre avec les yeux. Conséquence logique pour ces auteurs : « Le déchiffrage oral doit être banni de l’apprentissage » (É. Charmeux).

Le constat de l’impasse pédagogique que constitue cette démarche ne se fera pas attendre et provoquera un reflux rapide de l’engouement qu’elle avait suscitée. Les nouvelles instructions officielles de 1985 en prennent acte et réhabilitent l’étude du code. Mais elles prennent soin en même temps de souligner que celle-ci n’est pas une fin en soi, et introduisent la formule : « Lire, c’est comprendre ». Ce rappel était destiné à un bel avenir, servant jusqu’à aujourd’hui à prévenir et tenir à distance tout éventuel retour en grâce de la syllabique. Car si la majorité des experts admettent désormais que l’étude du code doit faire partie de l’apprentissage, ce n’est certainement pas sous la forme du déchiffrage syllabique. De façon récurrente, au long des décennies, celui-ci est dénoncé comme une activité intellectuelle de bas niveau, un apprentissage mécanique et passif qui ne peut qu’éloigner du sens. Il est couramment admis que le déchiffrage, c’est « la transformation d’un message visuel en message sonore, sans se préoccuper du sens du message » [17] ; et que dès lors « tout le danger d’un apprentissage basé sur le seul décodage réside dans la formation d’élèves déchiffreurs mais non lecteurs » [18]. Cette réticence obstinée des pédagogues à l’égard du déchiffrage est largement partagée par les maîtres : selon l’enquête coordonnée par R. Goigoux, ceux-ci ne consacreraient que 38’ par semaine en moyenne à la lecture à voix haute (le quart des maîtres les moins pratiquants n’y consacrant que 23’ en moyenne).

Les craintes suscitées par le déchiffrage conduisent à lui substituer pour une part les leçons de sons et la lecture devinette (qui passe pour une activité intellectuelle de haute intensité), et pour une autre part un travail sur la compréhension coupé de tout support de lecture. Or ces craintes reposent sur le postulat que le déchiffrage et la compréhension sont deux activités mentales différentes et donc séparables ; et ce postulat est particulièrement contestable.

Certes il a pu être partagé, historiquement, par les tenants de l’apprentissage syllabique eux-mêmes : les programmes de l’enseignement primaire antérieurs aux année 1870 réservaient la compréhension aux classes de fin d’étude, admettant donc que les premières années de l’apprentissage ne visaient qu’à la formation d’une capacité de déchiffrage. Sous l’impulsion de Gréard et Simon, les débuts de la Troisième République associeront à l’inverse apprentissage du déchiffrage et travail d’« explication » des mots et des phrases dès la première année du primaire. Pourtant les instructions officielles de 1923 considèreront à nouveau « l’apprentissage des mécanismes » comme un préalable, reportant au cours moyen la lecture compréhensive et expressive [19].

Il est difficile aujourd’hui de se faire une idée d’ensemble de la façon dont les choses se déroulaient effectivement dans les classes, mais on peine à croire que les élèves se contentaient d’ânonner leur langue maternelle pendant les trois premières années du primaire sans rien comprendre à ce qu’ils déchiffraient, comme s’il s’agissait de latin de messe. Il est vraisemblable qu’ils ne se limitaient pas longtemps au pur « apprentissage des mécanismes » et qu’ils accédaient assez vite au sens des mots et des phrases très simples qu’on leur proposait, le travail d’interprétation de textes plus longs et plus complexes étant pour sa part reporté au cours moyen.

Quoi qu’il en soit, la pédagogie officielle de l’apprentissage syllabique reste dans les années 1960 celle qui est définie en 1923, l’image qu’elle en donne d’une coupure entre déchiffrage et compréhension étant alors prise au pied de la lettre par les pédagogues réformateurs. Ils en feront un motif premier de rejet de la syllabique, qui continuera à faire office de repoussoir dans les décennies suivantes. L’alternative proposée, celle d’un accès au sens qui se passe du déchiffrage, ou qui n’accepte ce dernier que du bout des lèvres, s’est avérée inappropriée. Son échec aura au moins eu le mérite de nous inviter aujourd’hui à réexaminer de près la question : si le déchiffrage est au bout du compte un moment incontournable de l’apprentissage de la lecture, comment repenser sa relation à la compréhension dans la perspective d’une syllabique de nouvelle génération ?

La compréhension des mots

Rappelons d’abord que l’on ne peut poser la question de la compréhension sans distinguer l’accès au sens des mots d’une part, des phrases et des textes de l’autre.

Le sens des mots n’est pas donné par les objets du monde, dont ils seraient comme des étiquettes, des reproductions symboliques (ce que laisse accroire, à des fins de lecture devinette dans les manuels de la mixte, la mise en équivalence de l’image et du mot), mais par la langue elle-même (dont le lexique guide, à l’inverse, notre regard sur les objets du monde). Le mot, signe linguistique, réalise l’unité intime du son et du sens, ce que vérifie l’expérience intime quotidienne : entendre le mot fait immédiatement surgir à l’esprit l’idée qu’il porte, et inversement nous ne pouvons éprouver l’idée qu’en l’associant intérieurement et immédiatement au mot. La conséquence de cette spécificité du langage humain pour l’apprentissage de la lecture est assez claire, et F. de Saussure la formule ainsi : « Le déchiffrage permet de reconnaître le mot écrit, en le livrant simultanément dans son acoustique et sa signification » (souligné par nous). Il y faut bien sûr un déchiffrage (à voix haute) du mot entier et non pas de ses syllabes juxtaposées, donc un déchiffrage fluide (déchiffrer n’est pas ânonner : « Relis comme on parle », dit le maître).

Le déchiffrage permet de verbaliser tout signe écrit, y compris donc des mots inconnus jusque-là. Lui seul permet d’identifier ces derniers comme mots inconnus – et l’on sait depuis Socrate (je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien) que la reconnaissance de la méconnaissance est conquise contre l’ignorance –, mots inconnus dont on peut alors demander la signification au maître ou à son voisin.

Puisque au départ les élèves ne connaissent les mots que par leur acoustique, l’entrée en apprentissage passe nécessairement par le déchiffrage à voix haute, qui seul leur permettra d’identifier ce qu’ils lisent. Grâce à la répétition soutenue de cet exercice et du travail d’écriture, ils se constitueront progressivement un répertoire mental des mots écrits, clé de la lecture silencieuse – le passage de l’identification acoustique à l’identification visuelle des mots n’empêchant d’ailleurs pas le lecteur habile de continuer à articuler, mais en silence, ce qu’il déchiffre avec les yeux : ce que confirme l’imagerie cérébrale, et dont chacun peut prendre conscience en y prêtant attention.

La compréhension des phrases et des textes

Dès que l’on passe du mot à la phrase, la question n’est plus : qu’en dit la langue, mais : que veut dire l’auteur ? La compréhension de la phrase n’invite plus seulement à la consultation du dictionnaire, mais à un travail d’interprétation.

Mettre bout à bout la signification des mots qui la composent n’y suffit pas. L’ordre des mots et leur mise en relation par la syntaxe et la ponctuation contribuent pleinement à la construction du sens. Introduire une virgule : Je suis bien, seul ; changer l’ordre des mots : Pierre lit le livre/Pierre livre le lit, c’est inviter à une interprétation différente. La mise en œuvre d’un déchiffrage fluide, attentif à la distinction des mots et à la ponctuation, prend ici toute son importance. Il y faut encore certes une activité mentale importante, qui procède notamment par va et vient entre la phrase prise comme un tout et chacun des mots qui la composent : la phrase détermine le sens précis de chaque mot, comme dans l’exemple ci-dessus, sachant que la plupart des mots sont polysémiques, à l’instar de « livre » et « lit » ; alors qu’à l’inverse chaque mot contribue au sens de la phrase. Mais il ne s’agit là de rien d’autre que de mobiliser l’intelligence de la langue que chacun a commencé à développer à l’oral bien avant l’âge d’entrer dans la culture écrite. Aussi ne s’étonnera-t-on pas du constat auquel procède à cet égard l’enquête coordonnée par R. Goigoux : à la fin du CP, « la plupart des élèves sont capables de comprendre les phrases qu’ils décodent eux-mêmes » [20].

Comprendre l’écrit exige toutefois d’autres compétences que celles que requiert la participation aux échanges oraux de la vie quotidienne. L’écrit peut utiliser un lexique beaucoup plus étendu, des phrases plus longues et à la syntaxe nettement plus complexe, des tournures stylistiques, des procédés narratifs et argumentatifs d’une diversité sans limite. Bref l’écrit offre une palette expressive dont la richesse appelle de la part du lecteur un travail d’interprétation qui, dès le CP, excède (à des degrés divers, selon la difficulté des textes) les ressources conjuguées du meilleur déchiffrage et de l’expérience enfantine de la communication orale.

Certains experts tenants de la mixte recommandent de déconnecter ce travail d’interprétation du déchiffrage, et nombre d’enseignants les suivent dans cette voie : l’entraînement au déchiffrage est mené sur des textes simples au vocabulaire circonscrit, afin de limiter la charge mentale imposée aux élèves ; la compréhension se travaille à partir de textes plus complexes (contes et autres récits) lus par l’enseignant devant la classe.

La prise en charge par l’enseignant d’un récit narratif proposé ensuite à la discussion des élèves n’est certainement pas une activité inutile et à bannir (même si selon les enquêtes disponibles son apport aux performances de fin d’année de CP est relatif) : l’avantage spécifique dont disposent les jeunes « héritiers » est d’ailleurs pour une part redevable à l’habitude prise par les parents de leur lire très tôt toute sorte d’histoires. Mais il y a tout lieu de penser qu’un apprentissage syllabique revisité et actualisé ne tiendrait pas ce type de pratique pour l’essentiel du travail de compréhension.

Compréhension : de la communication orale à la communication écrite

La vocation première de l’institution scolaire a toujours été d’introduire ses publics au maniement de la communication écrite, sans se contenter de les appeler à une communication orale « correcte ». Pour toute une partie des élèves cette introduction n’est encore que médiocrement assurée. Sachant les exigences intellectuelles du monde de demain, il est devenu indispensable qu’elle le soit pleinement, pour tous.

La communication écrite a deux caractéristiques différentielles :

- C’est une communication différée, et non en face à face : à l’écrit, les énoncés doivent fournir les clés du message qu’ils veulent faire passer, en anticipant d’éventuelles demandes de précision. Leur compréhension appelle un décryptage précis, dans le texte et à la lettre comme à la virgule près, ce que la seule écoute de leur lecture par l’enseignant rend pratiquement impossible ;

- Les énoncés se présentent sous la forme matérialisée, visuelle, stabilisée de l’écrit, et non sous la forme évanescente du récit oral : sous la forme d’un donné scriptural objectivé, qu’on peut parcourir lentement, en revenant en arrière si besoin, et auquel on peut faire retour ultérieurement pour vérifier tel ou tel point ou répondre à telle ou telle interrogation, ce qui est évidemment impossible avec un discours simplement entendu.

Pour ce qui est de la pédagogie de la compréhension au CP, la conséquence de ces observations est claire : réduire le travail sur la compréhension à un échange oral coupé du déchiffrage, c’est priver les élèves des contraintes mais aussi des ressources de la lecture compréhensive des textes écrits. Ce qui est doublement dommageable :

- parce que dans la suite de leur scolarité les élèves vont être sans arrêt confrontés aux exigences du maniement de la communication écrite, en position de lecteur (s’agissant de savoir lire une consigne, pour commencer) ; ou en position d’auteur (les élèves étant sans cesse confrontés à la demande de production d’écrits). Et leur valeur scolaire sera à chaque instant fondamentalement évaluée sur leur capacité à faire face à ces exigences ;

- parce que couper la lecture-déchiffrage du travail de la compréhension, c’est la réduire à une activité mécanique, privée de sens… comme la concevaient les instructions officielles de 1923 ! Déchiffrer un écrit est toujours un effort, a fortiori pour les débutants : et quel lecteur n’attend pas en retour de cet investissement les plaisirs de la découverte, du sens – plus : de l’intelligence ?

Comment pourrait-on ne pas en conclure qu’un apprentissage de la lecture qui inaugure une bonne carrière scolaire a tout avantage à s’opérer sur des textes riches, au vocabulaire diversifié : sur des supports donc dont le sens ne se livre pas nécessairement de façon immédiate, qui méritent d’être interrogés et analysés ? Le maître dispose à cet égard de multiples façons d’inviter ses élèves à adopter la posture réflexive qu’exige la lecture compréhensive : en leur faisant raconter le texte, en les invitant à débattre de ses interprétations possibles, en les appelant à une relecture expressive, en leur proposant de jouer les éventuels dialogues, en les invitant à vérifier si telle ou telle interprétation est vraie ou fausse, etc.

Conclusion

Je ne voudrais pas laisser accroire que je néglige la contribution réciproque de l’apprentissage de l’écrire, que je n’ai pas évoqué ici, et de celui de la lecture. Je rappellerai simplement à ce sujet qu’il existe aujourd’hui un large consensus, confirmé par toutes les enquêtes, quant aux avantages qu’il y a à mener de front l’entraînement au déchiffrage et les activités de calligraphie, copie, dictée, un peu plus tard de production autonome d’écrits.

Concernant la lecture, j’avançais il y a deux ans, au terme d’une revue des enquêtes statistiques disponibles, l’hypothèse selon laquelle la parenthèse historique constituée par l’aventure de la globale et de ses succédanés serait en passe de se refermer [21]. La conjonction aujourd’hui entre la visibilité accrue du faible rendement des efforts pédagogiques des enseignants, la difficulté croissante d’ignorer des résultats d’enquêtes favorables de façon convergente aux préconisations de la syllabique (et auxquels ont contribué des tenants de la mixte), la détermination enfin d’une nouvelle équipe ministérielle, renforce la crédibilité de cette hypothèse. Certes rien n’est joué, on ne change pas des pratiques professionnelles de masse dotées qui plus est d’un fort accompagnement idéologique par décret, et les toute prochaines années seront décisives.

La perdurance historique de ces pratiques ne laisse pas d’étonner l’observateur, alors que les résultats des enquêtes menées aux USA sur les modes d’apprentissage efficaces sont connus en France depuis bientôt vingt ans, et que les difficultés massives rencontrées par toute une part des publics scolaires à l’entrée dans la culture écrite n’ont en rien régressé depuis les années 1970, et vont plutôt s’aggravant. N’a-t-on pas affaire à une manifestation frappante d’aveuglement volontaire de masse ? Un cas d’école sociologique que deux éléments pourraient contribuer à rendre intelligible : un contexte d’affrontements idéologico-politiques assez rudes pour que l’esprit de parti en vienne à inhiber le désir de clairvoyance et l’attention aux démentis de la réalité ; et ce que j’ai appelé ailleurs la « conviction déficitariste », largement répandue dans les classes moyennes et la noosphère pédagogique [22], selon laquelle les élèves des classes populaires ne disposant pas des ressources suffisantes pour entrer correctement dans la culture écrite, la meilleure pédagogie peut légitimement s’avérer relativement impuissante : pourquoi dès lors s’inquiéter de son médiocre rendement ? Je rappellerai a contrario, sur ce dernier point, que la linguistique et l’anthropologie d’une part, la psychologie cognitive de l’autre, convergent résolument pour attester la pertinence du principe de l’éducabilité universelle [23]. Et que dès lors toute pédagogie au rendement insuffisant doit inquiéter enseignants et pédagogues.


[1Voir à ce sujet Janine Reichstadt, Apprendre à lire sous Blanquer, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article261

[2Voir Jean-Pierre Terrail, Enquêtes sur l’apprentissage de la lecture. Bilan 2000-2016 et enseignements, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article226.

[3Christian Baudelot et Roger Establet, L’école primaire divise, Maspéro, Paris, 1975.

[4Thierry Troncin. Le redoublement : radiographie d’une décision à la recherche de sa légitimité, Université de Bourgogne, 2005.

[5Jean-Paul Caille et Fabienne Rosenwald, « Les inégalités de réussite à l’école élémentaire », France, portrait social, INSEE, 2006.

[6Note d’information 06-01, DEPP/Ministère de l’éducation nationale, 2006.

[7L’accès à l’enseignement supérieur est le fait de 14% des élèves du quartile inférieur lors de l’entrée en 6ème, et de 77% de ceux du quartile supérieur. Parmi les entrants dans le supérieur, l’accès au niveau bac+3 est le fait de 45% des membres de la moitié inférieure à l’entrée en 6ème, et de 70% de ceux qui se situaient alors dans le quartile supérieur.

[8Jean-Paul Caille, INSEE Première, n°1633, 2017.

[9Il s’agit de l’enquête CEDRE de la DEPP/MEN (2015) pour ce qui est de la sortie du primaire, et des résultats stables sur ce point des enquêtes PISA 2009/2015 auprès des élèves de 15 ans.

[10Rappelons que les cohortes annuelles de jeunes comptent actuellement près de 800 000 individus.

[11Voir Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Paris, 2015.

[12Déclaration à La Montagne (Clermont-Ferrand) du 15-10-2018.

[13On se reportera à cet égard aux propositions du GRDS en matière de formation des enseignants, voir GRDS, La formation des enseignants de l’école commune, 2012, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article134.

[14C’est dans cette perspective que l’enquête coordonnée par Roland Goigoux ne compare pas des ensembles coordonnés de pratiques (à la différence de celle qu’a dirigée Jérôme Deauvieau), mais interroge l’une après l’autre l’efficacité respective des différentes modalités de l’apprentissage : démarche fructueuse à certains égards, mais qui limite aussi la richesse potentielle de la comparaison entreprise, s’il est vrai comme on le soutient ci-après qu’on a bien affaire à une opposition de méthodes qui ont chacune leur cohérence.

[15Ce point est développé in Janine Reichstadt, Déchiffrer pour comprendre, une question clé pour l’apprentissage de la lecture, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article229.

[16Voir Élisabeth Bautier et alii, Décrochage scolaire : genèse et logique des parcours, rapport de recherche pour la DEPP/MEN, 2002.

[17Jacques et Éliane Fijalkow, L’Apprentissage de la lecture, Milan, Toulouse, 2010 (souligné par nous).

[18Jean-Pierre Demeulemeester (dir.), Guide pédagogique de Ribambelle, Paris, Hatier, 2009.

[19Voir Jean Hébrard, « Apprendre à lire à l’école en France : un siècle de recommandations officielles », Langue française, n°80, 1988.

[20Rapport de l’enquête « Lire et écrire », 2015, p. 145.

[21Jean-Pierre Terrail, Enquêtes sur la lecture, bilan et enseignements, 2016, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article226.

[22Voir Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, La Dispute, 2016.

[23Pour l’approche linguistique et anthropologique, voir Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ?, La Dispute, 2013 ; et pour l’approche cognitive, voir Stanislas Dehaene, que ses observations en imagerie du cerveau conduisent à souligner combien les enfants (même ceux des classes populaires !) sont « de formidables petites machines à apprendre », in Les Neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007.