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Syndicalisation et professionnalisation des associations professionnelles enseignantes entre 1918 et 1960.

mardi 17 février 2009, par Laurent Frajerman

Si au début du XX° siècle, le monde enseignant se caractérisait par une floraison d’associations professionnelles, cinquante ans plus tard, la plupart de ces associations s’étaient transformées en syndicats. Ce phénomène de syndicalisation signifie-t-il que le syndicat représente la forme ultime d’organisation enseignante, ou au contraire que les syndicats enseignants ne constituent pas de véritables syndicats, au sens d’organisations conformes au modèle ouvrier ? Ce processus ne doit pas occulter l’originalité que constitue le penchant pour les méthodes associatives. Par ailleurs, toutes les organisations enseignantes ont un aspect syndical, ainsi la Société des agrégés participe-t-elle à des mouvements de grève. En effet, le syndicalisme a pour objectif la défense des intérêts des salariés face aux employeurs, et contribue à constituer les salariés en citoyens. Le modèle associatif exprime la volonté de créer du lien social et préfère, en cas de conflit, recourir aux pratiques des groupes de pression. Il tire sa force du fait que les enseignants peuvent espérer obtenir satisfaction par d’autres moyens d’action que la lutte ouverte. Leur haut niveau de diplôme et leur appartenance aux classes moyennes facilitent la comparaison avec les professions libérales.

Cette comparaison participe à la réflexion sociologique sur la professionnalisation, définie comme le processus de conquête collective d’un statut, d’un monopole garanti par l’Etat sur l’exercice du travail [1]. Antonio Novoa estime qu’elle se traduit par le fonctionnariat pour les enseignants [2]. Les principales professions enseignantes se sont construites socialement et symboliquement à partir de la fin du XIXe siècle avec l’apparition d’organisations spécifiques, chargées de défendre le groupe et d’assurer son autorégulation. Le processus de syndicalisation s’inscrit donc dans un processus plus large, la professionnalisation des métiers enseignants.
Pour étudier l’influence de ces deux processus sur les organisations professionnelles enseignantes, un découpage chronologique s’impose. De 1918 à 1948, date de l’autonomie de la Fédération de l’Education Nationale (FEN), la tendance lourde est la transformation des associations professionnelles en syndicats (partie I). Pourtant, ce processus s’arrête et préserve de nombreuses associations, dont les membres appartiennent par ailleurs à des syndicats et qui rassemblent les personnels sur des bases antagoniques de celles du syndicalisme. Dans cette configuration, comment le syndicalisme enseignant, qui a acquis une position dominante, gère-t-il la subsistance des associations (partie II) ?

1918-1947 : le syndicalisme, forme ultime de l’association professionnelle ?

Si les premiers syndicats enseignants sont fondés dès le début du XX° siècle, ils restent minoritaires du fait de l’hostilité des pouvoirs publics. A partir de 1918, la répression diminue et les associations professionnelles qui structurent le monde enseignant vivent un processus de transformation en syndicat.

L’exemple de la transformation des grandes amicales

Conformément à leur antériorité syndicale, les premiers à rejoindre massivement les rangs de la CGT sont les instituteurs, dont les amicales se transforment en 1920 en Syndicat National des Instituteurs (SNI). Dans leur esprit, la syndicalisation passe par l’affiliation confédérale, la jonction avec les ouvriers dans les bourses du travail. Les instituteurs ne semblent pas suffisamment convaincus de la légitimité de leur syndicalisme pour s’autodécerner le label syndical. Cependant, l’essentiel des pratiques amicalistes perdure. Dans les années cinquante, les sections départementales du SNI perpétuent ces traditions, comme le bal de clôture de l’assemblée générale annuelle, les caisses de solidarité ou la présentation des bulletins [3].
En revanche, de nombreux professeurs expriment trop de réticences devant les positions politiques de la CGT pour accepter de la rejoindre. La syndicalisation de leurs associations professionnelles suit donc une étape supplémentaire : celle de la transformation en syndicat autonome, avant que celui-ci n’adhère à la CGT. Ainsi, la Fédération Nationale des professeurs de collège se transforme en syndicat en 1919 [4]. La puissante Fédération Nationale des Professeurs de Lycée la suit en 1925. Mais le faible impact de ces changements se lit dans les sigles, le A3 (FNPL) devient le S3… Les précurseurs qui souhaitent accentuer l’aspect syndical adhèrent simultanément à la Fédération unitaire (CGTU) ou à la Fédération Générale de l’Enseignement (CGT), créée en 1928. La FGE-CGT regroupe quelques syndicats majoritaires issus d’associations professionnelles de l’enseignement secondaire, notamment ceux des professeurs de collège et des répétiteurs. Cette action aboutit en 1937 à la scission du S3, qui donne naissance au Syndicat National Autonome des Lycées, Collèges et Cours secondaires (SNALCC) et au Syndicat du Personnel de l’Enseignement Secondaire (SPES), minoritaire et affilié à la FGE CGT. La syndicalisation des professeurs s’achève à la Libération, lorsque le nouveau syndicat issu de la fusion du SPES et de la majorité du SNALCC, le Syndicat National de l’Enseignement Secondaire (SNES), rejoint enfin la FGE-CGT.

L’éclosion de nouveaux syndicats enseignants chez les personnels peu nombreux

L’exemple des grandes professions de l’Education Nationale suscite la réflexion de corps moins importants. Ils empruntent à leur tour le chemin de la syndicalisation, avec un temps de décalage. Les associations des personnels de direction des établissements d’enseignement secondaire se transforment selon des modalités comparables [5]. L’amicale des censeurs est fondée en 1907 et celle des proviseurs et directrices de lycée en 1908. Elles rassemblent l’écrasante majorité des personnels concernés : 120 membres sur 130 censeurs en 1938, 198 des 223 proviseurs et directrices en 1946. Ces associations professionnelles occupent un rôle socialisateur, qui leur donne l’occasion de structurer un milieu professionnel étroit : 77 % des adhérents sont encore présents ou représentés au congrès des censeurs de 1957.
Les bulletins de ces amicales abordent toutes les revendications (salaires, statuts, logement, retraite…). Elles présentent donc un aspect syndical indiscutable, mais marquent simultanément leur refus de l’action directe et de masse, qui selon elles causerait des torts au système éducatif, sans faire aboutir les revendications. La syndicalisation des associations professionnelles, loin d’être l’œuvre de minorités radicales, exerçant une pression par la base, provient de l’action du sommet. Les directions mènent une propagande persévérante dans ce sens, notamment pour convaincre la fraction la plus conservatrice, car elles affichent toujours l’objectif d’éviter une scission.
Cette volonté explique la lenteur des changements. Par exemple, dès 1927, le président de l’Amicale des censeurs envisage publiquement la transformation en syndicat, mais il faut attendre 1946 pour que ce souhait se concrétise, par l’adhésion à la FEN. Lors du référendum de l’amicale des proviseurs en 1945, 75 % des votants se prononce pour la transformation en Syndicat. La présence de ces associations dans l’arrière-garde du mouvement de syndicalisation peut aussi être analysée comme le fruit d’une grande prudence. Dans l’entre-deux-guerre, le syndicalisme enseignant constitue une nouveauté, encore parée d’un halo subversif, tandis qu’à la Libération, l’adoption du statut de la Fonction Publique entérine sa prééminence.

Quid des autres associations professionnelles ?

Dans l’enseignement secondaire, le jeu des catégories entraîne la naissance d’associations professionnelles spécifiques, qui peuvent former des syndicats distincts (les répétiteurs) ou bien entretenir une relation particulière avec les syndicats. La Société des Agrégés constitue le prototype de la deuxième forme. Elle apparaît en 1914, à l’intérieur de la FNPL (A3), pour s’opposer aux revendications des chargés de cours. La Société constitue un groupe de pression, à la fois interne, puisque l’un de ses principaux modes d’action consiste à influencer les positions de la FNPL, et externe, car elle est aussi régulièrement reçue en audience au ministère [6].
La Société des Agrégés domine le A3 puis le S3, dont tous les présidents ont été auparavant membres dirigeants de la Société. Yves Verneuil évoque une « entente cordiale ». Mais les agrégés ne conçoivent pas que la discipline syndicale puisse s’opposer à leurs intérêts propres, le S3 est conçu comme une succursale de la Société destinée à faire entendre raison aux autres catégories. » La scission de 1937 complique cette symbiose et force la Société à quitter le SNALCC, successeur majoritaire du S3, pour préserver son unité. A cette occasion, elle clarifie sa position en se définissant comme une association professionnelle (et non comme un syndicat), et en prônant l’indépendance et la collaboration avec les deux syndicats. Cependant, son exemple démontre la porosité des frontières entre syndicats et associations, puisque la Société soutient des mouvements de grève dès l’origine, et peut se montrer à l’occasion plus virulente que les syndicats de professeurs.

* * *

L’entre-deux-guerre est une période de consolidation du droit syndical chez les fonctionnaires, la syndicalisation des associations suit étroitement ce phénomène. Les années d’après-guerre marquent la conclusion du processus de transformation de l’amicalisme en syndicalisme enseignant, qui consacre le passage pour les enseignants de la soumission à l’Administration à la participation à la gestion avec elle. L’apport du syndicalisme-révolutionnaire de la Fédération unitaire et des militants minoritaires dans les amicales se situe notamment dans cette volonté d’indépendance par rapport à l’Administration. On pourrait croire ce processus irréversible avec l’installation durable de l’hégémonie de la FEN sur le monde enseignant. Pourtant, il s’arrête pour l’essentiel en 1948.

1948-1960 : la gestion syndicale des associations professionnelles subsistantes

Le syndicalisme enseignant revêt à partir de 1948 les caractéristiques qui vont le distinguer pendant près de quarante ans. Solidement implantée dans le paysage syndical français, la FEN choisit l’autonomie lors de la scission confédérale et écarte le danger d’un retour à l’amicalisme par un investissement conséquent dans les questions syndicales, notamment en promouvant l’unité organique du syndicalisme. Dominant le monde enseignant, elle doit néanmoins tenir compte des associations professionnelles subsistantes.

Les associations parasyndicales : élément perturbateur du travail d’unification catégorielle de la FEN

Pour la plupart, les associations professionnelles subsistantes ne pouvaient tout simplement pas se transformer en syndicat affilié à la FEN, selon le modèle observé précédemment. En effet, son fonctionnement repose sur l’intangibilité des champs de syndicalisation. Or, de nombreuses associations jouent un rôle parasyndical complémentaire de celui des syndicats, en organisant les mêmes personnels sur une base différente, soit disciplinaire comme la puissante Franco-Ancienne (pour les professeurs de lettres classiques), soit catégorielle, comme l’association des institutrices d’école maternelle. Contrairement aux amicales, ces associations ne présentent qu’exceptionnellement des listes aux élections paritaires, déléguant ce rôle aux syndicats enseignants. Les syndicats se trouvent en conséquence placés devant une alternative : soit tolérer ces associations et rechercher un équilibre avec elles (en acceptant la double affiliation, en délimitant les champs d’intervention, voire en cherchant à les contrôler par l’intermédiaire de militants de confiance), soit les combattre.
Les appareils syndicaux effectuent un important travail d’homogénéisation des catégories à l’intérieur des professions [7]. Ils œuvrent à l’unité du corps, en éliminant tout facteur concret de division, notamment dans la formulation des revendications. Cette unification syndicale se concentre à certains niveaux, et tente d’éliminer les niveaux inférieurs. Ainsi, la direction du SNES crée une grande catégorie des certifiés et assimilés, reconnue dans ses structures fédératives, bien que les personnels concernés ne partagent pas les mêmes trajectoires professionnelles, ni des statuts identiques, détenteurs du concours, de la simple licence, du doctorat [8]...
Les associations catégorielles posent un problème structurel aux syndicats enseignants, puisque leur existence même contrecarre leurs efforts. Aussi, même quand le réalisme commande une certaine retenue chez les dirigeants syndicaux, ce désaccord de fond et la trop grande proximité des préoccupations et modes d’intervention empêchent toute relation sereine avec la plupart des associations parasyndicales.

Le SNI : un comportement hégémonique dans son secteur

Le SNI, auquel appartiennent plus de 80 % des instituteurs, constitue un syndicat hégémonique. Il apparaît comme l’expression de la profession, qu’il a contribué à construire et sur laquelle il exerce un magistère moral. L’adhésion est vécue comme un geste naturel, facteur d’intégration dans le groupe professionnel. Le SNI adopte une structure unique et homogénéisante. Son souci d’unité écarte toute possibilité de représentation en son sein des différents métiers regroupés sous le vocable « instituteur », pourtant séparés par des examens internes. Si des catégories, comme les psychologues scolaires, disposent de leurs propres associations professionnelles, ces dernières s’effacent derrière le syndicat pour toutes les questions générales.
L’exemple de l’Association Nationale des Professeurs de Cours Complémentaires (ANPCC) témoigne de l’hostilité du SNI aux groupements catégoriels. Cette association, créée en 1911, regroupe 95 % du personnel, dont la plupart se syndiquent également. L’ANPCC hésite entre la fusion avec le SNI et la séparation totale. En 1944, le SNI propose son intégration dans une commission subordonnée, mais les adhérents de l’ANPCC refusent par referendum interne. Le conflit récurrent avec la direction du SNI revêt aussi une dimension professionnelle : l’ANPCC revendique la création d’un statut particulier pour les maîtres de Cours Complémentaires, alors que le SNI défend l’unicité du métier d’instituteur [9]. En 1951, le congrès du SNI exprime une violente hostilité à l’ANPCC. Les professeurs de CC représentent une proportion notable de l’appareil syndical, sans soutenir pour autant l’ANPCC [10]. L’équilibre paraît donc aléatoire, soumis en permanence aux tensions entre le SNI et l’ANPCC. En novembre 1958, la crise s’approfondit avec le dépôt de listes ANPCC aux élections professionnelles, qui obtiennent presque autant de voix que celles du SNI. Il réplique par l’interdiction de la double affiliation, qui aboutit le 6 avril 1960, à la création du Syndicat National des Cours Complémentaires, futur Syndicat National des Collèges. Le SNI préfère donc la scission à la remise en cause du dogme de son organisation interne unique.

L’affrontement de deux cultures syndicales à propos des rapports avec les associations professionnelles

Dans l’ensemble, les associations professionnelles subsistantes apparaissent en position dominée dans l’enseignement. La FEN se bat pour faire prévaloir son monopole de représentation des enseignants auprès des institutions, espérant en retour que la reconnaissance officielle de son hégémonie la légitime dans son milieu.
Cependant, le pragmatisme de la FEN l’amène quelquefois à admettre la nécessité d’une collaboration avec des organisations bien implantées dans certains secteurs. En effet, certains de ses syndicats ne représentent pas la totalité de leur profession, comme le SNES. Les associations particulières gênent également tout monopole, notamment la Société des Agrégés, très puissante auprès des pouvoirs publics et qui dispose d’un représentant officieux au Conseil supérieur de la Fonction publique, membre de la CFTC.
La règle de conduite de la direction du SNES dans les rapports avec les associations parasyndicales se caractérise par la souplesse. Elle s’accommode de leur existence, plus qu’elle ne l’approuve sur le fond. Elle dénonce solennellement en 1949 la volonté de « constituer une Fédération permanente des sociétés de spécialistes qui aurait pour but non avoué, mais effectif de se substituer au Syndicat » pour les questions pédagogiques. Ces sociétés collaborant avec les élus du SNES, leur union supprimerait le rôle de synthèse des intérêts particuliers imparti jusqu’alors au syndicat [11]. Il combat également l’idée d’une société des certifiés, qui éprouvent la tentation d’imiter les agrégés : « C’est encore dans le syndicat que les certifiés défendront le mieux leurs intérêts [12]. »
Le SNES maintient un équilibre précaire, par une lutte contre toute nouvelle création et par une tolérance envers les associations les plus importantes. L’interconnexion avec celles-ci s’opère au niveau des directions. Les secrétaires généraux du SNES appartiennent à la Société des Agrégés, elle-même présidée et animée majoritairement par des militants de ce syndicat. Cependant, en 1947 le SNES ne peut empêcher la Société de renouer avec le SNALC. La Société des Agrégés réunit tous les dirigeants syndicaux de l’enseignement secondaire dans son comité national, dont ceux du Syndicat Général de l’Education Nationale CFTC (SGEN). Un fait atteste de l’ampleur de l’interpénétration : c’est en 1957 seulement que la Société renonce à l’envoi de l’avis de promotion aux intéressés, alors que les élus aux commissions paritaires relèvent des syndicats [13]
Cette différence profonde de culture syndicale retentit sur les débats internes à la direction de la FEN, qui doit choisir entre une position intransigeante envers les associations (SNI) ou conciliante (SNES). En témoigne l’épisode de la création du Comité d’Action Universitaire (CAU) en 1951, par les syndicats de l’enseignement secondaire, SNES compris, sous l’impulsion de la Société des Agrégés. Après un soutien initial aux actions du CAU, la FEN et le SNI prétextent la présence anti-laïque du SGEN-CFTC pour le critiquer [14]. En 1957 encore, la Société suscite l’ire de la FEN en créant un comité dont l’action influence les décisions ministérielles. Les dirigeants du SNI dénoncent alors la double affiliation au SNES et à la Société des Agrégés, mais ceux du SNES s’appuient sur l’autonomie de la Société et sur la crainte que les agrégés ne désertent le syndicat pour refuser toute scission [15], faisant preuve de plus de souplesse. Pourtant, un processus de distanciation s’est engagé, qui aboutit dans les années soixante au « splendide isolement » de la Société des Agrégés, selon la formule d’Yves Verneuil.

Les petits syndicats de la FEN : la marque de leur passé associatif

Le syndicat FEN de certains petits corps, comme les inspecteurs, les chefs d’établissement, joue principalement un rôle d’amicale, dans la continuité de la situation prévalant avant-guerre. La quasi-totalité des personnels est syndiquée. Les petits syndicats favorisent l’entre-soi, puisque la plupart sont spécialisés dans la représentation d’une seule catégorie, même si elle compte très peu de personnels. L’aspect associatif y paraît déterminant.
Les relations avec les associations parasyndicales occupent une place stratégique dans leur dispositif. Le Syndicat National des inspecteurs d’Académie se félicite de la désignation d’un correspondant à la Société des Agrégés, qui a permis qu’elle défende « très chaleureusement » ses revendications. Par contre, il recherche encore « un volontaire pour le Syndicat des Instituteurs », montrant que les inspecteurs d’Académie se sentent plus proches d’une association parasyndicale que d’un autre syndicat FEN [16]...
Cependant, l’adhésion à la FEN ne peut être considérée comme dépourvue d’effets. Le processus de syndicalisation se poursuit lentement. Si les censeurs expriment toujours leur opposition à la grève, ils participent néanmoins à certains mouvements. Pour Emilie Villemin : « les proviseurs s’adaptent à la grève comme moyen d’action, mais semblent y participer plus par discipline syndicale que par réelle conviction [17] ». D’autres syndicats de la haute administration ne semblent pas prêts à franchir le pas, notamment du fait de l’interdiction à laquelle ils se heurtent, mais le Syndicat des inspecteurs Primaires s’engage toutefois à ne pas combattre les grèves des instituteurs [18].

Conclusion

On peut ainsi transposer l’analyse effectuée par Aida Terrón Bañuelos sur le cas espagnol, selon laquelle dans l’enseignement, les différences entre les « organisations professionnelles de défense corporative » et les « organisations syndicales […] opéreraient davantage au niveau du discours ou des formes d’organisation qu’au niveau du réel, c’est-à-dire dans les fonctions objectivement remplies », puisqu’on assiste à « une convergence essentielle [19] ». L’exercice de distinction apparaît d’autant plus vain que les deux formes combinent à des degrés divers pratiques associatives et syndicales. Remarquons simplement que plus le groupe social représenté par une organisation apparaît comme privilégié dans le champ éducatif, plus l’aspect associatif l’emporte sur l’aspect syndical et plus il affirme sa dimension professionnelle, tendant à faire jouer à l’organisation le rôle d’un conseil de l’ordre. Adoptant une démarche compréhensive, nous estimons que le pôle associatif prédomine dans ce composé instable entre les deux modèles quand le terme association est choisi, et inversement quand le terme syndicat prime. La combinaison des deux aspects varie dans le temps, en faveur du syndicalisme qui conquiert peu à peu la prééminence.
Le processus de syndicalisation débute par un débat lancé au sein de l’association professionnelle par sa direction, puis par la transformation en syndicat, qui se concrétise par une réforme des statuts, un changement de nom et le plus souvent l’adhésion à la CGT ou à la FEN, qui décerne le label syndical à des organisations dont le fonctionnement n’évolue pas immédiatement. La rencontre avec le mouvement ouvrier reste purement symbolique, l’objet de ce syndicalisme de défense professionnelle se situant au plan du groupe social lui-même. Enfin, les pratiques syndicales, notamment l’usage de la grève, s’enracinent progressivement dans l’action de la nouvelle organisation. Cependant, celle-ci conserve toujours un aspect associatif, plus ou moins accentué.
A partir de 1948, la FEN exerce sa domination dans le monde enseignant. Elle se résigne cependant à un équilibre conflictuel avec les associations parasyndicales subsistantes. Cet équilibre se manifeste par des formes de double affiliation, qui placent les acteurs, notamment les élus, au carrefour de deux légitimités en conflit. Les dernières associations expriment la persistance d’intérêts catégoriels que la FEN souhaite unifier dans un cadre professionnel plus large. Après avoir favorisé la syndicalisation, la professionnalisation, par ses contradictions, contrarie donc son achèvement.


ANPCC : Association Nationale des Professeurs de Cours Complémentaires
CAU : Comité d’Action Universitaire
FGE : Fédération Générale de l’Enseignement CGT
FNPL ou A3 ou S3 : Fédération Nationale des Professeurs de Lycée
SGEN (CFTC puis CFDT) : Syndicat Général de l’Education Nationale
SNALCC : Syndicat National Autonome des Lycées, Collèges et Cours secondaires
SNI : Syndicat National des Instituteurs
SNES : Syndicat National de l’Enseignement Secondaire
FEN : Fédération de l’Education Nationale


[1Robert André, Le syndicalisme des enseignants, Paris, Documentation Française/CNDP, 1995.

[2A.NOVOA, Le temps des professeurs, Lisboa, Instituto nacional de Investigaçao cientifica, 1987.

[3Frajerman Laurent, L’interaction entre la Fédération de l’Education Nationale et sa principale minorité, le courant « unitaire », 1944-1959. Thèse NR, Paris I, [Jacques Girault], 2003.

[4Girault Jacques, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin XIX° - XX° siècle), Paris, Publications de la Sorbonne,1996 – p. 158.

[5Villemin Emilie, « Naissance et développement du syndicalisme des personnels de direction des établissements d’enseignement classique et moderne de second degré jusqu’en 1969 », communication au groupe de recherches sur le syndicalisme enseignant CHS / UNSA Education, 18 octobre 2000.

[6Verneuil Yves, La société des agrégés de sa fondation à nos jours, Thèse NR, Paris IV, [Mayeur Françoise], 2000 - p. 86, 344 et suivantes.

[7Corcuff Philippe, « Le catégoriel, le professionnel et la classe : usages contemporains de formes historiques », Paris, Genèses, nº 3, février 1991 - p. 55.

[8L’Université Syndicaliste, nº 58, 15 février 1950.

[9Lohyn Christian, « La représentation syndicale dans les cours complémentaires et CEG. 1958-1963 », communication au groupe de recherches CHS / UNSA Education, le 21 novembre 2001.

[10Ruano-Borbalan Jean-Claude, Le Syndicat National des Instituteurs face aux projets de réforme et réformes de l’enseignement de 1945 à 1969. Essai d’analyse de l’idéologie d’une organisation à projet, Thèse NR, Paris I, [A. Prost], 1990 - p. 78 et 31.

[11US n° 56, 20 décembre 1949.

[12US n°55, 21 novembre 1949.

[13Verneuil Yves, La société des agrégés de sa fondation à nos jours, op. cit. - p. 526, 530 et 535.

[14Centre des Archives du Monde du Travail, archives FEN, 2 BB 3, compte-rendu de la réunion du Bureau Fédéral du 15 février 1954.

[15CAMT, archives FEN, 2 BB 3, compte-rendu de la réunion du Bureau Fédéral du 1 avril 1957.

[16Bulletin du Syndicat National des Inspecteurs d’Académie, n°28, décembre 1948.

[17Villemin Emilie, « Naissance et développement du syndicalisme », op. cit.

[18Bulletin du SNIP, devenu SNIDEN, nº 28, octobre-novembre-décembre 1951.

[19Terron Bañuelos Aida, « Associations professionnelles et syndicats dans l’enseignement », communication au groupe de recherches CHS / UNSA Education.