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Entrer dans l’exigence intellectuelle : tous capables

mercredi 27 mai 2020, par Janine Reichstadt

Nina Charlier, Serge Cospérec, Jérôme Deauvieau, Céline Dumoulin, Jean-Pierre Gerbal, Nicole Grataloup, Nicolas Kaczmarek, Richard Krawiec, Evelyne Lagaune Tabikh, Véronique Marchais, Florian Nicolas, Margaux Osenda, GuillaumeTremblay, Pédagogies de l’exigence. Récits de pratiques enseignantes en milieux populaires. Coordination et présentation Jean-Pierre Terrail. La Dispute, 2020.

Le titre de cette note de lecture emprunte ses mots à ceux de deux ouvrages déjà publiés à La Dispute. Le premier examine les raisons pour lesquelles tous les enfants, en tant qu’êtres de langage, ont les capacités objectives d’entrer dans l’écrit et de s’engager ainsi dans une histoire scolaire en réussite ; le second montre que la construction d’une école authentiquement démocratique a nécessairement la tâche de s’appuyer sur un changement de paradigme en faisant de l’exigence intellectuelle pour tous, le fondement de ses pratiques [1]. A la suite des deux autres, ce troisième ouvrage peut être lu comme une ouverture sur la mise en œuvre pédagogique effective d’un changement de paradigme auprès d’élèves de milieux populaires, qui parviennent ainsi à entrer dans des apprentissages organisés à partir de l’exigence intellectuelle.

A contre-courant

A contre- courant, cet ouvrage refuse toute compassion devant les difficultés des élèves issus des classes populaires, trop souvent traitées par des pratiques d’adaptation qui se veulent bienveillantes, douces, ludiques, mais qui ne peuvent que maintenir et même amplifier ces difficultés au fil des années. Ce refus ne se contente pas d’un « tous capables » généreux mais inefficace lorsqu’il ne va pas au-delà de son affirmation. Pédagogies de l’exigence produit les raisons pratiques en mesure d’emporter la conviction de tout un chacun sur la valeur du principe de l’éducabilité universelle qui s’impose dans tout projet de démocratisation de l’école.

Les conditions d’exercice du métier d’enseignant se sont très sensiblement dégradées, tant au niveau du pouvoir d’achat des salaires que des conditions institutionnelles et matérielles dans leur ensemble. Mais cette dégradation touche également de façon très sensible le sentiment d’impuissance devant une forte demande sociale populaire de réussite scolaire, et les difficultés rencontrées pour parvenir à la satisfaire, des difficultés qui finissent par interroger le sens même du métier. Confrontés à cette contradiction, la réflexion pédagogique qui a cherché des solutions du côté de pratiques qui se veulent motivantes au plus près des intérêts supposés des élèves en difficulté n’a pu qu’échouer, car elles en ont rabattu sur des exigences intellectuelles déterminantes dans le déroulement positif d’une scolarité. Apprendre à apprendre, mettre en activité de recherche, de création, sans un solide viatique du côté des savoirs qui rendent possible ces activités éloigne inexorablement de la réussite scolaire, ce qui ne manque pas de conforter la conviction d’une impossibilité de faire avec les enfants du peuple ce que l’on fait normalement avec les « héritiers ».

La question de l’hétérogénéité des classes n’est pas passée sous silence dans l’ouvrage. Elle fait l’objet d’une réflexion qui montre combien les classes ou groupes de niveau constituent autant d’impasses de la différenciation pédagogique, alors que le principe des classes mélangées font progresser les élèves les plus en difficulté, à condition bien sûr qu’une réflexion soutenue des exigences à maintenir pour eux aussi, anime les pratiques enseignantes.

S’il n’est pas pensable d’en rabattre sur les contenus intellectuels des disciplines et si les élèves originaires des classes populaires ont bien les ressources langagières nécessaires à l’entrée dans les apprentissages scolaires, on ne peut que s’orienter vers la réflexion de tout ce qu’il est nécessaire de rendre clairement intelligible au sein même des différents parcours disciplinaires.

C’est à une réflexion de cette nature que Pédagogies de l’exigence s’attache. Les contributeurs ne cachent pas les difficultés et les interrogations nées de l’exercice du métier en milieux populaires. Ils ne se présentent pas avec l’assurance d’un discours pédagogique achevé. Leurs récits se veulent propositions de pistes éprouvées, soumises à la réflexion de leurs collègues, dans le but d’ouvrir la voie de la réussite à tous les élèves et de reconquérir le sens du métier qui peut finir par faire défaut. Appuyés sur la dimension fondatrice de leur démarche, ils ne se détournent pas de la nécessité de confronter les élèves aux difficultés propres aux concepts et travaux relatifs aux disciplines qu’ils enseignent.

S’approprier les exigences intellectuelles

Lorsque les « héritiers » se présentent à l’école, ils ont déjà pu s’approprier des savoirs scolairement utiles rencontrés dans leur milieu familial. Or sans une conscience toujours claire, l’école prend souvent appui sur ces acquis, ce qui ne peut que mettre en difficulté tous ceux qui n’ont pas déjà le bagage présupposé. S’installe alors un sentiment d’évidence sur des compétences censément acquises qui ne le sont pas : des opérations intellectuelles faussement transparentes se donnent comme allant-de-soi, alors que la compréhension des élèves passe par leur visibilité précisément enseignée. Pédagogies de l’exigence travaille cette dimension épistémique de l’enseignement qui en toute circonstance ne peut faire l’économie de l’explicitation des passages obligés dans et par lesquels les différents contenus disciplinaires trouvent leur intelligibilité.

Qu’il s’agisse comme dans cet ouvrage, de l’enseignement de la lecture, des mathématiques, de l’histoire, du français, de la littérature, de l’EPS, de la philosophie au lycée et en primaire, de la sociologie, le travail se fait à partir d’une mise à plat de ce qu’exige l’appropriation des compétences intellectuelles attendues. Les prérequis sont systématiquement repris.

En français, l’ossature de la langue qu’est la grammaire est retravaillée, afin que les élèves puissent se confronter aux grands textes de la littérature étudiés pour la puissance particulière qui est la leur. Les concepts clés des disciplines sont rigoureusement étudiés sans les approximations ni les concrétisations, manipulations, censées faciliter la compréhension. En mathématiques les élèves apprennent la distinction qu’il faut faire entre les « nombres-de » et les nombres, le numéral et le numérique. La notion abstraite de groupement décimal est abordée sans allumettes ni bûchettes, les dizaines et les centaines sans billes, boites et valises. En économie, les concepts de monnaie, de marché ou de chômage sont précisément appréhendés dans leur valeur conceptuelle propre, par la production explicite et rigoureuse des raisons pour lesquelles les mots du langage courant sont inappropriés, car il est décisif de faire en sorte que les élèves comprennent les enjeux cognitifs de la nécessité d’utiliser le langage scientifique.

La nature des savoirs visés en EPS est explicitée, leur construction examinée pour que les élèves comprennent le sens de leur activité dans la discipline. L’histoire des disciplines sportives prend ici aussi la place qui lui revient pour que l’on puisse saisir efficacement les problématiques en jeu.

La quantification en sociologie passe par tout un travail qui affronte les concepts fondateurs de la discipline permettant aux étudiants de pouvoir traduire une question sociologique dans une perspective quantitative, d’élaborer un questionnaire, d’écrire un compte rendu de recherche.

L’activité réflexive n’est pas en soi philosophique, on la rencontre dans toutes les disciplines. Mais dès l’école primaire où elle connait un certain succès, la philosophie doit avoir pour ambition de s’appuyer sur des principes qui lui sont propres et qui doivent irriguer le travail avec les jeunes élèves, sans représentation confuse de la discussion et du débat.

Les consignes peuvent contenir bien des pièges. Les contributeurs de Pédagogies de l’exigence insistent sur la nécessité de s’assurer de la bonne compréhension de ce qu’elles demandent de faire à chaque fois à partir de mots tels que : « relevez », « justifier », « désignez », « décrivez », « expliquez », « évoquez », qui sont autant de verbes nécessitant des explications. Être explicite sur les attentes, exposer sans zones d’ombre les critères de la réussite qui doivent être connus, appartient aux fondamentaux pédagogiques des enseignants qui interviennent dans cet ouvrage. Guider les élèves au plus près des différentes étapes des apprentissages et s’assurer d’une bonne assimilation des attentes, leur permet d’affronter les sauts cognitifs demandés par l’école.

Des expressions d’intitulés de sujets tels que « Dans quelle mesure », « Montrez que », « Comment expliquer que », « Pourquoi », « En quoi », « Peut-on », ne se laissent pas appréhender sans une analyse de ce qu’ils signifient dans leur spécificité et leurs différences. Une explication du cadre intellectuel auquel ils se réfèrent s’impose pour que puisse s’engager sans contre-sens, l’examen des sujets introduits de la sorte.
Mettre au point des « boîtes à outils » participe pleinement de cette volonté de décomposer les tâches pour une explicitation systématique des finalités scolaires.

Entrer dans le registre métadiscursif en philosophie s’apprend. D’où la nécessité de fournir aux élèves les outils intellectuels qu’ils ne peuvent pas inventer, mais qui leur permettront de construire une réflexion sur le statut logique des énoncés, d’expliciter l’élaboration d’un raisonnement, de se familiariser avec les normes philosophiques, afin qu’ils puissent les utiliser lors de la lecture des textes et de leurs propres écritures.
Etre explicite sur les attentes nécessite d’exposer clairement les critères de réussite pour chaque activité proposée car ce n’est pas la hauteur des exigences qui met les élèves en difficulté et les décourage. C’est l’insuffisance de guidages, de techniques intellectuelles précisément explicitées dans leurs rapports au type de travail conceptuel demandé.

Un autre rapport à la langue

L’ensemble des contributeurs soulignent l’importance cruciale d’un travail suivi sur le langage car chez les élèves originaires des milieux populaires l’écart entre la langue orale et la langue écrite peut être important. Mais lorsqu’ils sont sollicités avec des ambitions élevées pour construire des compétences en la matière, ils parviennent à s’approprier avec efficacité les codes de la langue écrite, ce que montre abondamment Pédagogies de l’exigence. Lorsque l’enseignement de la lecture, moment décisif de l’entrée dans l’écrit prend en charge rigoureusement la méthodologie efficace, l’apprentissage du lire -écrire s’accomplit sans embûches. Les élèves parviennent à automatiser un déchiffrage précis qui leur ouvre l’intelligence des textes, et dans le même mouvement ils commencent à accomplir leurs premiers travaux d’écriture. Cette entrée dans le lire-écrire transforme profondément leur rapport au langage qui commence à se faire scriptural, ce qui situe l’enjeu de ce nouvel apprentissage. La recherche d’Anne-Sophie Romainville montre de façon particulièrement instructive combien l’acquisition des normes intellectuelles de la culture écrite gouverne la réussite des élèves tout au long de leur parcours scolaire, ce qui confirme l’importance singulière des premiers apprentissages de ces normes [2].

Comme toutes les disciplines, la philosophie en terminale est confrontée à la nécessité de ne pas introduire d’incommensurabilité entre la « langue de la vie » et la « langue scolaire », car il s’agit de deux usages cognitifs et sociaux de la même langue. Comprendre cela signifie pour les élèves pouvoir penser le passage de l’une à l’autre comme une conquête et non comme un reniement, afin de pouvoir accepter de s’approprier les moyens de la lecture et de l’écriture philosophiques. Pour ce faire, tout un travail ambitieux d’ « outillage » intellectuel est nécessaire. C’est la condition pour qu’ils parviennent à élaborer leur réflexion dans un dialogue vivant avec les auteurs, et à se convaincre que travailler l’écriture philosophique peut « servir » à penser plus et autrement, à donner sens à l’écriture scolaire.

La philosophie à l’école primaire suppose un travail réflexif à la hauteur des enjeux de l’introduction de la discipline à ce niveau, en mesure de s’appuyer sur les principes propres à l’enquête philosophique. Cela demande donc une formation qui puisse offrir aux élèves de travailler philosophiquement des mots traités en fonction de catégories de la pensée philosophique que des textes sources de questionnements exigeants peuvent faire émerger. Ainsi, en philosophie en primaire comme dans l’ensemble des autres disciplines à tous les niveaux de la scolarité, le travail sur les mots participe de la construction d’une posture réflexive, distanciée vis-à-vis du langage propre à modifier en profondeur le rapport à la langue des élèves, et à leur permettre de s’approprier les exigences intellectuelles, conceptuelles que l’école a pour mission d’enseigner.

Vers la démocratisation de l’école

Les critères de réussite étant explicités et compris, les élèves se sentent capables de se confronter à des défis intellectuels exigeants et de les relever, ce qui pour eux est une source de gratification efficace entretenant leur désir de s’impliquer. La joie de comprendre, le plaisir de réaliser l’activité pour elle-même aiguise leur curiosité intellectuelle et les motive. Le plaisir est d’autant plus fort que l’erreur n’est plus traitée comme quelque chose qu’il faudrait ne pas avoir commise afin d’éviter la sanction de la note, mais comme un moment incontournable de la confrontation aux savoirs, et donc comme un travail intelligent détaché de la préoccupation des conséquences habituelles de la notation, que sont la sélection et l’orientation qui ne touchent pas souvent de façon enviable les élèves des milieux populaires.

C’est au politique, à l’Etat de décider d’une tout autre définition des missions de service public que celles de l’école aujourd’hui. Mais ce sont les enseignants qui de toute façon seront les acteurs incontournables de leur mise en œuvre. Leur formation initiale et continue se devra d’être à la hauteur de ces missions, mais d’ors et déjà le dépassement critique des pratiques qui en rabattent sur les exigences intellectuelles des contenus disciplinaires, dessine les contours d’une autre école. La pédagogie de l’exigence intellectuelle en acte telle que la décrit et l’analyse Pédagogies de l’exigence ne relève pas d’une simple utopie, d’un idéal sur lequel la réalité devrait finir par se régler. Elle apparait comme un mouvement réel au sein de la profession qui, tout en n’étant pas dans le déni des difficultés, des interrogations, s’inscrit dans la critique efficace de la conviction que la mise en avant d’insuffisances langagières et culturelles ne sauraient que conduire à des pratiques de contournement de la difficulté et donc à l’échec.

Aujourd’hui la recherche nous permet de nous convaincre des ressources cérébrales et langagières de tous les enfants candidats à l’entrée dans l’écrit, matrice des enjeux majeurs des parcours scolaires, extrêmement sensibles au plan individuel et familial ainsi que collectif. D’où les questions que la présentation de Pédagogies de l’exigence ne manque pas de poser afin de situer le sens culturel, social et politique des ambitions exposées dans cet ouvrage. « Comment ne pas reconnaître que la volonté des classes populaires d’échapper à l’exclusion scolaire rejoint l’intérêt général ? Nos sociétés n’ont pas d’avenir sans changements profonds dans nos façons de produire, de créer, de consommer, de vivre et de décider ensemble, et ces changements appellent une élévation massive et générale de nos ressources intellectuelles. L’aptitude de chacun, et non plus seulement d’un cercle d’experts, à repenser le monde et à innover devient décisive. Et qui, sinon l’école, pourrait engager pour tous la formation d’une telle aptitude ? »


[1Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute, 2013 & Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique. La Dispute, 2016.

[2Anne-Sophie Romainville, Les faces cachées de la langue scolaire. Transmission de la culture écrite et inégalités scolaires, La Dispute, 2019.