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Ce que dit la sociologie sur les origines des inégalités scolaires

jeudi 4 juillet 2019, par Jérôme Deauvieau

Dans cet article initialement publié sur le site de The Conversation France, Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail démontrent que l’approche sociologiques des inégalités scolaires ne conduit en rien au fatalisme à partir du moment où elle interroge les effets des dispositifs pédagogiques et des pratiques enseignantes.

Débat : Ce que dit la sociologie sur les origines des inégalités scolaires




L’école échoue à faire entrer dans la culture écrite une part importante des jeunes, tout particulièrement ceux issus des classes populaires.
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Jérôme Deauvieau, École normale supérieure (ENS)

Cet article, co-écrit avec le sociologue Jean‑Pierre Terrail, est publié suite à la Nuit Sciences et Lettres : « Les Origines », organisée le 7 juin 2019 à l’ENS, et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez ici quelques informations sur l’événement.


Pour désigner l’école française dans son organisation actuelle, l’expression usuelle d’« école unique » paraît tout à fait pertinente : il s’agit d’une institution ouverte à tous, proposant à chaque élève les mêmes programmes, les mêmes possibilités de parcours, et des maîtres formés à l’identique.

De tous ces points de vue, l’école unique se présente comme celle de l’égalité des chances. Son dispositif a été mis en place entre 1959, quand le décret Berthoin porte l’obligation scolaire à seize ans, invitant ainsi tous les élèves à prolonger leur parcours au-delà de l’enseignement élémentaire, et 1975, lorsque la réforme Haby institue le collège unique.

Mais plus d’un demi-siècle après sa naissance, l’école unique n’est en rien devenue celle de l’égalité des chances. Pire, elle échoue à faire entrer dans la culture écrite une part importante des élèves, tout particulièrement ceux issus des classes populaires.

Capital linguistique

La persistance des échecs populaires au fil des décennies, malgré toutes les mesures censées y mettre un terme, pourrait inviter à y voir quelque phénomène naturel et inévitable. On évoquera alors le caractère peu surmontable des handicaps socioculturels qui affectent les publics en échec.

Outre l’expérience quotidienne et sans cesse réitérée des difficultés d’apprentissage des élèves concernés, cette conviction peut se nourrir chez les enseignants de la description savante des inégalités culturelles et linguistiques.

Dès le début des années 1960 en effet, le sociolinguiste Basil Bernstein insistait sur le lien entre compétences langagières et inégalités scolaires, en tirant notamment argument d’une infériorité lexicale des classes populaires constatées depuis les années 1920. Pierre Bourdieu et Jean‑Claude Passeron évoquaient à sa suite « l’inégale distribution entre les différentes classes sociales du capital linguistique scolairement rentable ».

Voilà qui ne fournit cependant pas la preuve d’une incapacité cognitive insurmontable des élèves d’origine populaire. Les inégalités socioculturelles pourraient donner à comprendre des inégalités de réussite scolaire – tous les jeunes par exemple décrochant leur bac, seuls les « héritiers » obtenant une mention. Mais ce à quoi on a affaire aujourd’hui est autre chose, une véritable opposition entre échec et réussite, le premier pouvant être assez radical dans un nombre très conséquent de cas.

La question posée n’est donc pas celle des inégalités entre les publics accueillis par l’école. Il s’agit de savoir si ceux qui arrivent avec le moins de ressources en ont néanmoins suffisamment, ou pas, pour entrer normalement dans la culture écrite.

Dispositifs pédagogiques

Sur ce point, la convergence des conclusions des approches linguistiques, sociologiques ou cognitives est frappante : le langage oral, quel que soit les variations de son usage, fournit par lui-même les outils essentiels de la pensée humaine que sont la capacité d’abstraction, d’analyse réflexive, et le raisonnement logique.

Tous les enfants entrent au CP munis de cet outillage mental, qui comprend tout ce que l’école a besoin de trouver, chez ses bénéficiaires, en matière de potentiel de pensée rationnelle, pour conduire de façon satisfaisante leur appropriation de la culture écrite.

Si elle n’y parvient pas, ce n’est pas le fait de l’incapacité des intéressés, mais de modèles pédagogiques qui ne parviennent pas à mobiliser les ressources intellectuelles des publics en difficulté.

Élucider le mystère de l’origine des inégalités scolaires implique donc de tourner franchement le regard vers l’institution scolaire, et d’ouvrir la boîte noire du processus de transmission et d’appropriation des savoirs. Une sociologie véritablement critique se doit donc d’aborder de front la question des dispositifs pédagogiques qui se mettent en place sous le régime de l’école unique à la française, et des pratiques d’enseignement qui en découlent.

Le cap du primaire

Les destinées scolaires se jouent pour beaucoup dès le primaire. Elles dépendent plus particulièrement encore de l’entrée initiale dans la culture écrite au cours de l’année de CP. L’observation précise des pratiques d’enseignement de la lecture et de leurs effets sur les apprentissages différenciés des élèves permettent d’isoler celles qui sont le plus efficaces envers les élèves des milieux populaires.

Or, ces pratiques efficaces sont aujourd’hui statistiquement minoritaires dans le système éducatif français. Il y a là une marge de progression très importante pour l’amélioration de l’entrée dans la culture écrite des élèves aujourd’hui les plus en difficultés.

Qu’en est-il pour l’enseignement secondaire ? Si les acquis cognitifs à l’entrée en sixième sont déterminants pour la suite du parcours scolaire, les inégalités scolaires continuent néanmoins à se creuser au fil du collège et du lycée. Comment expliquer ce constat ? Certainement, là encore, par un examen précis du fonctionnement courant de l’école française.

S’adapter aux difficultés d’apprentissage des élèves vulnérables passe souvent par une modération des exigences intellectuelles. Cela conduit inévitablement, sur le registre des contenus d’enseignement, à donner moins à ceux qui ont moins, et ainsi à creuser plus encore dans l’enseignement secondaire les inégalités scolaires déjà très visibles à l’issue du primaire.

Comment sortir de cette situation ? La sociologie n’a pas de modèles pédagogiques ou didactiques à proposer. Mais elle dispose d’une arme efficace : sa capacité d’investigation fouillée du réel, d’identification des contradictions et des points de blocage. De fait, il reste beaucoup à découvrir de ce qui se passe dans le secret de la classe, dans l’enseignement primaire comme dans le secondaire.

Pratiques enseignantes

L’éventail réel des pratiques enseignantes est un champ largement ouvert à l’investigation sociologique, s’agissant particulièrement de la diversité des modes de « bricolage » adoptés par ceux des maîtres attachés à la réussite effective des élèves les plus faibles. Une telle investigation gagnerait à interroger les effets de ces pratiques d’enseignement s’attachant à maintenir avec les publics populaires un fort niveau d’ambition cognitive.

Ce type d’enquêtes est plutôt rare en sociologie, notamment en France. Il y a là un enjeu crucial pour l’avenir du système éducatif, et un objet privilégié pour des recherches qui s’attacheraient à identifier des lieux où sont expérimentées des pratiques s’efforçant de rompre avec le paradigme pédagogique commun, à évaluer et interpréter leur efficace.

Cette perspective serait à même de mettre en évidence, par effet de miroir, l’intensité du caractère reproducteur des dispositifs et pratiques pédagogiques actuellement dominants dans le système scolaire. Et ainsi de décrire et soumettre à l’épreuve empirique les potentialités démocratiques de cette fameuse « pédagogie rationnelle » que P. Bourdieu et J.-C. Passeron appelaient de leurs vœux il y a maintenant plus d’un demi-siècle.< !—> The Conversationhttp://theconversation.com/republishing-guidelines —>

Jérôme Deauvieau, Professeur de sociologie, École normale supérieure (ENS)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.