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Crise sanitaire et démocratisation scolaire

mercredi 24 juin 2020, par Jérôme Deauvieau

Dans un entretien accordé à la lettre d’information "Vu.es d’Ulm" de l’École Normale Supérieure que nous re-publions ici, Jérôme Deauvieau revient sur la question de la scolarisation pendant la crise sanitaire que nous venons de vivre ces derniers mois.

Le travail à la maison pendant la crise a-il exacerbé les inégalités scolaires ?

Les enquêtes disponibles, comme par exemple celle récemment réalisée par Romain Delès et Filippo Pirone, enseignants-chercheurs en sociologie à l’université de Bordeaux, donnent un premier aperçu de la façon dont la crise sanitaire a été vécue par les familles et les élèves. Nous manquons cependant de recul et de données empiriques précises pour évaluer pleinement les effets du confinement sur les inégalités scolaires. Les connaissances accumulées ces dernières années sur la production des inégalités scolaires peuvent néanmoins être mobilisées pour poser quelques hypothèses. Il convient pour cela de revenir au fond du problème, à savoir le mécanisme de production des inégalités sociales face aux apprentissages scolaires tel qu’il se met en place en France depuis l’avènement de l’école unique il y a maintenant plus d’un demi-siècle.

La sociologie de l’éducation a mis en évidence dès les années 1960 que les enfants arrivent à l’école avec un bagage culturel et langagier inégal selon les milieux sociaux. Ce constat conduit parfois à affirmer un peu rapidement que la source des inégalités scolaires est à chercher du côté des familles. C’est aller un peu vite en besogne, en oubliant dans ce schéma d’interroger ce qui se passe au sein de l’institution scolaire. Je plaide pour ma part pour placer au centre du mécanisme de production des inégalités l’institution scolaire elle-même, suivant en cela les intuitions premières de Pierre Bourdieu sur le sujet.

Les élèves arrivent à l’école en étant socialement inégaux, certes. Mais, selon les constats bien établis par les sciences sociales et les sciences cognitives, les élèves, y compris les moins bien dotés sur le plan culturel, ont tous suffisamment de ressources cognitives et langagières pour entrer correctement dans la culture écrite. Dès lors, ce qui explique l’échec scolaire massif des milieux populaires à l’école n’est pas en soi la faiblesse de leurs ressources mais bien ce que fait – ou ne fait pas – l’école pour leur permettre l’accès aux savoirs scolaires. De ce fait, la clef de voute des inégalités scolaires réside bien dans le fait que l’école ne donne pas par elle-même les moyens de répondre à ses propres exigences. La tendance est d’ailleurs nettement à l’aggravation de la situation ces dernières années, ce que démontre de manière saisissante mon collègue Jean-Pierre Terrail lorsqu’il évoque la « tolérance à l’ignorance » de l’institution scolaire. Rien d’étonnant dans ces conditions que l’école française soit si inégalitaire, comme le signalent effectivement les enquêtes PISA.

Dans ces conditions, on ne prend malheureusement pas beaucoup de risques de se tromper lorsqu’on estime que la crise sanitaire que nous vivons actuellement a très probablement aggravé les inégalités scolaires. En temps normal, l’école française rejette du côté des familles la responsabilité d’une partie des apprentissages scolaires, générant ainsi des inégalités sociales puisque les familles – toutes mobilisées, y compris celles des milieux populaires comme le souligne de nouveau l’enquête des sociologues bordelais citée précédemment - n’ont pas les mêmes capacités culturelles et matérielles pour y répondre. La période de confinement et ses suites, qui ont entrainé par la force des choses un éloignement des élèves de l’école, peut être vue comme une accentuation de ce phénomène. Dès lors, la question posée aujourd’hui n’est pas tant de savoir si la période que nous vivons accentue les inégalités scolaires mais bien d’en mesurer l’ampleur.

Peut-on parler de sacrifice générationnel ?

Revenons là encore à ce que nous savons de manière assurée. Depuis plusieurs décennies en France, la société fait un bien singulier cadeau aux nouvelles générations qui entrent dans la vie active : l’expérience d’une très forte précarisation des conditions d’emploi et donc d’existence. En effet, contrairement à ce qui était annoncé dans les années 1990, l’emploi instable ne s’est pas généralisé à l’ensemble de la population active mais s’est largement concentré sur les débuts de carrière (voir l’excellente thèse de doctorat de Marion Plault qui établit solidement ce constat). Tant mieux si cette crise sanitaire peut être l’occasion d’une prise de conscience du caractère proprement scandaleux de la façon dont on traite la jeunesse dans ce pays.

La période exceptionnelle que nous vivons a suscité une floraison d’enquêtes sociologiques ad hoc, réalisée en urgence avec les moyens du bord. Toutes ne sont pas d’égale pertinence ni homogènes sur le plan méthodologique. Cela signale néanmoins un fort désir de compréhension de la période que nous vivons, dans tous les aspects de la vie sociale, travail, famille, santé et bien sûr l’école, et corrélativement réaffirme l’importance cruciale de l’enquête en sciences sociales pour y répondre.

Je soulignerais également l’enjeu essentiel de la place de la statistique publique dans ce contexte. L’Insee et les services statistiques ministériels se sont mobilisés depuis le début du confinement, notamment en adaptant à cette situation les dispositifs d’enquêtes habituellement réalisés dans de nombreux domaines. Ce mouvement permet de récolter des données statistiques solides qui permettront d’éclairer la période et, puisqu’il s’agit souvent d’enquêtes récurrentes, de fournir des points de comparaison dans le temps qui permettront de mesurer les effets du confinement dans de nombreux aspects de la vie sociale.

J’ai suivi pour ma part plus précisément le travail remarquable effectué par la DEPP, le service statistique du Ministère de l’éducation nationale. Un effort considérable a été réalisé pendant le confinement, avec pas moins de sept enquêtes spécifiques réalisées au mois de mai sur des échantillons représentatifs de grandes tailles. Des questionnaires ont ainsi été administrés auprès de 50 000 familles, de plusieurs milliers d’enseignants du primaire et du secondaire, de chefs d’établissements, de Conseillers principaux d’éducations etc… Il y a là des sources de données essentielles qui vont permettre de décrire rapidement la façon dont cette période a été vécue par les usagers et les professionnels du système éducatif.

À plus long terme, la DEPP a ajouté des questions spécifiques au dernier panel de suivi des élèves entrés en 2011 en CP. Nous pourrons ainsi à moyen terme mieux comprendre ce qui s’est joué pour cette cohorte d’élèves actuellement scolarisés en 3ème et leurs familles. Un panel ad hoc va également être mis en place pour les entrants en CP à la rentrée 2020 qui seront suivis tout au long de l’année prochaine et l’année suivante en CE1. Ces deux enquêtes livreront ainsi des données sur deux moments cruciaux de la scolarité : l’entrée dans l’écrit d’une part et l’orientation au lycée d’autre part.

L’heure semble être à une certaine prise de conscience de l’importance de l’éducation et de la recherche publique. Certains semblent découvrir – et c’est heureux, mieux vaut tard que jamais - qu’il ne s’agit pas là de « coûts » à réduire d’une façon ou d’une autre mais bien d’investissements pour l’avenir. La période a également mis en évidence l’importance cruciale de l’institution scolaire, instance essentielle de socialisation qui rythme l’organisation de la vie économique et sociale, et a jeté une lumière crue sur les inégalités d’accès au savoir. Cet épisode renforce ma conviction de l’urgence absolue d’une véritable démocratisation scolaire. L’école a besoin de moyens matériels et humains conséquents mais aussi de dispositifs pédagogiques ambitieux, fondés sur le paradigme de l’exigence intellectuelle pour toutes et tous, comme le souligne avec force un ouvrage récemment paru sur le sujet. Il en va de l’avenir de nos sociétés : nous avons plus que jamais besoin de citoyens instruits pour affronter les défis planétaires qui sont devant nous.