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École et NTIC : critique de Rifkin

samedi 8 juin 2013, par Yves-Claude Lequin

Un consultant de haut vol

Jeremy Rifkin est de ceux qui se font inviter par les grands de ce monde et qui, au dessert, leur racontent une histoire : ici c’est le récit futuriste d’une fascinante « troisième révolution industrielle », qui présente la double singularité de faire l’économie d’une révolution et de sonner la fin de l’industrie, dans le cadre d’un capitalisme distribué et coopératif [1]. Comme de juste chez les troubadours, il annonce aussi ce que deviendra l’école, sans en avoir les compétences, ni s’en être documenté. Et pourtant, il est influent et le sera encore davantage dans les prochaines années, car ses auditeurs sont parmi les grands décideurs du continent européen.

La troisième partie de son livre comporte un chapitre intitulé (au présent, pour en indiquer le caractère inéluctable) « la salle de classe change de visage » (pp. 325-364). Rifkin est un de ces grands consultants habiles à tracer des lignes directives pour l’avenir : américain « de gauche », il s’est fait mondialement connaître en 1995, par son livre sur « La fin du travail » ; le travail doit désormais être suffisamment fini, puisque s’agissant de nouvelles techniques, d’industrie ou d’école, le travail et le monde du travail en sont délibérément absents. Mieux que les Think tanks, grâce à ses succès médiatiques il est devenu l’un des conseillers préférés de nombreux chefs d’État européens (Romano Prodi, Angela Merkel, José Socrates, etc.) ; il a engagé des expériences urbaines à San Antonio (USA, Texas), Rome, Utrecht, Monaco… il a récemment été reçu par F. Hollande, en novembre 2012) ; en mai 2007, « le Parlement européen a voté une déclaration écrite officielle où il reprenait à son compte l’idée de troisième révolution industrielle pour en faire la vision économique à long terme et la feuille de route de l’Union. » (p.14). Autant dire que nous aussi rencontrerons cette « vision »…

J. Rifkin n’est ni scientifique, ni spécialiste des nouvelles techniques dont il parle, encore moins didacticien ou pédagogue. C’est un consultant de haut vol (un mentor) sachant manier le verbe avec suffisamment d’assurance pour convertir les hauts responsables politiques, qui sont ses cibles favorites. C’est d’ailleurs sa spécialité : fournir un « récit », assez séduisant pour remporter longtemps l’adhésion des opinions publiques ; autrement dit présenter aux dirigeants de la planète une idéologie capable de justifier leurs politiques, particulièrement celles qui portent l’austérité, en les parant des vertus de la modernité et de l’écologie, suivant un discours qui ne tarde pas à devenir schématique et incantatoire. Le propos de Rifkin est limpide : il condamne l’âge industriel, pour promouvoir le retour à une nature idéalisée, associée aux « nouvelles technologies ». La seconde révolution industrielle est condamnée, non parce que le capitalisme a oppressé les humains, mais parce que l’économie, fondée sur l’automobile et le pétrole, est devenue centralisée et autoritaire, dévoreuse de la nature. La « troisième révolution industrielle » serait celle de l’information, de l’immatériel et de la nature, de l’unanimisme (fin du clivage droite/gauche et consensus), et l’école aurait pour mission de la préparer.

Partant du constat que notre monde actuel s’enfonce depuis plus de trois décennies dans une crise associée à la raréfaction des énergies fossiles, il déploie sous nos yeux l’avenir d’un « capitalisme distribué » (p. 155), associé à l’effacement du « clivage droite/gauche » et à une évolution vers « la continentalisation » (gommant les frontières nationales) ; il annonce une révolution fondée sur « cinq piliers » (allusion aux Sept piliers de la sagesse de Lawrence d’Arabie) :

-  Passer aux énergies renouvelables ;

-  Transformer les immeubles en microcentrales électriques ;

-  Développer la technique de l’hydrogène pour conserver les énergies intermittentes (soleil, vent) ;

-  Transformer les réseaux électriques en inter-réseaux (sur le modèle d’échange de l’Internet) ;

-  Changer les transports (voitures électriques, partage des véhicules).

Rifkin et l’éducation

En ce qui concerne l’éducation (plus que l’enseignement et les apprentissages, on le verra), son programme comporte huit points, qui représentent un remarquable démantèlement d’une école fondé sur le savoir et la réflexion.

1) « Éduquer la main d’œuvre de la 3e Révolution industrielle » (p. 327).

On apprendra l’informatique avancée, les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de la terre, l’écologie, la théorie des systèmes et certaines qualifications (celles qui sont liées aux métiers des « cinq piliers »). En priorité on intéressera les élèves à l’électricité et aux réseaux électriques.

2) L’école serait « L’institution la plus dépassée du monde » (p. 331).

Il convient préalablement de « changer les consciences des élèves » (p. 331), car « Des centaines de millions de jeunes, appartenant à huit générations, ont été scolarisés sur la base des postulats des Lumières au sujet de la nature profonde de l’humanité. » (p. 332).

3) « La conscience biosphérique » (p. 334).

Alors que jusqu’à présent, nous n’aurions fait que « débiter des travailleurs productifs », il s’agira de consolider la sentiment que nous « sommes aussi interconnectés dans la biosphère que dans la blogosphère », p. 335) ; apprendre à réduire notre empreinte écologique (donc ne plus manger de hamburger pas exemple. Serions-nous donc responsables du marketing qui les a généralisés ? p. 335), développer l’empathie chez les élèves, puisque tout le monde il est beau, il est gentil : par nature, les humains « sont affectueux, très conviviaux, coopératifs et interdépendants » et non « des êtres rationnels, détachés, agressifs et narcissiques, comme l’ont suggéré tant de philosophes des Lumières » (p. 334). Ou : « nous disons à nos amis les animaux, nous sommes parents. » (p 337).

4) « Retrouver le lien biophilique » (p. 338).

Pour l’avenir, il s’agir de préparer nos élèves « à penser et à agir en membres de la famille universelle, qui comprend l’ensemble de nos frères humains mais aussi les autres vivants. » (p. 343).

5) « La classe distribuée et coopérative » (p. 343).

On remplacera « Le mode d’enseignement vertical dominant…par une pédagogie distribuée et coopérative » ; on abandonnera le modèle actuel reflétant le système énergétique dominant (centralisé et autoritaire), pour s’inspirer de la manière « dont la jeunesse acquiert et partage des informations, des idées et des expériences sur Internet » (p. 343). A la limite, il suffirait d’avoir des outils numériques : « Au moyen des technologies de Yahoo ! et de Skype, les élèves entrent en contact avec de lointains condisciples dans des salles de classe virtuelles. » (p. 345). Plus guère besoin de pédagogues, des moniteurs suffiraient.

6) « Apprendre latéralement » (p. 347).

Après une nouvelle caricature de l’école actuelle (« on fait croire aux élèves que les connaissances ont quelque chose d’objectif » (p. 348), l’auteur violente une réalité en la défigurant (p.349) : « la connaissance est un construit social, un consensus parmi les membres d’une communauté d’apprenants » (à ce compte aucune science n’existerait !) ; d’où l’idée d’un apprentissage anti-autoritaire, « de pair à pair » : « Le savoir latéral réoriente la nature du pouvoir et de l’autorité en salle de classe : elle n’est plus hiérarchique, centralisée et verticale, mais réciproque, démocratique et en réseau. » (p.350) Il s’agira de développer « l’interconnexion des savoirs » : « Des centaines de champs interdisciplinaires comme l’économie comportementale, l’écopsychologie, l’histoire sociale, l’écophilosophie, l’éthique biomédicale, l’entrepreneuriat social et la santé holistique bouleversent l’enseignement supérieur et annoncent un changement de paradigme dans les méthodes d’éducation" (p351) ; La biosphère devient le lieu où l’on s’instruit » (p.352).On notera les nombreux absents (l’étude des rapports sociaux, l’économie politique, la technologie, etc.)…

7) « La biosphère devient le lieu où l’on s’instruit » (p. 352).

Il n’y aura pas que les consoles, ni « l’écran trois pouces de notre Blackberry », puisqu’on devra « immerger les élèves en longue durée dans la nature. » (p. 358). On ne peut qu’être d’accord pour sortir de l’addiction aux médias électroniques, sauf qu’ici c’est pour décréter que « le monde naturel est le milieu le plus riche en information qui existe sur terre. » (p.354) ! Ou que « l’interaction avec la nature est essentielle pour la pensée critique » (p. 354). Le mépris de l’artificiel, auquel il oppose systématiquement le naturel, atteint ici son comble.

8) « La nature n’est pas pixellisée » (p. 360).

Afin de favoriser cette immersion des élèves dans la nature, on rapprochera (artificiellement !) la nature des centres urbains avec des « niches écologiques », on renaturalisera les centres urbains (parcs etc.).

Conclusion

Nous sommes en présence d’un nouvelle forme d’obscurantisme, l’obscurantisme « moderne », bardé de « nouvelles technologies ». Il semble destiné en priorité à l’école du peuple, pour l’orienter vers une nouvelle « culture du pauvre ». À le lire, on comprend mieux…non seulement les nouveaux consensus politiques qui s’établissent en Europe, mais aussi ces procès faits aux scientifiques et aux sciences, et cette faveur soudaine pour les systèmes numériques, dans lesquels on voudrait totalement immerger les élèves, sans qu’ils apprennent à en comprendre les tenants et les aboutissants (voir Michel Serres et « Petite Poucette »). Surtout lorsqu’on voit l’immersion scolaire adossée à Google, ce modèle de latéralité !


[1Jeremy Rifkin , La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les liens qui libèrent, Paris, 2012 (édition américaine originale : 2011).