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Le lycée Châtel : premier bilan de la réforme
vendredi 4 mai 2012, par
Etablir un premier bilan objectif de la réforme du lycée impulsée par Luc Chatel en décembre 2009 représente une entreprise délicate. En effet, son application dépend des proviseurs, dotés d’une grande latitude. Aucune statistique ne permet de savoir exactement comment ils ont utilisé leurs pouvoirs nouveaux. Même les forces favorables à une mutation du lycée jugent qu’elle est peu ambitieuse en comparaison de celle proposée auparavant par Xavier Darcos et regrettent le maintien du baccalauréat qui structure l’enseignement en amont [1]. Les commentateurs s’interrogent : comment personnaliser l’enseignement si les moyens baissent et que la structure n’est pas bouleversée ?
Cette réforme a été vécue comme un moyen de faire des économies, notamment en supprimant de nombreuses heures de cours (par exemple 3 h 30 d’enseignement scientifique en première S ou 2 h de gestion en première STMG). Toutefois, le volume global d’heures de cours suivi par les élèves change peu, il est même plus élevé qu’en 1982 [2]. Se polariser sur l’aspect budgétaire conduirait donc à une analyse tronquée, et négligerait le plébiscite des postulats de la réforme par l’opinion publique. La « révolution de la personnalisation » chère au ministre [3] mérite donc d’être étudiée en soi, dans ses principes autant que dans son application.
Présentation de la réforme par le ministère [4]
Un accompagnement personnalisé (AP) de 2 heures par semaine « pour du soutien scolaire, de l’approfondissement, de l’apprentissage des méthodes et / ou de l’aide à l’orientation »,
Plus d’autonomie pour les établissements, qui décident du contenu de l’AP et de l’attribution des heures de groupes à effectifs réduit,
Un tronc commun, avec des programmes identiques en première générale pour plusieurs matières, « afin notamment de faciliter les changements d’orientation au cours ou à la fin de l’année ».
La personnalisation en questions
Si l’idée de personnalisation recèle une part de communication non négligeable, elle constitue aussi une réorientation des fondements théoriques du système éducatif, qui serait basé moins sur des connaissances à transmettre que sur la réponse aux demandes des élèves. Elle répond au besoin de prise en compte de l’individu, mais présente le risque d’une dérive anomique chez des adolescents en pleine recherche identitaire. Ainsi au lycée Balzac de Paris, un chef d’établissement a constitué pas moins de 255 groupes pour 900 élèves. En dehors de quelques matières, les élèves d’une même classe ne sont jamais ensemble. Avec leurs professeurs, ils ont fait grève jusqu’au départ de la proviseure. Certains en ont conclu que « la personnalisation peut se faire au détriment des jeunes » [5]. L’affaiblissement de la classe peut être interprété comme un renoncement de l’institution scolaire à proposer aux élèves une communauté de vie, un apprentissage de la mixité sociale.
La fragmentation des cours, la diminution des horaires des disciplines accroissent l’effectif géré par l’enseignant, générant l’anonymat des élèves. Du coup, en classe de seconde, il n’est plus rare de voir 12 ou 13 professeurs par classe. Or, la personnalisation implique également que les professeurs connaissent leurs élèves, pour prendre en compte leurs besoins.
La réforme introduit une nette hausse du nombre d’heures d’enseignement en petits groupes (10 h 30 désormais contre 7 h en seconde, 7 h contre 4 h 30 en première ES...). Toutefois, la portée de ce progrès est amoindrie par le flou du texte. Dans l’ancien système, le nombre d’élèves et l’horaire par professeur était précisé, désormais l’arrêté mentionne un « effectif réduit ». Ceci autorise les établissements, contraints à des mesures d’économie, à mettre en place des systèmes ingénieux. Par exemple, quand on crée trois groupes pour deux classes de 36 élèves, on aboutit à des effectifs de 23 élèves par groupe, l’équivalent d’effectifs de classe entière existant auparavant…
Une mise en œuvre laborieuse
La manière dont les objectifs sont traduits en actes constitue l’épreuve de vérité des réformes, dont beaucoup « n’ont jamais été vraiment appliquées sur le terrain ou l’ont été sous des formes divergentes, voire contraires aux intentions des réformateurs » [6]. La plupart des proviseurs ont reconduit les dispositifs antérieurs et attribué l’accompagnement personnalisé aux enseignants dont les postes étaient en péril du fait des diminutions d’horaires [7]. En effet, la présente réforme du lycée s’inscrit dans un contexte difficile qui lui imprime une marque austère et qui obère la force de persuasion de ses promoteurs :
l’impopularité auprès du corps professoral des mesures structurant la politique éducative actuelle : fin de la carte scolaire, soutien à l’enseignement privé, renforcement des pouvoirs du chef d’établissement et restrictions budgétaires. Comment convaincre que la réforme est motivée par un souci d’amélioration du système, partagé par tous, lorsqu’elle permet de diminuer le nombre de postes ? L’absence d’un consensus minimal parmi les personnels chargés de faire vivre la réforme est susceptible d’oblitérer ses ambitions. Ainsi, un questionnaire rempli par des professeurs abonnés au site Café pédagogique - favorable à l’idée de réforme - montre que 67 % la jugent négativement, l’ensemble de ses modalités étant ressenties comme inefficaces et aggravant leurs conditions de travail. L’année à venir est d’autant plus périlleuse que les baisses de budget vont se faire sentir.
la précipitation dans la construction de la réforme, due à un calendrier contraint (volonté du président de la République et du nouveau ministre de l’Education d’aboutir avant les échéances électorales). De ce fait, plusieurs impairs ont aggravé la perception négative des changements. Ainsi, la réécriture expéditive des programmes a frustré les professeurs et abouti notamment au retard de livraison de plusieurs mois des manuels de seconde, fait inédit.
Prenons l’exemple des programmes d’histoire en série générale. Comme la matière fait partie du tronc commun et qu’elle est évaluée au baccalauréat en première pour la seule série scientifique, des élèves étudient ensemble une matière qui ne fait pas l’objet du même examen [8]. Le programme de première, portant sur l’histoire du monde de 1880 à 2010, a comprimé deux années d’étude en une. La solution adoptée – l’histoire thématique - néglige toute chronologie malgré les lacunes des élèves et aboutit à étudier la seconde guerre mondiale avant le nazisme et le communisme ! De plus, les élèves de L et ES seront évalués sur leurs connaissances de terminale, à partir d’un programme bâti sur des questions comme la religion aux États-Unis ou la presse française depuis 1890 [9]. L’épreuve ne sanctionne donc plus l’acquisition des connaissances historiques fondamentales pour l’exercice de la citoyenneté.
Des filières toujours déséquilibrées
Luc Chatel, comme ses prédécesseurs, clame sa volonté de rééquilibrer les filières du lycée. Il s’agit d’un constat unanimement partagé : la série S attire 50 % des élèves de la voie générale, au détriment d’une série littéraire dont le niveau et les effectifs baissent dangereusement.
Evolution du poids des séries de terminale générale
Officiellement, la série L est revalorisée, pourtant la disparition des mathématiques met clairement en danger son attractivité, la positionnant comme une série très spécialisée. Les réformes successives avaient affaibli nettement la variété et l’aspect littéraire de la filière. Désormais, les langues priment [10]. La nouvelle option « droit et grands enjeux du monde contemporain » devait revaloriser également la série. Néanmoins, jusqu’à présent elle est essentiellement mise en œuvre par des lycées prestigieux qui abritent encore des classes de L d’un bon niveau. Ces établissements offrent des débouchés en classe préparatoire et des options en art ou en langues rares [11]. Par ailleurs, les élèves issus des milieux populaires éprouvent une inquiétude envers la philosophie que leurs parents peuvent difficilement dissiper. Choisir la série L revient pour eux à un saut dans l’inconnu, avec la perspective de 8 h de cours et d’un coefficient 7 en philosophie. Cette matière mériterait de ne plus être cantonnée en terminale, mais redistribuée sur l’ensemble du lycée. Sa place singulière, héritée d’un temps où elle remplaçait la littérature en terminale, ne se justifie plus.
Pour s’attaquer à la sélection sociale et scolaire qui produit une hiérarchie des séries, les réformateurs entendent diminuer l’attractivité de la filière S en insistant sur son caractère scientifique. Toutefois, le succès de cette filière n’est pas d’abord conditionné par le type d’enseignement qu’elle propose, puisque les études scientifiques sont en perte de vitesse à l’université, mais par le statut envié qu’elle donne à ses élèves. La filière S n’est donc pas la cause de la sélection, mais son instrument. D’ailleurs dans les années 1950-1960, la cible des réformateurs était le latin qui a perdu son caractère sélectif au profit des mathématiques, sans que la démocratisation y gagne [12].
Des passerelles à la marge
La série S n’est pas affaiblie par la réforme, faute de concurrence, elle gagne encore des élèves [13]. En revanche, sa spécialisation accrue risque de priver les meilleurs élèves d’une culture humaniste. Paradoxalement, si l’identité des séries du lycée est plus affirmée, le tronc commun pour toutes les séries en première générale induit une certaine uniformisation. Grâce à lui, le changement de série serait facilité mais pas de manière réciproque. En effet, comme il ne comporte pas de matière scientifique (obligatoire pour tous), il rend possible le passage de la 1S vers la 1L, mais pas l’inverse. La réorientation en série ES reste ardue, car les autres élèves n’ont pas étudié les sciences économiques et sociales. Les transferts en cours de première resteront marginaux, et concerneront principalement les élèves en difficulté en S, confortée dans son statut particulier.
Si le tronc commun ne sert pas à l’orientation des élèves, il joue un rôle conséquent pour fermer des classes, en répartissant mieux les élèves. 70 % des fermetures de classe sont concentrées en première, malgré une légère augmentation du nombre d’élèves [14]. Ceux-ci sont toujours aussi désorientés, d’autant que les dispositifs annoncés (tutorat par des enseignants, découverte des métiers par l’enseignement d’exploration) ne fonctionnent pas. Paradoxalement, le ministère entendait confier l’orientation aux professeurs, dont la méconnaissance du monde du travail et les préjugés sur les métiers non intellectuels sont fréquemment critiqués.
Une réforme en faveur des pédagogies actives
Depuis le rapport Prost (1983), le ministère cherche à faire évoluer les pratiques pédagogiques au lycée (autre rapport à l’élève, culture du débat, recherche documentaire plutôt que cours magistral). La stratégie inaugurée par Claude Allègre en 1999 consiste à utiliser l’introduction de nouveaux enseignements comme leviers, avec l’institution des Travaux personnels encadrés (TPE) et de l’éducation civique, juridique et sociale (ECJS). Très vite, on a pu remarquer que « l’outil de gestion de l’engagement professoral que constitue l’innovation pédagogique se fait absorber par l’organisation » [15]. Treize ans après, les TPE ont disparu de la terminale générale et perdent encore la moitié de leur horaire, sans qu’aucune étude n’ait fait le bilan de leur action. Pour l’ECJS, les inspections d’histoire-géographie et de Sciences économiques et sociales, au lieu d’accompagner les professeurs, ont repris la main en rédigeant des programmes de plus en plus précis, bridant l’innovation.
La volonté réformatrice se heurte à la prégnance des cultures disciplinaires, adossées à un modèle pédagogique mixte, qui a intégré le souci de mise en activité des élèves, sans bouleverser l’autorité professorale. Les professeurs expérimentent depuis longtemps des méthodes actives, et les réticences proviennent aussi du bilan qu’ils en font. Par exemple, le travail en autonomie suppose une mobilisation des élèves qui ne va pas de soi, ce qui aboutit quelquefois à un effet pervers, la multiplication des notes.
De même, l’enseignement par les compétences, plutôt que par les savoirs, se heurte à un refus massif. L’obstacle n’est pas tant la réflexion stimulante induite par la notion que le caractère abstrait et le manque de lien avec le travail enseignant des applications proposées. Pour répartir les élèves dans les groupes de seconde, les professeurs ne se servent pas du livret de compétence du collège, véritable usine à gaz.
L’impact des nouveaux enseignements
Les disciplines, sur lesquelles l’identité de l’enseignement secondaire s’est construite, sont affaiblies par la réforme. Par exemple, l’option « droit et grands enjeux du monde contemporain » en T L n’est connectée à aucune matière enseignée dans la voie générale. Par quel miracle va-t-on recruter des enseignants de droit au lycée ? L’arrêté affirme que cette « démarche exigeante suppose, pour être enseignée, des qualifications juridiques particulières », sans préciser lesquelles [16]...
Deux enseignements ont été mis en place. Les enseignements d’exploration sont plutôt appréciés. Ainsi, « Littérature et société » et « Méthodes et pratiques scientifiques » atteignent un point d’équilibre intéressant : des disciplines proches associées, un programme national laissant de la souplesse aux enseignants, des méthodes de travail variées.
En revanche, les modalités de l’accompagnement personnalisé suscitent un désaveu généralisé chez les professeurs et les élèves. Sa dénomination montre un glissement de la transmission des savoirs vers le soutien à la personne. Extrêmement floue, sa définition réglementaire laisse une grande latitude aux professeurs (dans les cas extrêmes, mais admis par l’institution, des séances de sophrologie ont été institués). On en attend un rappel des principes de base du métier d’élève aussi bien qu’un approfondissement du cours. L’AP existe aussi en classe entière, loin du « cas par cas pour chaque élève » vanté par le ministère [17]. Des lycées ont aussi inventé l’AP « autonome », sans enseignants [18]. Cet auto-accompagnement sera certainement très personnel !
La première année, de nombreux lycées ont mis en place de la méthodologie déconnectée des disciplines, puis sont revenus à des formes plus classiques d’exercice sur le mode du soutien (ce qui se faisait en « modules »). La déception des élèves fait consensus chez les observateurs et se manifeste souvent par un accroissement de l’absentéisme et des attitudes déviantes. Les élèves espéraient du soutien dans la matière de l’enseignant et considèrent l’AP comme un cours de faible importance. Leurs critiques portent aussi sur leurs emplois du temps, alourdis par la multiplication des groupes parallèles.
Définition de l’enseignement en accompagnement personnalisé
« Deux écueils principaux sont à éviter :
faire de la « méthodologique creuse », sans l’ancrer dans un travail disciplinaire ;
reprendre l’aide individualisée disciplinaire, exclusivement en français et en mathématiques ;
certes, il est possible de proposer un soutien et un approfondissement de type disciplinaire, mais de manière ponctuelle, pour mettre l’accent sur un point précis.
Ce vers quoi il faut tendre, c’est un travail de type transversal.
Qu’entendre par « transversal » ? Il n’est pas demandé aux élèves une réflexion théorique « au-delà » du disciplinaire. Il s’agit d’un travail sur des compétences ancrées dans une discipline mais transférables à d’autres. »
Evelyne Ballanfat, IA-IPR de Lettres, « L’accompagnement personnalisé : fiches réussites », rectorat de Créteil, septembre 2010.
Toutes les enquêtes signalent la force de la demande de formation des professeurs. Le discours sur la démarche transversale domine les politiques éducatives depuis plusieurs décennies, et pourtant les instruments produits par le ministère pour accompagner la création de l’accompagnement personnalisé peinent à s’en inspirer. Ainsi le site internet du ministère se garde de proposer des exemples concrets, et dans le guide du rectorat de Créteil, les fiches proposées penchent vers l’un des écueils dénoncés dans la définition reproduite ici. Soit elles traitent de « la prise de note » ou de « l’utilisation du brouillon », dans une perspective méthodologique pure, soit elles abordent des questions disciplinaires (comme « l’argumentation », objet d’étude très à la mode en lettre). L’interdisciplinarité y est purement rhétorique. Par exemple, une fiche en sciences de la vie et de la terre conclue sur une compétence transférable bien vague : « la maîtrise du lexique » (p. 36). Une fiche de langue propose également en titre un « débat en interdisciplinarité » (p. 52) sans que le contenu ne corresponde.
Des chefs d’établissements plus autonomes, des professeurs plus libres ?
Comme pour toute réforme, la profondeur de la mutation est conditionnée par les dispositions pratiques prises par ses acteurs, ici les directions d’établissement. Soutiendront-elles les efforts d’innovation ou seront-elles de nature administrative ? En effet, avec la faculté de choisir les matières enseignées en effectif restreint et de nommer les enseignants qui s’occuperont de l’AP et des Enseignements d’exploration (EdE), le proviseur peut définir une réelle politique d’établissement. Toutefois, l’administration de l’Éducation nationale demeure très hiérarchisée et cette réforme n’est pas pilotée d’une manière lisible. Par exemple, la politique officielle consiste à refuser les classes de niveau, notamment en seconde. Pourtant, elles se multiplient depuis que les directions d’établissement construisent leurs classes de seconde en fonction des enseignements d’exploration (« Principes fondamentaux de l’économie et de la gestion » conduit vers la voie technologique). Ce système est-il uniquement mis en place du fait de la complexité nouvelle de la gestion des établissements, avec ces multiples groupes, ou correspond-il à un dessein inavoué du ministère ?
Du côté des professeurs, les nouvelles formes de cours leur donnent une grande latitude, par leur quasi absence de cadrage national. Le rapport de l’inspection générale insiste d’ailleurs beaucoup sur cette « liberté », en cohérence avec la volonté de suppression du pouvoir d’évaluation des inspecteurs, au profil disciplinaire. Si beaucoup de professeurs regrettent les programmes nationaux - sécurisants et égalitaires -, certains qui les vivaient comme un carcan profitent de cette opportunité pour innover, et notamment construire des cours s’appuyant sur leurs goûts personnels. La zone d’incertitude de la hiérarchie augmente, ces enseignements devenant les angles morts du contrôle des professeurs (pas d’inspecteur, peu d’évaluation des élèves permettant d’évaluer leurs enseignants, ni de norme d’enseignement).
L’invention de nouvelles formes de régulation s’impose. La réforme des lycées est donc étroitement corrélée à celle du management des établissements. Elle implique le renforcement d’instances intermédiaire pour faciliter le travail collectif des enseignants (conseil pédagogique, coordinateurs de discipline) [19]. Deux types de régulations s’avèrent possibles :
soit la régulation prônée par le ministre, managériale et basée sur le chef d’établissement. Il attribuera les heures de cours, recrutera et notera les enseignants. Dans ce but, il collectera les informations chez les parents et les élèves, notamment au moyen des nouvelles technologies.
soit une régulation démocratique, sur la base de consensus nouveaux au sein des établissements, portés par des institutions rénovées [20]. Le proviseur, primus inter pares comme le directeur d’école, dépendra du conseil d’administration. Le conseil pédagogique, les coordinateurs et les professeurs principaux seront élus par les enseignants et non nommés par le proviseur. Cela suppose une communauté éducative mobilisée, qui tisse des liens avec son territoire et les usagers.
Conclusion
L’impératif d’économies budgétaires ne résume pas cette réforme. Certes elle crée des outils ad hoc (flou de la définition des effectifs réduits, tronc commun) mais la plupart des baisses d’horaires sont compensées par la création de l’accompagnement personnalisé. Cette réforme est volontaire du point de vue des pratiques pédagogiques, elle crée les conditions d’un changement qui ne s’arrêterait pas aux portes de la classe. Mais comme Claude Allègre avant lui [21], Luc Châtel a pris le risque de brouiller son message en amalgamant deux registres, celui de la pédagogie et celui du management. D’ailleurs, la notion de « personnalisation » ne doit pas laisser accroire que l’élève pourrait désormais puiser dans une carte de formation. Le choix est en réalité réservé à l’institution locale (direction d’établissement, professeurs).
Quel est l’impact sur la structure du lycée ? On peut estimer que la réforme est en continuité de l’unification progressive entreprise depuis le ministère Jospin, en 1992 [22], avec l’instauration du tronc commun, l’alignement croissant des programmes des séries technologiques sur la voie générale et celui du baccalauréat professionnel sur le baccalauréat général. Cette uniformisation se manifeste aussi par l’obligation pour les élèves d’étudier en seconde une deuxième langue vivante ainsi que de l’économie, au détriment des autres options. À l’inverse, certaines initiatives comme le projet de développer l’alternance dès la quatrième ou encore la préservation de la domination de la filière S semblent rétablir une certaine différenciation.
Le moteur de la réforme provient de la décentralisation des pouvoirs d’exécution que l’on observe dans toutes les politiques publiques. Les partisans de l’autonomie de l’établissement remarquent qu’elle favorise la souplesse, la capacité d’adaptation, ses détracteurs qu’elle renforce les logiques ségrégatives. Cette réforme ne consiste pas seulement en un transfert de pouvoirs de gestion vers l’échelon local, mais aussi de la délégation de la définition de certains contenus (AP) et de choix principiels (pour les effectifs réduits, faut-il privilégier les sciences ou les langues ?).
A partir de nos observations, on peut supputer que cette avancée vers un lycée autonome aboutisse à des effets socialement différenciés, du fait du contexte de pénurie budgétaire, de crise du système éducatif et de renforcement du marché scolaire. Les établissements d’excellence souffriraient moins du nombre élevé d’élèves par classe, leurs élèves étant sélectionnés et maîtrisant les codes. Ces lycées proposent un menu plutôt traditionnel, en reconduisant leurs anciennes recettes sous les nouveaux termes (accompagnement personnalisé sous forme de modules ou de cours classiques...). A l’autre extrême, les lycées se ghettoïsant n’offriraient que des modules de remédiation aux élèves qui y sont relégués. Dans ce cas, la République démissionnerait de son ambition d’offrir les mêmes chances de scolarisation à tous. Il ne s’agit pas d’idéaliser le lycée actuel, déjà fortement hiérarchisé, mais de constater que ses travers risquent d’être amplifiés. Que resterait-il alors de la culture commune ?
Laurent Frajerman
Chercheur à l’institut de recherches de la FSU
Professeur agrégé d’Histoire au lycée de Thiais
[1] Citons les CRAP-Cahiers pédagogiques, des associations d’éducation populaire comme la Ligue de l’enseignement, le SGEN-CFDT, la FCPE, l’UNL etc…
[2] Exemple de la première S : 26 h 30, puis 29 h en 1993, puis 28 h 30 en 2001 et enfin 28 h aujourd’hui. Néanmoins, dans les séries technologiques, en première STI, l’horaire élève baisse de deux heures.
[3] Dans sa conférence de presse du 1 septembre 2011, il en fait la troisième révolution de l’école moderne, après l’école laïque, gratuite et obligatoire de Jules Ferry et la démocratisation des années 1960-1970.
[4] Sondage CSA, janvier 2010, la formulation provenant des services ministériels. Dans ces conditions, les principaux points sont approuvés par plus de 84 % des français.
[5] Éditorial de François Jarraud, « A Balzac, la première grève de la personnalisation ? », Café pédagogique, 14 novembre 2011.
[6] Agnès Van Zanten, Les politiques de l’éducation, PUF, 2004, p. 88.
[7] Françoise Colsaët (décembre 2011), « On va attendre et il ne se passera rien », Les cahiers pédagogiques, n° 493.
[8] Dans le cas d’une classe de 1e L/ES/S. Les élèves de L et ES sont toujours évalués au baccalauréat en terminale, sur des questions comme la religion aux États-Unis ou la presse française depuis 1890.
[9] Jérôme Tresallet et Gilbert Dumas, « Une lecture du XXe siècle rendue illisible pour les lycéens d’aujourd’hui », tribune libre dans l’Humanité du 15 novembre 2011.
[10] Si l’élève prend une langue pour l’épreuve de spécialité et pour l’épreuve facultative au baccalauréat, le cumul des coefficients de langue s’élève à 14, contre 9 pour la littérature et seulement 4 pour l’histoire-géographie. Le ministère évoque d’ailleurs « une série d’excellence pour les langues ».
[11] . Rapport de l’Inspection générale n 2006-044, Évaluation des mesures prises pour revaloriser la série littéraire au lycée, p. 62.
[12] Laurent Frajerman, « La Fédération de l’Education Nationale face aux enjeux de l’école moyenne sous la IVe République. Cartographie d’un débat », Revue française de pédagogie, n° 159, avril-juin 2007.
[13] + 0.9 point en un an. Rapport de l’Inspection générale n°2012- 003, Suivi de la mise en œuvre de la réforme du lycée d’enseignement général et technologique, p. 4.
[14] Courrier de S1 du SNES, décembre 2010.
[15] Hélène Buisson-Fenet, Les innovations pédagogiques comme outils de gestion de l’engagement professoral. Le cas des “nouveaux enseignements” de la réforme Allègre, communication aux Journées de Sociologie du travail du Centre Pierre Naville, 2003.
[16] Arrêté du 12-7-2011 - J.O. du 20-9-2011 Bulletin officiel spécial n°8 du 13 octobre 2011.
[17] La pratique est surtout répandue en première et pour les professeurs principaux.
[18] Ce système n’est pas condamné par l’Inspection Générale : rapport n° 2011-010, Mise en œuvre de la réforme des lycées d’enseignement général et technologique, février 2011, p. 24.
[19] Françoise Clerc, Synthèse des données recueillies sur la mise en place de l’accompagnement, Éducation et Devenir, janvier 2011.
[20] Évelyne Rognon , Thomas Lamarche (dir.), Manager ou servir. Les services publics aux prises avec le nouveau management public, Paris, Syllepse, 2011.
[21] Antoine Prost et Annette Bon, « Le moment Allègre (1997-2000). De la réforme de l’Éducation nationale au soulèvement », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 110, 2011, p. 123-145.
[22] Denis Paget (2008), L’invention du Second degré. Petite histoire des collèges et des lycées ; Édition du temps.