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Choix du destin et destin du choix
Les aspirations scolaires des familles populaires
samedi 5 octobre 2013, par
Paru en 2011 dans un dossier consacré aux choix scolaires des parents pour leurs enfants (publié par la Revue française de pédagogie et coordonné par Marianne Blanchard et Joanie Cayouette-Remblière), ce texte revient sur les aspirations scolaires et professionnelles des familles populaires en discutant l’idée d’une auto-exclusion des études longues souvent défendue par les sociologues de l’éducation.
Ce contrepoint me permet de revenir sur l’auto-exclusion des classes populaires de la voie générale de l’enseignement secondaire, question qui est traitée, sous des angles différents, tant par l’article de Sylvain Broccolichi et Rémi Sinthon que par celui d’Ugo Palheta, et qui constitue l’objet du contrepoint de Séverine Chauvel [1]. Après une décennie marquée par des interrogations sur les ressorts de la prolongation des scolarités dans les classes populaires, ce dossier rappelle en effet que l’auto-élimination scolaire n’a pas disparu et reste une réalité essentiellement populaire. Comme y invitent les coordinatrices, ces contributions fournissent ainsi l’occasion de revisiter des débats initiés dans les années soixante. Que reconnaissons-nous vraiment de l’auto-exclusion populaire de l’époque dans celle d’aujourd’hui ? A-t-elle gardé réellement la même signification culturelle et les mêmes conséquences sur les inégalités scolaires ? En complément des travaux utilement discutés ici au moyen d’enquêtes récentes, je voudrais d’abord rappeler quelques recherches anciennes issues de l’ethnologie de la France, en retenant ce qu’elles nous apprennent des orientations scolaires et professionnelles visées autrefois dans les familles des classes populaires.
Il faut en effet prendre la mesure de l’ampleur des transformations des stratégies scolaires dans les classes populaires au cours des années soixante et soixante-dix. À cet égard, certaines indications statistiques sont frappantes : d’après des sondages d’opinion de l’époque, alors que 15 % des ouvriers souhaitaient en 1962 que leur enfant obtienne le baccalauréat, c’est le cas, dès 1973, de 64 % d’entre eux (Baudelot & Establet, 2000, p. 116). Paradoxalement peut-être, c’est plutôt sur la correspondance des chances et des aspirations de réussite scolaire qu’insistent alors les sociologues de l’éducation. Les conclusions tirées du panel de l’INED suivant les sortants de CM2 en 1962 appuient fortement cette idée : à résultats comparables, les élèves d’origine populaire sont nettement moins souvent orientés vers les études longues que les élèves des classes dominantes. Plusieurs monographies des années cinquante ou soixante vont tout à fait dans le même sens. Enquêtant dans le Vaucluse en 1951 (Wylie, 1968) et dans le Maine-et-Loire de 1957 à 1965 (Wylie, 1970), Lawrence Wylie a bien souligné « ce manque d’intérêt pour les possibilités d’éducation supérieure […] typique des classes rurales et ouvrières en France ». Il prend pour exemple des cas de bons élèves d’origine populaire qui sont encouragés par leurs parents à travailler à l’usine ou aux champs dès la fin de l’école primaire.
À Roussillon dans le Vaucluse, « même un garçon intelligent comme Jacques Leporatti qui avait son certificat d’études pensait aller travailler dans les mines d’ocre comme son père, l’un des hommes les plus pauvres de la commune. Voici la rédaction de Jacques : “Le métier de mon père, c’est ocrier. Il l’a choisi parce qu’à Peyrane [2], il n’y a guère de travail et que lorsqu’il est arrivé en France, il ne connaissait personne. Il a appris le métier en faisant la connaissance de quelques hommes de Peyrane qui travaillaient dans les mines d’ocre. Mes parents veulent que je devienne ocrier ou que j’aille travailler dans une ferme.” » (Wylie, 1968, p. 127). Les constats du chercheur américain sont les mêmes quelques années plus tard dans le Maine-et-Loire : « À Chanzeaux, M. Delay m’expliqua pourquoi un de ses fils étudiait les mathématiques à la faculté de Poitiers : “Henri n’est pas assez fort pour travailler à la ferme. Il fait poupée, comparé à ses frères ; alors, il vaut mieux qu’il continue ses études.” M. Delay était fier des succès de son fils, mais il se sentait obligé d’expliquer pourquoi le garçon n’était pas resté à la ferme. » (Wylie, 1963, p. 203)
Mais invité à exposer sa réflexion sur les transformations de la société française au seuil des années soixante, Wylie remarque aussi que « l’attitude des classes paysannes et ouvrières est en train de changer rapidement » (Wylie, 1963). Tout d’abord, les cours complémentaires de l’enseignement primaire et l’enseignement technique trouvent un intérêt croissant à leurs yeux. L’explosion scolaire qui démarre remplit ensuite rapidement les collèges nouvellement créés (CES, CEG). Au début des années soixante-dix, la quasi-totalité d’une classe d’âge entre en 6e à l’issue de l’école primaire. Soulignons toutefois avec Antoine Prost l’importance des inégalités régionales de scolarisation dans la France ouvrière des années soixante : « En 1962, dans l’Ariège ou le Finistère, 70 % des enfants d’ouvriers de 15-19 ans sont scolarisés, contre moitié moins dans la Seine-Maritime, l’Oise ou la Somme. » (Prost, 2004, p. 640-641) Si la scolarisation secondaire se généralise, c’est à un rythme assez variable d’un endroit à l’autre. Les choix scolaires des familles ouvrières ne procèdent pas d’une culture homogène, loin de là.
Une autre monographie réalisée en 1949 et 1950 dans une petite commune normande habitée par une majorité d’ouvriers de la verrerie offre ainsi un profil très différent. Selon Lucien Bernot et René Blancard, « le verrier ne veut pas que son fils fasse ce métier » (Bernot & Blancard, 1953, p. 90) et souhaite « que ses enfants soient instruits pour “acquérir” une situation, pour qu’ils puissent avoir une vie meilleure que la sienne » (Bernot & Blancard, 1953, p. 119). « On attend beaucoup de l’école, surtout chez les ouvriers. L’école a pour but d’apprendre à lire et à écrire à l’enfant. Certains des parents ne savent parfois ni lire ni écrire, ou n’ont pas leur certificat d’études, parce qu’ils ont dû travailler tôt, fréquenter l’école irrégulièrement. Aussi les parents considèrent que le rôle de l’école est avant tout un rôle d’instruction, beaucoup plus que d’éducation. On cite en exemple, à ne pas suivre, aux enfants, de vieux ouvriers payés à la pièce, et qui ne sachant ni lire ni écrire sont ainsi à la merci du patron. L’instruction sera une arme dans la vie, un moyen de défense, certains diront franchement “une arme contre le patron”. » (Bernot & Blancard, 1953, p. 129)
Terminons ce tour de France des années d’après-guerre dans un village bourguignon, où Françoise Zonabend souligne, à l’occasion d’une recherche collective (Jolas, Pingaud, Verdier et al., 1990), le tournant pris dans les années soixante. Jusqu’aux années cinquante, « [les avis du maître] sur l’avenir professionnel des enfants […] étaient rarement suivis, surtout parmi les agriculteurs où l’exploitation requiert des bras. Nombre de personnes, aujourd’hui âgées, voire même des adultes, se plaignent de n’avoir pu poursuivre leurs études : “J’aurais pu être postière ! L’institutrice voulait que je continue. Mon père a dit : J’ai besoin de ma fille pour travailler. J’ai dû arrêter.” […] À cette époque et pour ce groupe social, les espoirs de promotion ou d’insertion sociales nouvelles ne passaient pas par l’école. […] Aujourd’hui, les parents attendent de l’école une promotion sociale, un moyen pour leurs enfants d’acquérir un métier, une situation hors de l’univers villageois. C’est à l’école qu’ils demandent de faciliter l’insertion sociale de leur rejeton » (Jolas, Pingaud, Verdier et al., 1990, p. 292). Il manque bien sûr des étapes urbaines au voyage, mais quelques traits saillants se dégagent par comparaison avec la situation contemporaine.
Avant les années soixante, la norme des scolarités courtes limitées à l’école primaire s’impose largement dans les classes populaires. Lorsqu’il y a prolongation des études, ce sont plutôt l’enseignement primaire supérieur et l’enseignement professionnel qui sont préférés. Même de très bons résultats scolaires ne suffisent pas toujours à convaincre de la possibilité ni de l’intérêt d’études longues. La signification accordée par les classes populaires aux apprentissages scolaires est cependant contrastée et sans doute ambivalente, certaines recherches insistant sur la demande d’instruction, d’autres plutôt sur l’exigence d’éducation. Signe des temps, l’usage professionnel des diplômes est partout pris en considération, dans un contexte de profonde modernisation et réorganisation de l’économie française. Ce qui frappe enfin, c’est le sentiment que les aspirations scolaires et professionnelles se déterminent en dehors de l’école, indépendamment de l’expérience scolaire des élèves. Les familles semblent établir leurs préférences et faire leurs choix selon les possibilités locales, qu’il s’agisse de l’offre scolaire ou du bassin d’emploi.
C’est pourquoi les démographes de l’INED peuvent alors légitimement neutraliser l’effet des notes obtenues en fin de primaire sur les souhaits d’entrée en 6e. L’appréciation portée par les maîtres n’est pour eux qu’une variable de contrôle, de test, servant à mieux montrer l’impact des décisions familiales d’orientation. C’est selon ce principe que sont construits les tableaux croisant les désirs des familles selon leur milieu social, à notes égales (INED, 1970, p. 122-123). Comme le montrent Broccolichi et Sinthon, « ce présupposé […] de constance de la valeur scolaire » à l’intérieur d’un même milieu social tend à une « surestimation du poids des inégalités d’orientation, par rapport à ce qui se joue au niveau des acquisitions » : si l’on admet qu’il y a un fort effet de l’origine sociale sur les inégalités d’ambition scolaire, indépendamment des résultats des élèves, on peut imputer une part très importante des inégalités scolaires à une auto-exclusion des classes populaires. Ce raisonnement n’intègre cependant pas bien les transformations intervenues dans la gestion des flux d’élèves et dans les aspirations populaires au cours des années soixante. Dès 1963, les mêmes données de l’INED font apparaître qu’en cas de bonne ou excellente réussite scolaire des élèves, la plupart des parents ouvriers souhaitent pour leurs enfants une classe de 6e. Même parmi les ouvriers, l’attitude des parents face à l’avenir scolaire de leurs enfants n’était donc pas complètement indépendante de leurs résultats.
Une enquête par questionnaire menée en 1973 par Jean-Claude Chamboredon et François Bonvin auprès de collégiens de la banlieue parisienne permet de comprendre en quoi les réformes scolaires de la Ve République ont contribué à élever et à restructurer les ambitions scolaires des familles. Les auteurs montrent comment « les filières structurent les aspirations » (Chamboredon & Bonvin, 1973, p. 50). « Au fil de la carrière scolaire, se produit un ajustement progressif des aspirations à la trajectoire. » (Chamboredon & Bonvin, 1973, p. 51) « À mesure que sont franchies des étapes scolaires, des aspirations nouvelles sont encouragées. Ces effets complémentaires, de renforcement des aspirations par régression des aspirations trop basses et progrès des aspirations hautes, varient selon les caractéristiques sociales des élèves. Le renforcement des aspirations et leur réajustement en fonction des étapes scolaires franchies est plus fort dans les classes populaires. En effet, chez les ouvriers, la part de ceux qui espèrent voir leur enfant poursuivre jusqu’à l’enseignement supérieur, de 26 % et 24 % en 6e et 5e normale passe à 33,3 % en 4e classique et à 55,6 % en 3e classique. […] De même, 52 % des ouvriers qualifiés et contremaîtres […] souhaitent que leurs enfants obtiennent au moins le baccalauréat. » (Chamboredon & Bonvin, 1973, p. 52)
L’auto-exclusion populaire gagne donc à être étudiée au fil des biographies scolaires pour saisir son nouveau visage. Elle apparaît dès lors de moins en moins spontanée et semble au contraire de plus en plus consécutive à des difficultés scolaires non surmontées dans les premiers apprentissages (Poullaouec, 2010). Les contributions de ce dossier insistent aussi sur l’anticipation des risques d’échec et sur le rôle du groupe des pairs. Mais elles montrent simultanément à quel point les parents fondent leurs espérances ou leurs déceptions sur les résultats obtenus, et comment le point de vue des enfants peut s’imposer à celui des parents. Tout se passe comme s’ils ajustaient maintenant leurs ambitions aux évaluations scolaires du moment, au fur et à mesure de l’avancement de leur parcours. Si les choix d’orientation des familles contribuent à creuser les inégalités scolaires, c’est surtout parce que les classes dominantes résistent mieux aux jugements de l’institution, comme l’écrivaient déjà Chamboredon et Bonvin : « Les parents de niveau culturel peu élevé sont totalement dépendants des agents du système scolaire, dont les avis ont chance d’avoir valeur d’injonctions et de jugements absolus ; au contraire, les parents de niveau culturel élevé dont les sources d’information sont multiples, peuvent relativiser les avis de l’école et les nuancer ou les neutraliser. » (Chamboredon & Bonvin, 1973, p. 156) Plus de trente ans de collège unique semblent confirmer cette intuition : « La relation entre l’ambition scolaire et la position sociale s’est donc sensiblement desserrée. Elle demeure forte sans doute pour ce qui est des parcours d’excellence (classes préparatoires et grandes écoles) ; pour le reste, il vaut mieux parler aujourd’hui d’une vulnérabilité spécifiquement populaire aux verdicts de l’école. » (Terrail, 2004, p. 58)
BAUDELOT C. & ESTABLET R. (2000). Avoir trente ans en 1968 et en 1998. Paris : Éd. du Seuil.
BERNOT L. & BLANCARD R. (1953). Nouville : un village français. Paris : Institut d’ethnologie.
CHAMBOREDON J.-C. & BONVIN F. (1973). Transmission culturelle et utilisation des instances de diffusion culturelle. Paris : Centre de sociologie européenne.
INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DÉMOGRAPHIQUES (1970). « Population » et l’enseignement. Paris : PUF.
JOLAS T., PINGAUD M.-C., VERDIER T. & ZONABEND F. (1990). Une campagne voisine. Minot, un village bourguignon. Paris : Éd. de la MSH.
POULLAOUEC T. (2010). « Les habits neufs de l’auto-exclusion. Les souhaits d’orientation scolaire des familles ouvrières en fin de 3e ». Diversité ville école intégration, n° 163, p. 1-8.
PROST A. (2004). Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France. Tome iv : L’école et la famille dans une société en mutation (depuis 1930). Paris : Perrin.
TERRAIL J.-P. (2004). École, l’enjeu démocratique. Paris : La Dispute.
WYLIE L. (1963). « Transformation et permanence de la structure sociale française ». In S. Hoffmann, C.-P. Kindleberger, L. Wylie et al., À la recherche de la France. Paris : Éd. du Seuil, p. 187-264.
WYLIE L. (1968). Un village dans le Vaucluse. Paris : Gallimard.
WYLIE L. (1970). Chanzeaux, village d’Anjou. Paris : Gallimard.
Voir en ligne : Revue française de pédagogie
[1] Les textes cités sans références bibliographiques font tous partie du n°175 de la Revue française de pédagogie. Ne portant ni sur la politique de la carte scolaire, ni sur le choix de l’établissement par les parents d’élèves, ce texte ne renvoie pas à l’article de Choukri Ben Ayed, même si certaines remarques peuvent y faire écho, d’une manière ou d’une autre. J’ai par ailleurs développé le point de vue défendu ici dans un article sur « les habits neufs de l’auto-exclusion » dans les familles ouvrières (Poullaouec, 2010).
[2] Peyrane est le pseudonyme de Roussillon choisi par l’auteur en vue de l’édition française de son livre, d’abord publié aux États-Unis.