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Les mathématiques dans la culture commune
jeudi 4 octobre 2012, par
[Cette étude est parue le 30 août 2012 sur le site "Des idées pour l’éducation". Nous remercions l’auteur de nous autoriser à la reproduire ici, au titre de contribution au travail collectif engagé autour de ce que devrait être la culture commune transmise aux jeunes générations par une école démocratique]
L’enseignement des mathématiques est souvent présenté comme fondamental : discipline considérée comme de base (parfois réduit au « savoir compter ») fortement chargée symboliquement et socialement, les mathématiques sont aussi l’occasion d’apprentissage de la rigueur, de la logique déductive, de la modélisation et du passage à l’abstraction. Plébiscité par les élèves du CP son attrait auprès des jeunes décroît tout au long de la scolarité et il souffre d’être largement instrumentalisé comme outil de sélection.
Des concepts incontournables
Porteuses de concepts indispensables pour comprendre et déchiffrer le monde, les mathématiques sont un langage et un outil de développement de la pensée pour nombre de disciplines et en premier lieu les disciplines scientifiques et technologiques. L’histoire de leur transposition en discipline scolaire est emblématique des tensions qui caractérisent le débat sur les missions de l’Ecole. La réforme dite « des mathématiques modernes » dans les années 70 marquait la volonté de faire entrer les élèves dans l’abstraction, la recherche de structures et la rigueur de la démonstration en utilisant le symbolisme propre aux mathématiques, tout en s’éloignant de la vision pragmatique qui prévalait jusqu’alors au collège. L’échec de cette réforme a conduit à une évolution vers une réflexion sur ce que devrait être un enseignement de « mathématiques citoyennes » débouchant sur l’introduction des statistiques et faisant une grande part à l’information chiffrée au détriment de l’analyse et du calcul formel, par ailleurs bousculés par l’apparition des outils informatiques. Dans le même mouvement, il a alors été possible de diversifier réellement les contenus au lycée suivant les séries, non en « abrégeant » les savoirs de plus en plus au fur et à mesure que l’horaire dans la série considérée s’amenuisait par rapport à la série scientifique qui restait la référence, mais bien en conservant l’objectif de les « élémenter », au sens d’identifier les éléments structurants de la science mathématique, de repérer ceux à partir desquels on peut déconstruire-reconstruire les savoirs, les rendre susceptibles de développements ultérieurs et être préparé à acquérir -éventuellement seul- de nouvelles connaissances. Avec l’objectif de construire du commun par des voies différentes, les programmes sont alors conçus essentiellement comme des propédeutiques, donnant les clés de la discipline, c’est-à-dire de sa logique interne, de ses codes et méthodes, du regard qu’elle permet de poser sur le monde et les questions fondamentales que l’Homme, quelle que soit l’époque, se pose.
Mathématiques et socle commun : l’échec d’une démarche
L’imposition du socle commun marque une rupture dans cette évolution qui faisait assez largement consensus et marque un brutal retour en arrière de 40 ans qui voudrait réduire, pour la moitié d’une génération qui n’aurait pas « vocation » à aller jusqu’au niveau L3, cet enseignement à un viatique. Les débats avec l’inspection générale lors de la « relecture des programmes à la lumière du socle » en ont été largement marqués. Ainsi en décidant de sortir du socle la résolution d’une équation du premier degré, au nom du constat que 50% des élèves de troisième ont beaucoup de mal à en comprendre la formalisation et la démarche et qu’en revanche tous savent trouver la solution de l’équation dès lors qu’elle ne met en œuvre que des nombres entiers, l’inspection faisait clairement le choix de l’abrégé, du viatique et non de l’élémentation, du propédeutique. A partir de cette question, on peut légitimement se poser celle des missions de l’Ecole dans le cadre de la scolarité obligatoire. Savoir résoudre formellement une équation n’a, dans la vie courante, qu’un intérêt limité et très ponctuel et peut même parfois ne pas être le moyen le plus efficace, mais, à l’opposé, tenter de se donner les moyens de faire entrer tous les jeunes dans l’algébrisation est caractéristique de la démarche de la culture commune. Cet exemple est aussi significatif de la difficulté, pour ne pas dire de la vacuité, de la traduction du socle en compétences : « trouver le nombre qui permet de compléter l’égalité « » (simple en récitant mentalement la « table de 3 ») ne dit pas la même chose en terme d’acquisition de savoirs et de savoir-faire que savoir résoudre formellement 3x+1=13. Dans le premier cas, la transposition à « trouver le nombre qui permet de compléter l’égalité 3/4 ….+1/5=12/3 est complexe, alors qu’elle ne pose que des problèmes techniques de calcul numérique dans le second. On pourrait multiplier les exemples en géométrie, statistiques ou en analyse.
Des choix politiques initiaux indispensables
Dès lors que le choix est fait de concevoir l’Ecole comme une entrée en culture et non un abrégé, que l’on partage l’idée qu’il est possible de s’intéresser aux savoirs non pas seulement parce qu’ils sont utiles mais aussi, et surtout, parce qu’ils transforment la façon dont l’individu se perçoit et perçoit le monde, l’apport d’une discipline à la culture commune peut, en reprenant les idées de JP.Astolfi, se concevoir à partir de 2 principes qui traduisent la nécessité d’organiser et de hiérarchiser les savoirs plutôt que de les empiler : retrouver les questions auxquelles les savoirs sont des réponses provisoires : on observe trop souvent une perte du questionnement initial qui a conduit à l’élaboration du savoir, ce qui mène à des activités routinières sans enjeu ni défi intellectuel pour l’élève. Réintroduire le questionnement initial conduit aussi à montrer combien le savoir construit est dépendant de la façon dont on a structuré la question. définir la trame conceptuelle de la discipline. Les savoirs ne sont pas isolés, leur force provient du fait qu’ils sont organisés en un réseau qui fournit un système d’intelligibilité du monde. Ainsi les mathématiques ne sauraient se réduire à une liste de concepts et de résultats. À un triple niveau, celui des programmes, de la rédaction des manuels et du cours de l’enseignant, l’objectif est de les relier entre eux mais aussi aux autres disciplines et de faire surgir ce qui est au cœur des mathématiques, à savoir leur cohérence interne et leur efficacité à proposer des outils de modélisation du monde.
Une démarche pédagogique
Cette démarche nécessite de sortir de l’idéologie de l’enseignement par compétences, sans nier l’importance de développer ces dernières qui ne peuvent être l’objectif des apprentissages, mais bien des outils pour entrer en discipline et en culture. Il est indispensable d’affirmer qu’un savoir disciplinaire n’a d’intérêt dans la transposition didactique de la discipline universitaire en discipline scolaire que si l’élève est capable de le mobiliser dans une situation donnée. Non seulement cela lui donne une nouvelle légitimité, mais peut susciter de nouvelles interrogations ou problématiques qui permettent d’ouvrir à d’autres savoirs. Ainsi le SNES-FSU propose de concevoir, dans le cadre scolaire, les compétences comme « un « savoir en action », une capacité d’action pour répondre efficacement à un problème auquel on n’a jamais été confronté ; elles nécessitent la mobilisation à bon escient de savoirs construits dans des situations pédagogiques différentes pour identifier un problème, le formaliser, développer une démarche d’analyse et disposer d’une palette de réponses possibles. ». Cela impose de toujours lier l’apparition d’une notion dans l’histoire avec les problèmes philosophiques, scientifiques, économiques ou sociaux qu’elle était censée résoudre ou qu’elle a créés en introduisant une rupture ou des contradictions fortes dans la pensée et les représentations du monde qui prévalaient à l’époque. Comprendre que les mathématiques ne sont pas une succession de « vérités », établies une fois pour toutes, qu’elles se développent au cours du temps devant parfois surmonter des crises, que toute modélisation mathématique peut être discutée et remise en cause, qu’elles sont le produit de la pensée humaine dont elles participent à la structuration et non un absolu incontestable, sont des enjeux majeurs de leur enseignement tout au long de la scolarité obligatoire. Avoir cette conception dynamique du disciplinaire permet non seulement de repenser les contenus à transmettre mais aussi les démarches d’appropriation par les élèves. Bien entendu, la formation initiale des enseignants devra intégrer ces dimensions didactiques, épistémologiques et d’histoire des sciences. L’essentiel n’est donc pas de dresser un catalogue, mais bien de construire un consensus sur deux points centraux : la conception et l’écriture des programmes d’une part et, d’autre part les modalités de l’évaluation. En découleront alors les impératifs de la formation initiale et continue des enseignants, les conditions d’enseignement et d’apprentissage des élèves intégrant celles de mise en œuvre de l’interdisciplinarité et l’articulation entre travail en classe et en dehors de la classe.
La conception des programmes
Les programmes doivent pointer clairement les objectifs de la scolarité obligatoire : ainsi le collège doit être le lieu de l’entrée dans l’algébrisation, de la découverte des notions de variable, d’inconnue et de paramètre, d’une première maîtrise de la notion d’approximation, de la formalisation à l’aide d’un vocabulaire précis et de l’utilisation d’éléments symboliques simples, du développement de la capacité de reconnaître le cadre mathématique approprié à la description et l’étude d’une situation donnée, de l’apprentissage des principes et codes de la démonstration, de l’utilisation raisonnée des outils informatiques. La poursuite d’études dans une des trois voies du lycée sera l’occasion de consolider les acquis du collège et de diversifier progressivement l’enseignement des mathématiques en tenant compte de « l’environnement disciplinaire » de la voie et de la série choisies. Les programmes, toujours conçus comme des propédeutiques des poursuites d’études que la série choisie favorise, doivent intégrer les éléments constitutifs de la culture commune qui peuvent être travaillés de façons différentes en tenant compte de la spécialisation progressive construite par les équilibres disciplinaires de la série : maîtrise de la logique déductive, développement de l’esprit critique en particulier par rapport aux informations chiffrées largement utilisées et instrumentalisées dans le débat public, rigueur intellectuelle dans l’argumentation et le débat, capacité d’abstraction, connaissance des principes d’une modélisation et des ses limites, maîtrise des notions de relatif et d’absolu... Ces éléments communs passent par une bonne maîtrise des nombres, de l’information chiffrée, des bases des probabilités, de la modélisation de l’évolution d’un phénomène (discret ou continu) par une suite ou une fonction numérique de la variable réelle (incluant la connaissance d’un ensemble de fonctions et de suites de “référence” la connaissance de la notion de variation instantanée, d’incertitude et des bases de la géométrie vectorielle dans le plan. Pour développer ces attitudes intellectuelles, il importe de s’appuyer sur un ensemble de concepts incontournables et de capacités qui doit être débattu dans un cadre associant le monde de la recherche, l’inspection générale et les enseignants. Des thèmes et des objets d’études doivent être pointés à chaque niveau pour permettre les travaux interdisciplinaires indispensables pour faire émerger la spécificité du regard mathématique et donner sens et vie aux savoirs.
L’évaluation des acquis
Les enjeux sont connus : concilier évaluation formative et évaluation certificative, attentes individuelles en matière de formation initiale et objectifs collectifs. Il est légitime que le système éducatif donne les moyens à la Nation de garantir ce qui doit être acquis au cours de la scolarité obligatoire et donc d’en évaluer la réalité. Le système éducatif, souvent à son corps défendant, conserve une fonction de tri scolaire, très fortement corrélé à l’appartenance sociale. Laisser le temps aux apprentissages et privilégier une évaluation à leur service, non stigmatisante, permettrait à chaque jeune de construire son ambition et son projet, en déjouant les biais sociaux. Principal levier pour atteindre cet objectif, la prolongation de la scolarité à 18 ans dégagerait le collège des contraintes de l’orientation et d’une évaluation qui classe. Plutôt que d’imposer une évaluation exclusivement par compétences qui peut se traduire très vite par une perte de sens disciplinaire et donc de structuration de la pensée, cherchons dans les résultats de la recherche et l’expérience des personnels les formes d’évaluation qui mettent en confiance, marquent les progrès mais aussi le chemin qu’il reste à parcourir. Leur traduction chiffrée n’est qu’un outil qui permet de se repérer et évite de tomber dans un éparpillement bien peu lisible à l’extérieur.
Les enjeux liés à la complexité sociale, politique et technologique de nos sociétés qui pose de redoutables questions sur la conception de l’homme que l’Ecole doit contribuer à former, l’absolue nécessité d’une élévation des qualifications de tous les jeunes imposent une réponse plus ambitieuse et plus riche que la déclinaison d’un viatique commun tourné quasi uniquement sur les comportements attendus pour assurer une paix sociale qui laisse les mains libres au libre marché. Il s’agit donc, tout simplement, d’oser le pari de l’intelligence et de la culture.
Voir en ligne : Des idées pour l’éducation