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Quant au rapport de l’Institut Montaigne sur l’école primaire

vendredi 7 mai 2010, par Jean-Pierre Terrail

Depuis le ministère de Robien et la « grande enquête » sur l’école dirigée par Claude Thélot, le rendement pédagogique insuffisant de l’école primaire est régulièrement invoqué par la droite et mis au service de ses projets de transformation de notre système éducatif.

Le rapport de l’Institut Montaigne publié le 5 mai sur l’enseignement primaire, sous le titre « Vaincre l’échec scolaire », ne déroge pas à cette logique. Il rappelle l’importance persistante des sorties du système scolaire sans diplôme ; leur origine dans l’échec des apprentissages élémentaires (40% des élèves sortant du CM2 « avec de graves lacunes ») ; se paie même le luxe de rappeler l’incapacité de l’école primaire à corriger les inégalités culturelles (selon une enquête du service des études du ministère, la DEPP, les écarts cognitifs et culturels inhérents à l’appartenance sociale des élèves sont en effet multipliés par deux entre l’entrée au CP et la sortie du CM2) ; et souligne qu’on est encore loin de l’objectif des 50% d’élèves à la licence posé en 2005 par la loi Fillon [1].

Face à cette situation, l’Institut Montaigne propose la lecture à cinq ans (en GS de maternelle), l’amélioration des rythmes scolaires et l’allègement des programmes, une action sur le recrutement et la formation des professeurs des écoles, et… évidemment la transformation des écoles primaires en entreprises dotées d’autonomie et d’un directeur statutaire en position de choisir ses enseignants (le néo-libéralisme devant, comme l’on sait, guérir tous nos maux).

Quelques remarques sur les constats et la nature du remède

L’insistance des ministres de droite à souligner l’insuffisante efficacité du primaire n’est pas sans effets bénéfiques. Jusqu’en 2006 seul le collège paraissait faire problème, et les données d’enquête précises de la DEPP concernant les apprentissages élémentaires étaient superbement ignorées. Il en allait de même des travaux sociologiques soulignant de façon convergente l’importance cruciale des apprentissages initiaux pour la suite des parcours et l’inefficacité radicale des « remédiations » face à l’échec (redoublement, GAPP…), à commencer par la recherche de Baudelot et Establet, L’école primaire divise, publiée… en 1976. Aujourd’hui la question des apprentissages élémentaires est publiquement posée, préalable incontournable à l’action pour promouvoir une véritable solution.

Les constats sur lesquels s’appuie l’Institut Montaigne sont peu contestables dès lors qu’ils reprennent les données élaborées par la DEPP. Non seulement on ne peut pas dire qu’ils noircissent le tableau, mais on pourrait à l’inverse leur reprocher la modestie des ambitions qu’ils nourrissent. Si l’on admet que la montée des périls planétaires appelle aujourd’hui un formidable essor de la formation scolaire et culturelle des jeunes générations, et si l’on est convaincu que la quasi totalité des jeunes disposent des ressources intellectuelles leur permettant de s’approprier avant 18 ans une culture commune de haut niveau, l’on ne peut se contenter de prendre en considération les 10 à 20% d’élèves en grande difficulté scolaire. L’enquête de la DEPP qui souligne que 40% des élèves sortent du primaire avec de graves lacunes indique aussi qu’à l’autre pôle seuls 30% de chaque promotion entrent en 6ème en ayant atteint les objectifs essentiels de l’enseignement primaire, et en étant dotés du même coup de toutes les chances de réussir normalement leurs études secondaires. La vraie question qui nous est posée n’est-elle pas dès lors de savoir comment passer de ces 30%... à un taux de 100 %, ou le plus approchant possible ?

Réagissant à ce rapport, Gilles Moindrot, responsable du SNUipp-FSU, souligne à juste titre que « c’est dans les ZEP, qui concentrent les élèves en grande difficulté, que l’effort devrait être porté en priorité ». Cette priorité incontestable mérite d’être replacée dans le contexte beaucoup plus large d’un échec scolaire qui, à des degrés divers, affecte les classes populaires bien au-delà des ZEP ; auquel les enfants des classes moyennes et même des professions supérieures n’échappent pas (près de 30% des enfants de cadres ne réussissent pas à décrocher un bac général) ; et qui ne saurait être identifié au seul fait d’échouer dans l’acquisition des bases élémentaires du lire-écrire-compter : au-delà de l’illettrisme proprement dit, la maîtrise insuffisante de la langue écrite ou des fondements des mathématiques, qui provoque le découragement des élèves et leur expulsion des classes d’enseignement général, est de moins en moins supportable face aux exigences du monde d’aujourd’hui.

Parler d’effort prioritaire en direction des ZEP mérite également qu’on en précise le contenu. Une partie des élèves les plus en difficulté des quartiers les moins favorisés subissent des dommages personnels divers pour lesquels l’école doit mobiliser les personnels spécialisés. Mais ils ont aussi besoin, comme tous les enfants de ZEP, de pédagogies efficaces. Et une mise en œuvre de ces pédagogies qui soit elle-même efficace pour chacun suppose que le nombre d’élèves par classe soit limité. L’effort à consentir est donc financier et humain, permettant de disposer des professionnels spécialisés et d’un taux d’encadrement correct. Mais l’effort pédagogique est aussi absolument central, impliquant une mise à plat des dispositifs d’enseignement, une formation et une autonomie des enseignants qui les mettent à même de reprendre la main sur leur métier. Trop d’expériences historiques (les 3000 postes obtenus d’Allègre en Seine-Saint-Denis en 1998, le dédoublement de 100 classes de CP sous Jack Lang, notamment) montrent que faute de ce travail de fond sur les dispositifs pédagogiques, l’amélioration de l’encadrement éducatif n’a pas d’effet significatif sur les inégalités scolaires.

Or les dispositifs pédagogiques dont ont besoin les enfants des quartiers défavorisés doivent à la fois garantir des apprentissages techniquement sûrs (apprendre à lire sans échec, introduire à la numération et aux opérations de façon vraiment mathématique) ; et proposer des contenus d’apprentissage exigeants intellectuellement et culturellement, seule façon pour l’école de compenser les inégalités culturelles. Il est assez clair, dès lors, qu’il s’agit des dispositifs pédagogiques… dont tous les enfants ont besoin, quel que soit leur milieu social.

On voit ainsi que d’ouvrir le dossier des performances insuffisantes de notre système éducatif nous renvoie, tous comptes faits, aux exigences d’une démocratisation scolaire de masse. Les propositions de l’Institut Montaigne sont-elles de nature à satisfaire à ces dernières ?

Les propositions de l’Institut Montaigne

Certaines des 14 propositions avancées par l’Institut Montaigne pour « vaincre l’échec scolaire » méritent discussion, au bon sens du terme, qu’il s’agisse de la suppression du redoublement précoce, de l’aménagement des rythmes scolaires, du réexamen des programmes, d’une formation qui confronte très tôt les futurs enseignants aux situations pratiques de leur métier. D’autres laissent perplexe : pour « attirer les meilleurs » au métier, quel peut être l’intérêt d’une campagne de communication si l’on n’améliore pas sensiblement ses conditions d’exercice ?

La lecture à cinq ans n’est pas une proposition sérieuse. On observera d’abord que la scolarisation de la maternelle, qui s’amorce à la fin des années 1980, et qui est marquée notamment par l’inclusion de la grande section dans le cycle dit de la lecture, n’a eu strictement aucun effet sur la réussite des apprentissages élémentaires, qui a stagné et même régressé au long de la même période. On nous propose maintenant d’en rajouter. Certes bien des enfants seraient capables d’apprendre à lire à cinq ans, voire avant. On voit bien aussi de futurs obsessionnels sur le pot dès quelques mois. Mais pour quel bénéfice ? Ce qu’on ne voit surtout pas, c’est en quoi la démarrer à cinq ans résoudrait les difficultés de la lecture.

D’une part une bonne méthode d’apprentissage apprend à lire à l’immense majorité de la classe dans tous les milieux sociaux en quelques mois, à condition notamment qu’on mène de front la lecture et l’écriture, dont les apprentissages se renforcent mutuellement, ce renforcement étant particulièrement important pour les enfants qui ont le plus de mal à apprendre à lire… Or la plupart des enfants seraient en difficulté pour apprendre à écrire dès cinq ans, en raison d’un développement insuffisant de leur motricité fine et de leur maîtrise posturale, et de la pénibilité de la tenue du corps que suppose l’écriture.

D’autre part, à y regarder d’un peu près, les quelques élèves qui ont du mal à entrer normalement dans les apprentissages, dans le cas même où ceux-ci s’avèrent efficaces pour tous leurs camarades, exhibent les préjudices sensoriels, moteurs, ou psychiques inhérents aux aléas des existences individuelles. La seule façon de faire avec eux consiste à mener de front une prise en charge par des professionnels spécialistes de ces préjudices, et un apprentissage persévérant. On ne peut que souhaiter une amélioration de la prévention de ces préjudices dans les populations défavorisées, qui permettrait aux intéressés d’apprendre aussi normalement que leurs camarades ; mais un démarrage plus précoce des apprentissages proprement dits serait dépourvu de sens [2]. Rappelons d’ailleurs qu’en Finlande, réputée pour ses excellents résultats en ce domaine, l’apprentissage du lire-écrire ne démarre pas avant… sept ans.

École-entreprise ou école commune ?

Reste enfin les préconisations dont on peut penser qu’elles constituent l’objectif qui compte véritablement pour les protagonistes d’un institut qui se veut le chantre des thèses néo-libérales, celles qui visent à transformer chaque école primaire en entreprise et le directeur en chef d’entreprise en concurrence pour recruter les meilleurs enseignants sur le marché du travail éducatif.

La mise en concurrence des établissements scolaires a accompagné, depuis le gouvernement Rocard à la fin des années 1980, la montée en puissance des idées néo-libérales et de la thèse que ce qu’on ne pouvait en France privatiser du service public, s’agissant notamment de l’éducation nationale, devait néanmoins se voir doté de règles de fonctionnement les plus proches possibles d’un fonctionnement marchand. Cette politique a fait l’objet de critiques pertinentes et vigoureuses [3], mais on n’a peut-être pas prêté une attention suffisante au fait que la mise en concurrence des établissements scolaires avait surtout pour effet, du point de vue de la « lutte contre l’échec scolaire » dont se réclame l’Institut Montaigne, d’intensifier la concurrence entre les familles et les élèves eux-mêmes pour la réalisation des meilleurs parcours scolaires.

Or la mise en concurrence des élèves ne doit rien à la vague néo-libérale des dernières décennies, et tout aux structures de l’école unique à la française mise en place dans les années 1960/1970. Et ce qu’un demi siècle de recherches internationales sur les inégalités scolaires met en évidence, c’est la très forte contribution du caractère concurrentiel de l’école unique à la production des inégalités scolaires et à leur ampleur, peu modifiée d’ailleurs depuis les années 1960. Au point qu’il paraisse raisonnable de considérer qu’il n’y aura de démocratisation scolaire significative en France qu’à la double condition conjointe : d’abolition de toute mise en concurrence des élèves ; et d’amélioration très sensible de l’efficacité des dispositifs pédagogiques, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler non plus une école unique, mais une école commune.

Autant dire que « vaincre l’échec scolaire » ne requiert pas une extension de la concurrence entre les élèves à la concurrence entre les établissements, mais à l’opposé une éradication radicale du principe même de la concurrence au sein d’un service public d’éducation nationale structuré autour d’un véritable tronc commun, au sein duquel on ne pratiquerait plus la notation des élèves, instrument sine qua non de leur mise en concurrence [4]


[1On pourra se reporter, pour des données précises sur les parcours scolaires selon l’origine sociale, à l’ouvrage de Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles, La Dispute, Paris, 2010

[2On pourra se reporter, pour une étude de cas sur l’apprentissage efficace du lire-écrire et une réflexion sur la minorité d’élèves en difficulté, au site internet des Lettres bleues, rubrique « L’inauguration », voir notamment : Avril : comment ça va le printemps ?.

[3Cf. notamment Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise, La Découverte, Paris, 2004.

[4Pour une réflexion sur les modalités de l’école commune, voir sur ce site, dans la rubrique Perspectives : article 66.