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Enseignants “unitaires” et CGT : les prémices d’un divorce

jeudi 17 décembre 2009, par Laurent Frajerman

Le paysage syndical français comprend deux organisations, la CGT et la FSU, qui manifestent leur proximité idéologique à diverses occasions, telles que les grèves de 1995 et 2003. La FSU est dirigée par le courant Unité et Action, qui à l’origine se présentait comme le courant cégétiste de la FEN, restant dans cette fédération autonome uniquement pour préserver l’unité du syndicalisme enseignant. Pourtant, la fin de l’unité de la FEN, en 1992, n’a pas été mise à profit par les militants d’Unité et Action pour retourner dans la Confédération, cette idée n’étant même pas envisagée publiquement. Non seulement la FSU et la CGT ne fusionnent pas, mais elles se concurrencent dans plusieurs secteurs.
La question revêt une importance d’autant plus grande que, dès les années cinquante, la CGT perd beaucoup à cette absence d’enseignants dans ses rangs. D’une part, parce que la tertiarisation de l’économie française aboutit à une augmentation de la place des couches moyennes salariées dans la société. Les enseignants appartiennent à ces couches et auraient pu aider la CGT à combattre son ouvriérisme pour s’adapter aux évolutions sociologiques. D’autre part, parce que leur propension au débat d’idée, inhérente à leur profil d’intellectuels (les universitaires, certains professeurs) ou de médiateurs culturels (les instituteurs), pouvait enrichir la réflexion de la CGT. Pierre Roger et Georges Pruvost relèvent d’ailleurs que si la CFDT fait preuve d’originalité dans les années 1960-1970, elle le doit au fait que, « contrairement à la CGT et à FO que l’autonomie a privé de l’essentiel de leurs liens avec les enseignants, elle bénéficie de rapports étroits avec les milieux intellectuels au travers du SGEN. » [1]
Comment expliquer ce divorce entre le courant Unité et Action et la CGT ? Peut-on en trouver les prémices dès la scission confédérale ou est-ce le fruit d’une évolution plus tardive ? Le départ des enseignants « unitaires » [2] de la CGT, en 1954, constitue-t-il un tournant ? L’étude du comportement du courant unitaire dans la période 1948-1962 permet de répondre à ces questions. Les raisons de sa séparation avec la CGT proviennent de deux ordres de phénomènes : d’abord, des éléments conjoncturels, avec l’échec de la FEN-CGT entre 1948 et 1953, puis l’atrophie des liens quand les unitaires quittent la CGT. Nous évoquerons ensuite les éléments structurants, avec le ralliement des enseignants unitaires au modèle FEN.

1948-1953 : la FEN-CGT, outil de perpétuation du lien entre enseignants et CGT

Entre 1948 et 1953, les unitaires tentent de préserver leur lien organique avec la CGT, ils se pensent d’abord comme des enseignants cégétistes.

Le refus de l’autonomie de la FEN

Lors de la scission confédérale, la majorité de la FEN se sépare de ses amis de Force Ouvrière pour préserver l’unité du syndicalisme enseignant, au moyen de l’autonomie. Le courant unitaire constitue la principale minorité de la FEN, avec environ un tiers des mandats. Il dirige alors le Syndicat National de l’Enseignement Technique, le Syndicat des Agents, le SNESup. Il livre un combat intense contre l’autonomie et pour le maintien à la CGT [3]. Ses dirigeants annoncent dès le départ leur intention de rester à la CGT. Pour respecter simultanément ces proclamations et le choix des référendums, qui ratifient l’autonomie à une large majorité, on invente une procédure de double affiliation. Les syndiqués peuvent s’affilier à la fois à la FEN autonome et à une FEN-CGT. Celle-ci groupe onze syndicats nationaux, qui ont quitté la FEN en 1948 (les agents de lycée, les professeurs de centres d’apprentissage…) et des sections techniques nationales qui rassemblent les syndiqués également affiliés à un syndicat autonome (Syndicat National de l’Enseignement Secondaire, SNET, Syndicat National des Instituteurs…).
Jacqueline Marchand, secrétaire générale de la FEN-CGT, se félicite que le SNET FP « retrouve aujourd’hui au sein de la nouvelle FEN-CGT, des camarades appartenant à tous les ordres d’enseignement et qui, bien qu’ils continuent d’appartenir, avec la majorité de leurs collègues, à des syndicats autonomes, affirment et pratiquent la solidarité syndicale à l’égard des masses ouvrières avec lesquelles ils demeurent. » [4] L’inscription dans la classe ouvrière, à travers la CGT, constitue donc le moteur de l’action du courant. Cet attachement à une confédération ouvrière perpétue la tradition du syndicalisme enseignant, fruit de l’admission d’instituteurs dans les bourses du travail. Mais l’emploi de l’idée de solidarité révèle la distance objective séparant les enseignants de la classe ouvrière. L’organisation cégétiste conforte une appartenance de classe très théorique.
Les militants de la FEN-CGT présentent l’autonomie de la FEN comme un « isolement », une « hautaine retraite » dans une « tour d’ivoire », coûteuse pour les intérêts enseignants [5]. Selon ce raisonnement, l’échelon confédéral s’avère décisif et une intervention interne à la CGT – réalisée par la FEN-CGT - promeut plus avantageusement les intérêts des enseignants que l’activité de la FEN autonome. Cependant, ce discours perd rapidement son efficacité. Les questions revendicatives se traitent au niveau de la fonction publique, et le poids des enseignants parmi les fonctionnaires suffit à garantir l’inclusion de la FEN dans les actions des Fédérations de fonctionnaires. Sa présence au Conseil supérieur de la fonction publique lui donne l’occasion de défendre elle-même les intérêts des enseignants. De plus, la majorité de la FEN innove en acceptant très tôt l’unité d’action avec la CGT, contrant les exclusives de FO. Elle s’invente un rôle de médiatrice intersyndicale entre la CGT et FO. Les enseignants cégétistes sont réduits à vanter l’action de leur confédération, sans peser sur les évènements.

Un syndicat-tendance externe d’un autre syndicat

Excroissance du syndicat originel (la FEN), la FEN-CGT constitue un phénomène hybride unique dans les annales syndicales. Si elle revendique le statut de syndicat à part entière, elle représente simultanément une tendance d’un autre syndicat. Jacqueline Marchand définit la FEN-CGT en notant ses deux pôles : « Notre FEN-CGT se donne pour tâche de coordonner les initiatives de ses divers syndicats de catégorie et d’impulser dans l’autonomie l’action revendicative » [6]. Son activité syndicale se déroule à l’extérieur de la FEN, par l’organisation de pétitions, par des cortèges séparés dans les manifestations du 1er mai, et d’une manière concomitante à l’intérieur, en proposant des initiatives et en contribuant au succès des actions que lance la FEN. La direction de la FEN-CGT tente une captation d’héritage en se présentant comme la FEN, sans préciser son affiliation confédérale, et en habitant dans le même immeuble, rue de Solférino. Même le papier à en-tête de la FEN-CGT entretient la confusion : il ressemble beaucoup à celui de la FEN avant la scission confédérale [7]
L’ambivalence de la FEN-CGT crée une attitude schizophrénique chez les militants unitaires, appelés à se dédoubler. Ainsi, Jacqueline Marchand prend la plume pour écrire à Adrien Lavergne, secrétaire général de la FEN. Cette lettre protocolaire, typique d’un rapport d’organisation à organisation, a pour but d’obtenir la reconnaissance officielle de la FEN-CGT comme interlocuteur de la FEN, affirmant ainsi son extériorité par rapport au syndicat. Pourtant, la conclusion de la lettre suggère l’analyse inverse : « Puis-je profiter de cette occasion pour vous demander de bien vouloir m’inscrire parmi les membres de la Commission de Défense Laïque » de la FEN ? Ce passage marque l’appartenance de Jacqueline Marchand à la FEN. Lavergne ne relève pas l’ambiguïté de la situation, et la reproduit en répondant globalement [8].
La FEN-CGT ne présente pas de listes contre celles de la FEN, sur lesquelles les cégétistes négocient des places. Elle tente dans ses premières années d’existence de concurrencer son activité en sollicitant des audiences ministérielles et en impulsant ses propres grèves. Mais elle échoue face au quasi-monopole exercé par la FEN dans l’enseignement public. Les dirigeants doubles affiliés sont pris entre les injonctions contradictoires de la FEN-CGT et de la FEN autonome, ce qui génère des conflits internes. La direction de la FEN-CGT reproche aux militants cégétistes exerçant des fonctions dans les syndicats autonomes de ne pas participer suffisamment à son activité spécifique. La section SNI des Bouches-du-Rhône, dirigée par les cégétistes, symbolise ce problème : elle recueille près de 2 000 voix aux élections, mais la FEN-CGT n’y compte que 186 adhérents [9]. De leur côté, les militants cégétistes investis dans la FEN autonome s’inquiètent de la radicalisation de la FEN-CGT, qui cherche d’abord à s’affirmer et se transforme en obstacle au militantisme dans les syndicats autonomes. Entre 1949 et 1952, la FEN-CGT vit une période sectaire : certains regrettent d’être demeurés au SNI et s’abstiennent d’y militer. De plus, les dirigeants cégétistes de la FEN utilisent leurs responsabilités pour divulguer des informations confidentielles et aider la FEN-CGT dans sa compétition avec la FEN [10].
Les autonomes en profitent pour mener une campagne offensive contre les cégétistes, accusés de nuire à l’activité de la FEN. Aux élections internes, ces derniers chutent de 24 % des mandats en 1949 à 20 % en 1952 et perdent plusieurs bastions, notamment le SNET, la catégorie des surveillants du SNES... Le nombre d’adhérents de la FEN-CGT baisse au cours de son existence, notamment parce que les cégétistes restés à la FEN autonome doivent payer deux cotisations. Généralement, les militants ne s’arrêtent pas à de telles considérations, contrairement aux adhérents moins motivés. La double cotisation empêche la FEN-CGT de devenir une organisation de masse, elle correspond plus à un syndicalisme de minorité agissante, avec environ 10 000 double affiliés en 1950 [11]. Ainsi, loin d’établir des synergies entre le militantisme au sein des syndicats autonomes et de la FEN-CGT, les unitaires s’enferment dans leurs contradictions.
En 1952, sous l’impulsion d’un discours de Benoît Frachon à son congrès, la FEN-CGT opère un recentrage sur la FEN autonome, en abandonnant ses velléités de compétition. La perspective concrète de l’activité de la FEN-CGT consiste désormais dans un travail interne à la FEN. Ce faisant, la FEN-CGT se heurte à une contradiction insoluble : elle postule au statut de syndicat, tout en déléguant la responsabilité de l’action revendicative aux syndicats autonomes. Elle adopte alors une stratégie politique, et se transforme en centre de propagande des idées de la CGT dans le milieu enseignant, notamment sur la paix et les libertés (arrestation de Duclos et Le Léap). Paradoxalement, la stratégie imposée par le secrétaire général de la CGT tend à éloigner les enseignants de la confédération, puisque les listes déposées dans la FEN s’ouvrent à des non cégétistes et ne font plus référence à la CGT. De cette manière, la FEN-CGT prend acte de la victoire et de la pérennité de la solution autonome dans la FEN. Qu’apporte-t-elle encore à la CGT ?

Quel apport concret à la CGT ?

La FEN-CGT tente de valoriser son intégration aux structures confédérales et à l’Union Générale des Fédérations de Fonctionnaires (UGFF), pour se doter d’un rôle. Les enseignants cégétistes y occupent une place non négligeable : quelques-uns sont secrétaires d’Union départementale, ou membres de la CA de la CGT. Un instituteur, Leriche, représente la CGT au Conseil Economique [12]. Cependant, la liaison avec la CGT ne doit pas être survalorisée : on note peu de retentissement de la vie confédérale dans l’activité de la FEN-CGT et inversement, les enseignants ne se font pas toujours entendre.
La direction confédérale de la CGT apprécie l’ouverture de la FEN à son égard et l’intronise dans le club très fermé des grandes organisations. En 1951, Le Léap et Frachon écrivent à Lavergne au nom du Bureau de la CGT. Ils proposent « une réunion commune des cinq principales organisations ouvrières nationales » : CGT, CGT-FO, CFTC, CGC et FEN [13]. La FEN-CGT ne peut que pâtir de l’intérêt manifesté par sa confédération aux actes de la majorité de la FEN. La confédération n’accepterait pas que sa fédération enseignante, aux effectifs peu fournis, devienne un obstacle à ce rapprochement stratégique. La FEN se sert d’ailleurs de sa position de force pour écarter la FEN-CGT, en conditionnant sa participation à des initiatives de la CGT à l’absence de la FEN-CGT [14].
Après le discours de Benoît Frachon en 1952, la FEN-CGT affirme que son objectif principal consiste à faire entendre l’avis des enseignants, de l’école laïque, au sein de la première confédération française. L’organisation se vit comme une passerelle entre les mondes enseignants et ouvriers. Elle continue à diffuser la prose de la CGT dans les publications des syndicats autonomes, et leur propose d’envoyer des délégués ou des observateurs au Congrès confédéral [15].
Le déclin électoral que la FEN-CGT subit et son anémie démontrent son impuissance à apporter une réponse syndicale crédible à ses contradictions. L’échec de cette stratégie contraint les unitaires à des révisions déchirantes.

1954-1962 : les enseignants unitaires comme ex-cégétistes

Si la FEN-CGT s’étiole au milieu des années 1950, sa quasi-disparition ne relève pas d’un phénomène naturel, mais de l’ingérence du PCF, dont le Bureau Politique interdit la double affiliation aux instituteurs communistes. Après quelques vélléités de résistance, les enseignants unitaires abandonnent les structures de la tendance cégétiste (journal, fichiers d’adhérents….) et se structurent comme une sensibilité de la FEN. Ils souhaitent s’inclure dans la majorité et proposent l’établissement de listes communes, autour d’un programme minimum. Confronté au refus majoritaire et à l’obligation en découlant de présenter une motion, les unitaires confient ce soin pour la FEN et le SNI à la section des Bouches-du-Rhône, une des rares sections départementales qu’ils animent encore. La seconde moitié des années cinquante est marquée par la tonalité très constructive de leurs propos, la volonté de se distinguer le moins possible de la majorité. Le courant unitaire se déleste donc de sa référence cégétiste et s’exprime uniquement à l’intérieur de la FEN. Que reste-t-il alors de son engagement dans la CGT ?

Les traces de la référence à la CGT

La disparition de la FEN-CGT brouille le repère cégétiste pour le courant unitaire, même si des références subsistent. Les unitaires développent un discours dont les similitudes avec celui de la CGT frappent. Ce patrimoine idéologique commun apparaît sur la question de l’indépendance syndicale : comme la CGT, les unitaires promeuvent systématiquement la Charte de Toulouse plutôt que la Charte d’Amiens, apanage des majoritaires et de l’Ecole Emancipée (tendance syndicaliste-révolutionnaire). Les unitaires se comportent en promoteurs des positions de la CGT à l’intérieur de la FEN. Ainsi, le Syndicat national des Bibliothèques, à direction unitaire, s’aligne totalement sur la CGT pour les questions concernant le personnel de service et ouvrier, et lui délègue de fait sa représentation [16]. Du fait de l’importance croissante revêtue par la FEN dans la diplomatie intersyndicale, l’intervention unitaire en son sein constitue un atout pour la CGT. Le secrétaire général de la FEN, Georges Lauré, les accuse d’ailleurs d’avoir « le même point de vue » que l’UGFF-CGT [17].
Le courant unitaire défend globalement la même conception que la CGT sur la réalisation de l’unité syndicale, par l’unité d’action des syndicats. Ce thème représente un élément identitaire du courant, d’autant qu’il fonde les relations intersyndicales sur la lutte, sa priorité et qu’à cette occasion, la CGT peut démontrer sa supériorité numérique. Les unitaires enjoignent donc à la FEN de soutenir les propositions de la CGT et critiquent les refus quasi systématiques de FO. Ils s’efforcent de participer à la construction de cette unité d’action par la base, en créant des comités, ce que rejette catégoriquement la direction de la FEN qui tient à préserver ses prérogatives. En 1966 encore, le secrétaire général de la CGT-FO écrit à la direction de la FEN pour protester contre la constitution de cartels de la fonction publique par la section à direction unitaire de la Seine-et-Oise [18].
La majorité de la FEN défend au contraire l’unité organique, par crainte d’entériner la division syndicale. Lauré ironise quelquefois sur la stratégie de la CGT, et par ricochet sur les unitaires qui la soutiennent. Il accuse la CGT de présenter l’unité d’action « comme une panacée » même quand les conditions ne sont pas réunies, afin de se dédouaner, parce qu’elle « souffre d’un isolement et de la suspicion que son comportement antérieur et sa tactique constante ont engendrés » [19]. En 1957, le lancement par la majorité de l’association Pour un mouvement syndical uni et démocratique (PUMSUD) menace l’hégémonie de la CGT. Le courant unitaire se porte à son secours. Sa motion de 1959 cite même une déclaration du congrès de la CGT à ce propos [20].

L’éloignement progressif de la CGT

Une fois la double-appartenance disparue, la liaison avec la CGT s’atténue progressivement, le problème des relations se pose autrement, sur un mode plus impersonnel. Si les militants unitaires affichent une idéologie de classe, leur combat syndical ne se situe pas dans les entreprises. De ce fait, ils disposent d’une vision plus théorique des affrontements sociaux, moins concrète que celle des militants ouvriers de la CGT. Le fossé avec le syndicalisme ouvrier ne peut que se creuser après la disparition de la FEN-CGT, puisque cela signifie concrètement que les pratiques du syndicalisme autonome l’emportent. Cependant, ce processus prend du temps, beaucoup de dirigeants unitaires des années cinquante ayant été formés dans la FEN-CGT. André Drubay, premier secrétaire général unitaire du SNES en 1967, garde sa double affiliation jusqu’en 1960. Peu à peu, les nouvelles générations trouvent leurs références identitaires ailleurs, par exemple dans la lutte contre la guerre d’Algérie.
La FEN-CGT subsiste, avec les syndicats affiliés exclusivement à la CGT, le SNETP-CGT et le syndicat des agents. Les unitaires regrettent que ces organisations aient coupé toute relation avec la FEN et ne puissent renforcer leur courant. Ce contentieux, existant depuis 1948, s’accentue après 1954, puisque les contacts personnels se raréfient. Etienne Camy-Peyret raconte que les « relations étaient plus ou moins tendues. Les contacts étaient assez formels, mais ce n’étaient pas des adversaires. » [21]
Les militants unitaires n’apprécient pas l’étiquette ex-cégétiste que leur accole la majorité de la FEN, qui les identifie en référence à un passé qu’ils souhaitent révolu. Cette image perdure pourtant pendant longtemps : en 1968 des journaux marseillais tels que Le Méridional ou Le Provençal évoquent encore la tendance « cégétiste » du SNI.
Avec leur stratégie des motions Bouches-du-Rhône, les unitaires reconnaissent que la FEN autonome constitue leur horizon indépassable. Ce recentrage sur le travail interne aboutit à des succès électoraux : le courant représente 29 % des mandats au congrès de 1961. Cela le pousse à reconnaître les cadres qui structurent le syndicalisme enseignant, à s’accommoder du modèle FEN. Les préoccupations communes l’emportent sur les divergences.

L’insertion des unitaires dans le modèle FEN

Pour assurer leur implantation dans le milieu enseignant, les unitaires s’insèrent finalement dans le modèle FEN. Ils assument le particularisme enseignant, ce qui contribue à les éloigner du syndicalisme incarné par la CGT.
Ce que nous appelons modèle FEN combine plusieurs éléments. La FEN constitue un syndicat de masse, encadrant l’écrasante majorité de la profession, séduite à la fois par son rôle de représentation des identités professionnelles et par une autonomie qui correspond à son insertion dans les classes moyennes. Son assise provient également de la fourniture de services aux adhérents et de ses bases multiples : mutualisme, associations diverses. La FEN utilise sa puissance pour imposer aux gouvernements successifs et à l’administration sa participation à la gestion du système éducatif. Ses pratiques syndicales s’incluent dans celles du syndicalisme fonctionnaire. La modération sur le plan de l’action syndicale renvoie à un positionnement majoritairement réformiste, la FEN détient le statut de partenaire écouté de la gauche non communiste. Enfin, organisation unie au moyen d’une officialisation des tendances, elle joue un rôle de médiatrice intersyndicale.

Enseignants plus que Travailleurs de l’Enseignement

Le courant unitaire promeut peu de batailles concernant l’ensemble des salariés, du secteur privé comme du secteur public. Jusqu’en 1959, le statut de la fonction publique prévoit que le traitement de base correspond à 120 % du minimum vital. Le courant éprouve des difficultés à aboutir à des actions concrètes pour l’application de cette solidarité de la grille de la fonction publique avec l’ensemble des salaires. Les motions de congrès évoquent quelquefois le SMIG, surtout en 1950, dans un contexte de durcissement de la FEN-CGT. Au début des années 1960, les motions unitaires se concentrent sur les revendications émanant de la sphère de l’enseignement ou de la fonction publique. Un tract de la FEN-CGT de 1951 illustre ce paradoxe. Sous-titré : « Le gouvernement a reculé sous la poussée de l’action unie de la classe ouvrière », il insiste sur le retard de rémunération des fonctionnaires par rapport au secteur privé, mais donne une liste de revendications et de propositions d’action axées sur la fonction publique et le monde enseignant. Bref, les ouvriers constituent un exemple par leurs luttes, par leur intransigeance supposée, leur forme de syndicalisme, la CGT ; mais l’action revendicatrice quotidienne établit peu de ponts avec eux.
La distance sociale qui sépare les enseignants des ouvriers explique le succès de l’autonomie de la FEN. Le courant unitaire accepte cet état de fait et se concentre sur la défense des intérêts des enseignants. Un signe de cette évolution est fourni par la dénomination des enseignants. Avant-guerre, les unitaires utilisent le plus fréquemment le terme « Travailleurs de l’Enseignement », qui autorise l’assimilation des enseignants à la classe ouvrière. Dans notre période, il devient très rare.
Même les solidarités avec les fonctionnaires CGT s’affaiblissent, puisque les unitaires soutiennent une revendication spécifiquement enseignante : le reclassement des enseignants dans la grille indiciaire, par l’amélioration de leur place par rapport aux autres fonctionnaires. Ils considèrent en général que cette exigence permet de mobiliser plus facilement les enseignants que la revalorisation, c’est-à-dire l’augmentation de l’indice de la Fonction publique. Les unitaires assument donc le risque de réveiller des conflits entre fonctionnaires, au détriment de leur action commune.

L’assentiment global à l’idéologie républicaine-laïque

L’idéologie républicaine-laïque véhiculée par la FEN recueille globalement l’assentiment du courant. Dans la période FEN-CGT, qui coïncide avec la guerre froide, le courant développe néanmoins une analyse de classe [22]. Celle-ci ne disparaît jamais de l’idéologie unitaire, mais elle s’estompe devant le républicanisme des instituteurs. Classiquement, le mouvement révolutionnaire français défend la République, au prix d’une distinction entre la République réactionnaire instaurée à partir de 1870 et l’idéal de la Révolution Française. Mais les unitaires se rallient purement et simplement à la IV° République menacée, conformément à la mentalité enseignante. La motion Bouches-du-Rhône de 1955 évoque les enseignants « soucieux de la défense immédiate de leurs intérêts corporatifs, de la défense de l’enseignement laïque et des principes républicains constitutionnels » [23], dans un triptyque qui indique bien les priorités du courant.
L’effacement volontaire du courant s’exprime par le choix de définitions du syndicalisme moins nettes et moins distinctives qu’auparavant. La motion unitaire de 1957 prône « un syndicalisme d’action, réaliste, indépendant et constructif. » [24] Les dirigeants de cette section emblématique soulignent leur « conception d’un syndicalisme loyal et démocratique » [25]. Tous les courants de la FEN peuvent revendiquer un tel terme, chacun à sa manière. L’idée chère à la CGT d’un « syndicalisme de masse et de classe » n’apparaît pas dans le vocabulaire du courant.

Une version musclée du modèle FEN

Dans la conception unitaire, le fait syndical exige un grand pragmatisme, par son souci d’obtenir des résultats tangibles. La motion de 1957 inclut le réalisme dans « les pures traditions du syndicalisme » [26]. Les unitaires ne s’adonnent pas à la surenchère permanente et peuvent même à l’occasion disputer le terrain du réalisme à la majorité [27]. Ainsi, ils entérinent la participation à la gestion. L’exemple le plus accompli d’élu unitaire assumant sans complexe sa collaboration avec l’administration reste Marcel Bonin. Il tient à « remercier publiquement », dans L’Université Syndicaliste les membres de l’administration ministérielle avec lesquels il travaille, en les nommant [28]. Ce tempérament pragmatique, allié au souci du rassemblement des syndiqués ne correspond pas au profil d’une tendance minoritaire. Le courant l’affiche contre vents et marées, dans les périodes les plus tendues, pour prouver sa capacité à diriger efficacement les syndicats enseignants.
Même la FEN-CGT combat difficilement la pesanteur des traditions syndicales et des conditions spécifiques au champ syndical enseignant. Le bulletin de la section FEN-CGT scissionniste du Puy-de-Dôme porte les sigles de la Fédération Syndicale Mondiale et de la CGT, mais ressemble curieusement à celui de la section autonome, notamment du point de vue du format et des rubriques. Les unitaires organisent des réunions festives qui participent de la tradition socialisatrice du syndicalisme enseignant. Les réunions des surveillants FEN-CGT, comme les assemblées générales annuelles de la section FEN-CGT du Puy-de-Dôme, se tiennent avec banquets et bals, ce qui ne les distingue aucunement des réunions autonomes [29].
En contrepartie de la volonté d’impliquer pleinement les adhérents dans la vie du syndicat, les unitaires voudraient que tous se comportent comme des militants. Ils se conforment de ce point de vue moins au modèle FEN qu’aux pratiques en vigueur dans le syndicalisme ouvrier, qui s’accommode d’une faible syndicalisation. Cependant, comme les sections à direction autonome, la direction unitaire de la section des Bouches-du-Rhône développe un syndicalisme de services aux adhérents, à l’activité routinière, et accepte le faible investissement de la plupart des syndiqués. Elle préserve donc les traditions issues de l’amicalisme, notamment la délégation de pouvoir à ses dirigeants, chargés de négocier avec les autorités.
Marcel Bonin insiste sur le besoin d’investir « le terrain syndical, corporatif, par la défense permanente des besoins quotidiens de la profession et de l’école » et évoque un « travail syndical peu éclatant, lent et de patience » [30]. Les propositions d’actions concrètes des dirigeants unitaires ne sortent pas du registre habituel du syndicalisme enseignant : deux jours de grèves plutôt qu’un, mais surtout pas de grève illimitée. Cependant, l’insertion dans le modèle FEN ne signifie pas l’abandon de toute velléité polémique de la part du courant unitaire, sous peine de signer son arrêt de mort. Le courant unitaire pratique une critique interne du modèle FEN, dont il constitue une version musclée.

Conclusion

La CGT apparaît longtemps comme la figure tutélaire du courant unitaire de la FEN, ce dernier ne s’en émancipe que progressivement. Paradoxalement, c’est un aspect de la culture militante cégétiste, le pragmatisme, qui conduit les enseignants unitaires à prendre acte de l’échec de la FEN-CGT et à quitter la CGT, sous l’impulsion du PCF.
Le divorce entre la CGT et le courant unitaire n’est pas consommé dans les années soixante, comme le montre son soutien constant à la confédération dans les rapports intersyndicaux. Le processus de séparation débute dans les années 1970 et s’accentue dans la décennie suivante, avec l’effondrement du PCF qui les reliait, et le renouveau de la FEN-CGT (désormais FERC-CGT). Une situation de concurrence s’instaure, phénomène impensable auparavant. Des décennies de séparation, puis de compétition aboutissent à ces conflits entre appareils. Les prémices de cette situation tendue se trouvent dans le choix de l’insertion dans le modèle FEN, dans le renoncement à faire vivre une conception alternative, mais forcément minoritaire, du syndicalisme enseignant. Gardons-nous toutefois de toute vision téléologique : les pratiques syndicales de l’UGFF-CGT ne s’avèrent-elles pas plus proches de la FEN que des fédérations ouvrières de la CGT [31] ? Le choix du courant unitaire induisait une distance avec la CGT, il n’impliquait pas obligatoirement une rupture, qui résulte d’une configuration historique précise.


Voir en ligne : http://www.pur-editions.fr/detail.p...


Je remercie Michel Dreyfus pour m’avoir autorisé à republier cet article.


[1PRUVOST Georges, ROGER Pierre, Unissez-vous ! L’histoire inachevée de l’unité syndicale, Paris, VO éditions et Editions de l’Atelier, 1995, 272 p. - p. 184.

[2Ce courant, adepte d’un syndicalisme combatif et animée notamment par les enseignants communistes, ne choisit le nom Unité et Action qu’à partir de la fin des années 1960. Nous l’appelons unitaire en référence aux noms variés employés auparavant. Cf FRAJERMAN Laurent, L’interaction entre la Fédération de l’Education Nationale et sa principale minorité, le courant « unitaire », 1944-1959. Thèse NR, Paris I, [Jacques Girault], 2003, 969 p. + annexes.

[3Les cégétistes l’emportent dans 21 sections départementales du SNI.

[4Archives FEN.1 BB 93, Le travailleur de l’Enseignement Technique, organe du SNET FP CGT.

[5Louis Guilbert. L’Action Syndicaliste Universitaire, nº 2, juin 1948, organe de la FEN-CGT.

[6Bulletin Fédéral d’Information (FEN-CGT), nº 6, avril 1951.

[7Archives FEN. 1 BB 2.

[8Archives FEN. 1 BB 93, lettre de Marchand à Lavergne du 8 juin et réponse du 14 juin 1948.

[9Bulletin Fédéral d’Information, nº 3, janvier 1951.

[10Courrier des Normaliens FEN-CGT, 1952.

[11ROCHE Pierre, Les Instituteurs communistes à l’école du Parti (1949-1954), Thèse de 3°cycle, Rouen, [Jacques Testanière], 1988, 303 p. – p. 193.

[12Entretien avec André Drubay et Archives FEN. 2 BB 3, Compte-rendu de la réunion du BF du 6 février 1956.

[13Archives FEN. 1 BB 92, lettre de Le Léap et Frachon à Lavergne, le 10 septembre 1951.

[14Archives FEN. 1 BB 93, circulaire de la FEN, syndicats nationaux nº 21 et sections départementales nº 20, 2 avril 1952.

[15Bulletin Fédéral d’Information, nº 9, 1953.

[16COCHERIL Olivier, Le Syndicat national des bibliothèques de la FEN de 1956 à 1972, Maîtrise, Paris I, [J. Girault, A. Prost], 1990, 284 p. - p. 243.

[17L’Enseignement Public, n°6, mai 1958.

[18Ces cartels invitent la CFDT, FO et la CGT, Bergeron précise « Notre Union de la Région Parisienne mettra bien entendu en garde nos camarades contre cette initiative. » Archives FEN. 3 BB 123, Lettre à Lauré, 13 juin 1966.

[19Editorial. L’Enseignement Public, n°4, février-mars 1959.

[20L’Enseignement Public, nº 7, août-septembre 1959.

[21Entretien avec Etienne Camy-Peyret.

[22Par exemple : Bulletin Fédéral d’Information, nº 7, mai 1951.

[23L’Enseignement Public, nº 9, août-septembre 1955.

[24L’Enseignement Public, nº 8, août-septembre 1957.

[25Archives Bouches-du-Rhône. 42 J 133/136, lettre de Briand à Mme Rouy, le 26 novembre 1956.

[26L’Enseignement Public, nº 8, août-septembre 1957.

[27L’Enseignement Public, nº 9, août-septembre 1955.

[28C’est l’organe du SNES. US n°57, 22 janvier 1950.

[29L’Université Syndicaliste, nº 50, 25 février 1949 et Bulletin trimestriel du Syndicat Unique de l’éducation nationale du Puy-de-Dôme, nº 4, 4e trimestre 1949 (section du premier degré)

[30Archives Bonin, IRHSES, lettre du 5 décembre 1954 à un dirigeant du PCF.

[31Cf SIWEK-POUYDESSEAU Jeanne, Les Syndicats de fonctionnaires depuis 1948, Paris, PUF, 1989, 224 p.