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Enseigner la philosophie en milieu populaire (II)

En finir avec le préjugé déficitariste

dimanche 12 décembre 2021, par Lisa Tierny

Le hasard des affectations m’a souvent amenée à enseigner en milieu populaire ; ça m’allait très bien puisque c’est cohérent avec mes principes pédagogiques et politiques. Toutes et tous méritent de recevoir un enseignement de qualité et à plus forte raison celles et ceux qui seraient privés d’une culture académique au sein de leur famille [1]. Pleine d’ambitions et de convictions, j’ai tenté d’œuvrer à la démocratisation de l’enseignement de la philosophie. Face à des élèves a priori éloignés de la culture scolaire, j’ai à cœur de rendre la philosophie accessible et encapacitante ; je veux qu’ils se sentent légitimes à pratiquer l’activité philosophique et qu’ils y prennent du plaisir.

Après six années d’enseignement, force est de constater que j’ai adopté une posture et une pratique pédagogiques qui m’ont empêchée d’atteindre mes objectifs et dont j’ai réalisé que les fondements défavorisaient en réalité mes élèves, déjà défavorisés. Retour d’expérience.

Enseigner en milieu populaire : le préjugé « déficitariste »

Face aux élèves des milieux populaires : la bienveillance au détriment de l’exigence
J’ai tôt fait de constater la faiblesse du capital linguistique et culturel de mes élèves : j’ai été déconcertée par les très nombreuses questions de vocabulaire lorsque nous travaillions un texte, alors que je pensais pourtant ces termes connus de toutes et tous ; mes tentatives de clarification par des exemples historiques, politiques, culturels ou d’actualité trouvaient rarement un écho chez mes élèves. Ces premières déconvenues ont forgé chez moi la conviction qu’en raison de ce que je percevais comme un « handicap » socio-culturel, ils seraient nécessairement mis en échec si je n’adaptais pas mon enseignement de manière à le leur rendre accessible. J’ai ainsi adopté une démarche très bienveillante, qui se caractérise par une tendance à alléger, voire simplifier les compétences et les attendus. Cela se manifeste notamment par ma notation indulgente et favorable (les fautes de langues ne sont pas pénalisées ; les devoirs et exercices ne sont pas coefficientés) ou ma « traduction » des textes. Globalement, je contournais les difficultés dès que je les pressentais et me réjouissais de l’effet qu’une telle pratique provoquait chez mes élèves. Ils se sentaient en confiance et s’imaginaient même être des « boss » ou des « génies »de la philo, quand ils parvenaient enfin à trouver la réponse à une question pourtant simple. Leur illusion de réussite fonctionnait comme le moteur de leur désir et de leur investissement. J’ai donc adopté une démarche bienveillante, voire complaisante, au détriment d’une pratique exigeante qui imposerait aux élèves de se confronter à leurs difficultés.

Le fondement théorique de ma posture : le « paradigme déficitariste »

En réalité, la problématique pédagogique à laquelle je me suis retrouvée confrontée est loin d’être originale. Elle s’inscrit dans la continuité des interrogations qui ont accompagné le mouvement de massification scolaire. C’est notamment la découverte des travaux du sociologue Jean-Pierre Terrail qui m’a permis de comprendre l’ancrage de ma posture et de ma pratique. Afin de mettre fin à une logique de sélection des élites et d’œuvrer à la démocratisation de l’accès à l’école, l’institution scolaire a progressivement adopté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ce que Terrail qualifie de « paradigme déficitariste » : la volonté d’augmenter les effectifs et celle de promouvoir « l’égalité des chances » repose en effet sur le présupposé qu’il existe un « déficit socio-culturel » chez les enfants issus des classes populaires. Ce préjugé déficitariste repose sur « la conviction (...) qu’une confrontation trop brutale aux savoirs abstraits et "cultivés" condamnerait [les jeunes issus des classes populaires] à l’échec » [2] ; ce nouveau paradigme a ainsi conduit à baisser les exigences intellectuelles, à plus forte raison auprès des enfants considérés a priori comme privés de capital culturel.

Le « déficitarisme bienveillant » renforce en réalité les inégalités socio- culturelles

Le « préjugé déficitariste » s’oppose à l’égalité des intelligences

J’ai progressivement pris conscience que mon pari n’est qu’à moitié réussi : mes élèves se sentent effectivement en confiance, légitimes, et je crois pouvoir dire qu’ils apprécient en effet cette discipline dans laquelle ils rencontrent finalement peu d’obstacles. Mais leur réussite n’est en réalité qu’apparente et illusoire. Ils ne dépassent finalement pas toujours leurs difficultés, que j’ai contournées, voire masquées. En « re-traduisant » par exemple certains textes, je ne leur permets pas d’accéder à un vocabulaire précis et soutenu et échoue à augmenter leur capital culturel. Ainsi, je ne parviens pas à combler le déficit à partir duquel j’ai pourtant construit ma pratique pédagogique.

C’est là mon erreur : ma posture « déficitariste » s’appuie non pas sur ce dont ils sont capables, mais sur ce dont ils manquent. Ne pas dispenser le même enseignement à toutes et tous les élèves, c’est postuler que seuls ceux qui possèdent des capitaux linguistique et culturel plus conséquents peuvent davantage et sont capables de se confronter à des savoirs et des compétences exigeants ; c’est transformer un capital acquis en une capacité innée ; c’est naturaliser et essentialiser une disposition acquise. En construisant mon enseignement à partir du « déficit » de mes élèves, je n’ai pas distingué leur capacité à mener des opérations intellectuelles du matériau par lequel ils peuvent actualiser cette capacité. En droit, pourtant, tous sont capables à condition de leur permettre d’exercer leur intelligence. Je crois à l’égalité des intelligences.

Faisant, dans Le Maître ignorant, le récit de l’expérience pédagogique de Joseph Jacotot, Rancière affirme que l’enseignant doit croire en l’égale intelligence de ses élèves afin de leur permettre de prendre confiance en leur propre capacité intellectuelle. Son rôle consiste à mettre l’élève en situation de déployer et actualiser son intelligence. Mais en construisant mon enseignement à partir du déficit de mes élèves, je n’ai finalement pas mis en pratique ce principe auquel je suis pourtant attachée. En voulant faire preuve de bienveillance pour encapaciter mes élèves, j’ai donc finalement renoncé à les rendre véritablement capables, à actualiser et augmenter leur puissance.

Une pratique qui empêche la démocratisation de l’enseignement de la philosophie

Cette pédagogie « différenciée » pose un autre problème : en ne leur dispensant pas le même enseignement qu’aux élèves des bons lycées de centre-ville, je ne traite pas tous les élèves de manière égale. En adaptant les exigences de mon enseignement à mon public, j’accentue et reproduis au contraire les inégalités d’apprentissage et socio-culturelles, quand l’École prétend justement les réduire. Le « déficitarisme bienveillant » s’avère être une pratique inégalitaire. Il réserve l’enseignement exigeant aux élèves les mieux dotés culturellement. C’est un aveu d’échec : une telle pratique pédagogique empêche une véritable démocratisation de l’enseignement de la philosophie.

Dépasser l’opposition entre exigence et bienveillance

Il semble donc que l’opposition établie entre la bienveillance et l’exigence s’avère inopérante, puisqu’elle échoue à encapaciter les élèves. En réalité, je n’avais pas saisi l’encapacitement dans son double sens : encapaciter, ce n’est pas seulement créer la confiance propice à la réussite ; c’est aussi, et peut-être surtout, permettre le déploiement réel de la puissance. En envisageant donc l’encapacitement dans sa double signification, il est alors possible de dépasser l’opposition entre l’exigence et la bienveillance et de les faire coexister dans une même démarche. L’une et l’autre ne doivent pas être à elles-mêmes leur propre fin, mais doivent être envisagées comme des moyens au service de l’actualisation et l’augmentation de la puissance des élèves. Il ne faut donc pas renoncer à l’exigence intellectuelle si l’on veut permettre aux élèves de déployer leur intelligence ; et il est nécessaire de la maintenir afin de ne pas creuser davantage les inégalités socio-culturelles.

Sortir de l’implicite et de l’invisible

La culture scolaire implicite

De manière inattendue, alors que je rendais à mes élèves leur première dissertation (largement ratée), j’ai commencé à entrevoir le ressort défectueux de ma pratique. Sérieux et pleins de bonne volonté, la plupart ne comprenaient pas leur note malgré mes nombreuses annotations. Après quelques échanges, ils m’ont expliqué, très sincèrement et sans reproche, qu’ils n’avaient pas véritablement compris ce qu’il fallait faire et ce malgré plusieurs séances consacrées à la méthodologie de la dissertation et un plan détaillé réalisé en classe. Ce retour critique m’a permis de me confronter aux limites de mon enseignement. J’ai compris que les obstacles à une véritable progression des élèves ne relèvent pas tant d’un « handicap » ou d’un déficit socio-culturel que d’un malentendu pédagogique entre ma formulation des consignes et leur compréhension par les élèves. J’ai toujours eu un grand souci de la réception et de l’accessibilité des contenus de mon enseignement ; mais j’avais sous-estimé le poids de l’implicite dans les consignes et les attendus [3].

La maîtrise de la culture scolaire permet d’appréhender et de s’approprier l’ensemble des codes (dits ou non-dits) et fonctionnements propres à l’école. Or cette culture est bien souvent acquise au sein de la famille. C’est en dehors de l’institution que l’on apprend comment y réussir. Il incombe donc à l’enseignant de « lever le voile » sur ce monde opaque des règles scolaires. Mais il doit pour cela prendre conscience de l’écart culturel qui le sépare de ses élèves. Souvent, le professeur est un pur produit de l’institution académique, rarement sorti du milieu scolaire ou universitaire, et qui a peu éprouvé l’opacité du système éducatif. Face à d’autres publics, cette transparence n’apparaît pas nécessaire dans la mesure où l’on a davantage affaire à des « élèves connivents ». Il est plus facile de partager une connivence scolaire et culturelle avec de bons élèves dont l’expérience et le parcours résonnent davantage avec ce qu’il a lui-même connu. L’enseignant doit donc se décentrer de son vécu subjectif, de son expérience, et ainsi sortir de ce que Bourdieu qualifie d’ « ethnocentrisme de classe ».

Les pédagogies invisibles renforcent les inégalités d’apprentissage

Quand mes élèves ont exprimé leur incompréhension face aux consignes de la dissertation, j’ai pris la mesure de la dimension implicite et invisible de ma pratique. En leur masquant leurs difficultés, les obstacles et l’écart qui les sépare de la culture académique et légitime, j’ai malgré moi entretenu une « pédagogie invisible » selon la distinction établie par Bernstein. Il distingue, d’une part, les pédagogies qui explicitent auprès des élèves les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir qu’il qualifie de « visibles » dans la mesure où elles sont perceptibles par les élèves et, d’autre part, les pratiques pédagogiques qui laissent dans l’ombre ces objectifs et méthodes, les rendant implicites. En pratiquant une pédagogie invisible, j’ai inscrit ma démarche dans ce que Bernstein qualifie de « populisme pédagogique ». Les pédagogies invisibles procèdent à une faible classification des savoirs, ne distinguant pas les savoirs d’expérience des savoirs académiques. Les élèves, en mobilisant leurs vécus et opinions se sentent valorisés et en confiance mais ne perçoivent pas le processus d’élaboration d’une connaissance. De même qu’elles recourent à un langage mixte, davantage spontané qu’institutionnel.

Or Bernstein soulignait déjà la dimension inégalitaire d’une telle démarche. Les différents travaux en sociologie de l’éducation s’accordent à faire le même bilan : les inégalités sociales d’apprentissage sont accrues par de tels modèles pédagogiques ; le niveau, en particulier celui des élèves faibles, baisse ; et la France est le pays de l’OCDE dans lequel l’origine sociale détermine le plus la réussite scolaire des élèves. Roger Establet affirme que la pédagogie invisible favorise les classes supérieures et les classes moyennes cultivées (qui acquièrent donc la culture scolaire implicite en dehors de l’institution scolaire), mais nuit au contraire aux élèves des classes populaires. En revanche, les pédagogies explicites et visibles sont qualitativement plus efficaces : « Tous les résultats sont convergents. Ce sont les pédagogies qui définissent le plus explicitement les savoirs pertinents (classification) et qui font connaître le plus explicitement les performances attendues de l’élève (cadrage) qui permettent aux enfants des classes défavorisées de réussir. »R. Establet, « La présence très actuelle de Basil Bernstein dans la sociologie française de l’éducation » in D. Frandji et P. Vitale, Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société, Presses Universitaires de Rennes, Coll. Le sens social, 2008, p.48..

Quels changements cette prise de conscience doit-elle entraîner ?

Ayant ainsi constaté que ma démarche pédagogique ne me permet pas d’atteindre mes objectifs, il m’a semblé nécessaire d’adapter ma pratique afin de pouvoir, effectivement, encapaciter mes élèves. J’ai commencé à mettre en place certains outils et j’explore encore de nombreuses pistes afin de mettre en œuvre une pédagogie visible et explicite, à même de permettre à toutes et tous de réussir. Il ne s’agit plus d’abaisser les exigences ou masquer les déficits et les difficultés, mais au contraire d’augmenter les moyens qui leur permettent de « se hisser » au niveau qui est attendu.

 Expliciter les consignes, les critères d’évaluation, les attendus, les fins et les moyens :

J’ai par exemple produit des grilles d’autoévaluation qui explicitent et précisent, en fonction de la nature du devoir, les critères que je prends en compte lors de mon évaluation. Les élèves remplissant dans un premier temps eux-mêmes cette grille, ils sont attentifs à ce qui est attendu d’eux. De même, pour chaque exercice (lecture d’un texte, rédaction d’un paragraphe de dissertation...), je leur indique quels en sont les fins et les moyens. Ils sont en réalité bien plus efficaces quand ils savent et comprennent ce qui est attendu d’eux et comment ils peuvent y parvenir. Ils sont d’autant plus satisfaits quand ils constatent qu’ils progressent et acquièrent la compétence visée. Afin qu’ils prennent la mesure de cette progression, j’ai également distribué à chacun une fiche de suivi des devoirs, sur laquelle ils doivent indiquer, après avoir lu mes annotations et la grille d’évaluation que j’ai remplie, quels sont les défauts de leurs travaux, et quels sont les points positifs. Pour chaque nouveau devoir, ils doivent indiquer s’ils ont reproduit ou non ces éléments. Ainsi, ils ont une visibilité sur leur progression.

 Expliciter les opérations logiques nécessaires à la pratique de la philosophie :

J’avais l’habitude de commencer l’année par une première séance d’introduction à la philosophie puis de passer très vite à mon premier chapitre. J’ai maintenant conscience qu’il manque une étape : je leur présente les fins de mon enseignement sans en indiquer les moyens et sans donner les outils pour y parvenir. J’ai modifié cet ordre en introduisant, avant de commencer ma progression annuelle, des séances consacrées à la logique. Il me paraît nécessaire d’expliciter et clarifier la nature des opérations intellectuelles qui sont attendues des élèves dans l’élaboration d’un plan détaillé, de la rédaction d’un paragraphe argumenté ou d’une transition, la construction d’un raisonnement, d’une démonstration, d’une opposition, etc. Il faut aussi leur présenter les différents types d’arguments et leur apprendre à distinguer les raisonnements valides et fallacieux. Il s’agit d’expliquer ce qui est logiquement nécessaire dans le déploiement de leur réflexion et donc de nécessiter les exigences. Il est aussi nécessaire d’expliciter le sens des mots et des moyens qui sont au cœur de la pratique philosophique : lire, expliquer, démontrer, opposer, etc. sont des termes qu’ils connaissent et utilisent mais qui ne font en réalité pas toujours sens pour eux. Je leur distribue maintenant en début d’année un « lexique » des opérations philosophiques et des compétences qui seront mobilisées.

 Encapaciter pour émanciper :

Il me semble important d’expliciter et clarifier auprès des élèves les enjeux politiques de l’enseignement et à plus forte raison celui de la philosophie qui sollicite davantage la culture écrite. Ils doivent savoir qu’il existe des inégalités territoriales et socio-économiques qui interfèrent dans leur scolarité ; qu’au moment du traitement des vœux par Parcoursup, ils seront en concurrence avec des élèves issus des classes dominantes et favorisées, mieux dotés qu’eux d’un point de vue culturel et scolaire. Il importe qu’ils aient conscience et mesurent l’écart qui les sépare de ces autres prétendants à l’enseignement supérieur. Ainsi, ils peuvent comprendre la nécessité politique d’acquérir les compétences scolaires attendues, principal levier d’émancipation. Encapaciter les élèves, c’est leur donner les moyens de s’émanciper et de s’extraire de leur condition. Il faut leur tenir un discours honnête sur le système éducatif, ses enjeux et sur la place qu’ils y tiennent. Ainsi, je les incite à s’investir dans leur travail et dans l’acquisition des savoir-faire attendus afin qu’ils puissent échapper aux rapports de domination.

Si la démocratisation de l’enseignement de la philosophie a eu lieu d’un point de vue quantitatif, elle ne sera pas qualitativement effective tant que nous adopterons une approche « déficitariste » à l’égard de nos élèves issus des classes populaires. Tous sont capables, à condition que le professeur ne joue pas le jeu de la reproduction et de la sélection sociales en entretenant une pédagogie implicite et invisible. Rendre accessible, ce n’est pas contourner ou simplifier ; c’est révéler les enjeux, les moyens et les fins et permettre aux élèves de se saisir de la culture scolaire.


[1Ce texte est la reprise d’un chapitre, très légèrement modifié, paru dans Enseigner la philosophie. Le guide pratique, guide d’entrée dans le métier de professeur de philosophie édité par l’Association pour la création d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie (ACIREPh) en 2021. Ce livre est disponible en format numérique sur le site de l’ACIREPh : https://acireph.org/.

[2J-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, La Dispute, 2016, p.15

[3Voir l’article de Guillaume Durieux sur l’explicitation des attentes en philosophie.