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Un panorama historique des pédagogies alternatives
lundi 13 janvier 2025, par
Ghislain Leroy, Sociologie des pédagogies alternatives, Repères, La Découverte, 2022
Les ouvrages de la collection Repères se proposent de faire le point sur un domaine donné, en mettant à disposition d’un public large les faits, les idées et les références livresques qui s’y rapportent. Consacré aux débats et doctrines pédagogiques qui ont marqué le paysage depuis le début du 20ème siècle, celui de Ghislain Leroy ne déroge pas à cette ambition. Les pédagogies alternatives sont présentées sur un mode chronologique qui en permet une certaine contextualisation historique… et notamment de soulever deux questions souvent délaissées dans la littérature spécialisée, qui concernent l’impact pratique de ces pédagogies. Quelle a été, d’abord, leur influence sur les façons effectives d’enseigner : quels rapports notamment entretiennent-elles avec les réformes introduites dans la pédagogie officielle de l’éducation nationale à partir des années 1960, puis dans les dernières décennies avec les mesures et préconisations d’inspiration néo-libérales ? Et, seconde question, que peut-on dire de leur efficience réelle en matière de transmission des savoirs ?
L’auteur prend soin de distinguer pédagogies alternatives et pédagogies nouvelles. Il désigne sous cette dernière appellation, qui fait toujours référence, les courants doctrinaires qui apparaissent au tournant du 20ème siècle, qu’ils aient été fondés par Decroly, Montessori ou Freinet, et qui inspirent encore un certain nombre d’écoles et d’éducateurs contemporains. Leurs démarches et leurs objectifs sont divers, leur opposition à l’éducation « traditionnelle » étant ce qu’ils ont de plus commun… G. Leroy rappelle au passage tout ce que cette référence à la tradition a de flou, s’agissant d’un héritage historique lui-même particulièrement disparate.
Après avoir identifié contours et différences des pédagogies nouvelles, il retrace le processus de leur légitimation progressive au long de la première moitié du siècle, les emprunts qu’y feront les préconisations ministérielles dans les décennies 1950/70, jusqu’à banaliser certaines de leurs thématiques… dans lesquelles pour autant les tenants du legs des fondateurs ne se reconnaîtront pas nécessairement. Ainsi à quoi faut-il attribuer l’émergence dans les années 1980 des pédagogies « socioconstructivistes », pour lesquelles le savoir ne doit plus être « transmis » frontalement (puis enregistré passivement et retenu par l’élève), mais redécouvert en quelque sorte par ses destinataires (grâce à l’introduction de tâches préalables les amenant à comprendre réellement les connaissances visées) : héritage de l’esprit des pédagogies nouvelles, effet de la vogue anti-autoritaire qui caractérise la période historique, souci compassionnel de mieux baliser le cheminement intellectuel des enfants des classes populaires confrontés à la difficulté intellectuelle ? Le recours à l’élaboration de projets collectifs dans les classes ordinaires est-il quant à lui un emprunt aux pédagogies nouvelles ou plutôt un moment dans le mise en oeuvre d’une démarche socio-constructiviste ?
Les pédagogies alternatives, elles, incluent pour l’auteur toutes les pédagogies émergentes en rupture avec les formes d’enseignement établies : leur champ s’étend donc bien au-delà des pédagogies nouvelles. La pédagogie institutionnelle, les pédagogies non directives qui émergent dans le contexte anti-autoritaire de 1968 en font partie. C’est aussi le cas des visées scolaires d’esprit néolibéral qui se font jour à partir des années 1980. Là aussi les affinités – sont-elles apparentes ou réelles ? – entre progressisme pédagogique, voire pédagogie libertaire, et préoccupations patronales, ont été débattues, dans un contexte historique où s’affirme le besoin dans l’entreprise de salariés capables d’autonomie et d’initiatives.
Les emprunts de l’école ordinaire à l’esprit et aux démarches des pédagogies nouvelles vont-elles viser uniformément tous les publics d’élèves ? G. Leroy rappelle que la critique de la pédagogie traditionnelle et le recours aux pédagogies nouvelles a concerné au départ les deux extrémités de l’échelle sociale : la formation des élites d’un côté, en Angleterre et en France, s’agissant de les préparer à l’exercice de leurs responsabilités ; et de l’autre celle des enfants des classes populaires – ceux-là mêmes auxquels s’adressaient les pratiques novatrices de Decroly, Montessori ou Freinet. Dans les récentes décennies, si certains legs des pédagogies nouvelles sont devenus d’usage diffus dans le système éducatif, d’autres – les pédagogies du jeu, du projet, du détour constructiviste – sont apparus particulièrement adaptés aux élèves d’origine populaire dont il convenait, de la maternelle au secondaire, d’aménager les cheminements intellectuels… alors que l’approche « frontale » des savoirs reste privilégiée dans les parcours qui visent l’excellence intellectuelle.
Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux pratiques et aux modes alternatives les plus actuelles : retour en grâce de la pédagogie Montessori, écoles Steiner, école à la maison, sans oublier les pédagogies « critiques », se réclamant après Paolo Freire d’une école émancipatrice, qu’elle soit féministe, décoloniale, queer, antiraciste…
S’efforçant de rendre compte très honnêtement de l’état des lieux, et soucieux de ne pas se contenter d’une description de doctrines pédagogiques juxtaposées, ce petit livre est une référence utile. Ses limites sont celles des connaissances actuelles sur le domaine. S’attachant à évoquer l’influence des pédagogies nouvelles sur la conduite des apprentissages dans l’école ordinaire, il se heurte à la médiocre information dont nous disposons sur la réalité des pratiques enseignantes courantes. S’il a par ailleurs le mérite de poser la question de l’efficience réelle des pédagogies alternatives face à la difficulté scolaire, il nous en apprend peu parce qu’on en sait peu – à de rares exceptions près, telle l’enquête de suivi d’une expérimentation de la pédagogie Freinet dans une école de la banlieue de Lille [1].
L’approche sociologique empirique des pratiques enseignantes ordinaires, de celles aussi qui sont réellement à l’œuvre aujourd’hui dans les écoles d’éducation nouvelle ; le suivi biographique des anciens élèves de ces écoles ; la mesure de l’efficacité de ces établissements en matière de transmission des savoirs ou de formation morale et citoyenne : voilà quelques champs dont le travail de G. Leroy a aussi l’avantage de souligner en creux tout l’intérêt pour les recherches à venir.
[1] Voir Yves Reuter (dir.), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, L’Harmattan, Paris, 2008 ; et sur ce site le compte-rendu de cette recherche : https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article21.