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La carte du relief en 6e. Colorier ou symboliser ?

dimanche 6 février 2011, par Stéphane Bonnéry

Ce que je vous présente ici est le résultat d’un travail de recherche conduit dans des établissements très populaires. J’ai, pendant deux ans,
suivi des élèves de la deuxième moitié du CM2 au premier trimestre de cinquième en passant par l’année de sixième. Pour faire comprendre
mon propos, je voudrais développer un exemple, celui d’Amidou qui est dans l’une des classes de sixième. Pour lever tout malentendu disons que, pour moi, la question de l’origine nationale ou « ethnique » n’est pas centrale.

Même si toutes les familles, y compris populaires, ont des formes de savoirs et de culture, une certaine forme de culture – la culture scientifique, la culture littéraire – a été pendant très longtemps l’apanage des privilégiés. Aujourd’hui, le pari de la démocratisation scolaire n’a pas totalement abouti. Disons que nous sommes au milieu du gué. Notre système scolaire est, finalement, le résultat d’un compromis historique réalisé depuis les années cinquante : entre démocratisation et sélection. Une part de démocratisation : tous les enfants entrent au collège, ce collège est unique, un grand nombre de ces enfants entre au lycée voire au lycée général et même à l’université. Mais une importante sélection demeure et produit des résultats inéquitables. Parce que la société est faite de contradictions ce compromis est instable. Des choix sont à faire et les contradictions qui déchirent la société tout entière sont aussi présentes à l’école. Elles interrogent la mission de l’école dans la société et, même si elles ne concernent pas que les enseignants, elles les intéressent au premier chef.

Une famille "normale"

Mon exemple se situe donc dans une classe de sixième que fréquente Amidou, un enfant de famille très populaire. Contrairement aux idées reçues, sa famille n’est pas démissionnaire. Les familles démissionnaires n’existent pas ! Simplement, dans sa famille, on maîtrise peu les codes scolaires. Quand Amidou part à l’école le matin, on lui demande simplement d’être sage, de se taire, d’écouter et de faire ce qu’on lui demande de faire. Et, quand il rentre le soir, on lui demande bien comment cela s’est passé, mais personne n’a les éléments de connaissance nécessaires pour aller plus loin. Il me semble que cette famille est une famille normale, normale au sens de moyenne. La famille fait confiance à l’école pour assurer la transmission des savoirs, d’une culture commune, pour que chaque enfant soit un futur adulte, un futur citoyen, un futur salarié qui aura des outils intellectuels pour faire face au monde. Et il est tout à fait scandaleux de culpabiliser les familles. L’idée de « handicap socioculturel » pose donc un gros problème ! Cela dit quelque chose d’exact : toutes les familles ne maîtrisent pas la culture scolaire, il y a des écarts importants. Oui, mais parler de « handicap socioculturel » reviendrait à dire que ces familles handicapent leurs enfants, qu’elles pénalisent. Cela signifierait qu’il est nécessaire d’arriver à l’école en étant déjà suffisamment familier de la culture scolaire. Mais très peu d’enfants sont dans ce cas.

Voici les chiffres du ministère : 54 % des collégiens ont un chef de famille qui est soit ouvrier (27 %) soit employé (17 %) ou bien sans activité, sans profession (10 %). Comme il y a une très forte correspondance entre le type d’emploi et le niveau de qualification, cela signifie que 54 % des élèves de collège ont des parents qui n’ont probablement pas fait d’études, pas plus loin que le BEP. Ce n’est pas un problème, c’est la norme. Ainsi la majorité des élèves de notre pays n’ont que l’école pour apprendre les savoirs scolaires. Ils n’auront pas droit, à la maison, à une reprise de la leçon sur le théorème de Thalès ou sur la morphologie du conte de Vladimir Propp – qui est au programme de la sixième, comme chacun sait. Amidou appartient à cette famille normale qui n’a pas les moyens d’aider ses enfants. L’ensemble des 15 % d’élèves, faibles dès le début de la sixième, viennent de familles qui sont de bonne volonté mais qui ne savent pas, qui ne peuvent pas aider leurs enfants. Mais l’école n’est-elle faite que pour les familles qui savent ?

Colorier une carte de géographie ?

Amidou est en cours de géographie et c’est la première fois de l’année qu’ils font une carte de géographie. Il s’agit d’apprendre à réaliser une carte en respectant un code de couleurs en fonction des reliefs – les plaines sont en vert et les montagnes en marron. Pendant toute la séance, l’enseignante essaie d’attirer l’attention des élèves sur ce code. Elle dit et redit : « Quand il y a plus de 1 000 mètres, on utilise le marron le plus foncé » ; « Si c’est moins élevé c’est moins foncé », etc. Amidou lui, agit comme à l’école élémentaire : il cherche à bien colorier, « à faire juste ». Il a, depuis le début de sa scolarité, développé une façon de faire que l’on observe souvent dans des classes d’établissements populaires : seul le résultat compte. Ainsi, avec d’autres élèves, il va harceler l’enseignante : « Madame, cette zone-là c’est vert ? ». Et l’enseignante répond : « Mais non, je l’ai dit deux cents fois, c’est le marron le plus foncé parce que… ». Mais, quand elle explique pourquoi c’est le marron le plus foncé, Amidou et d’autres, n’entendent que le nom de la couleur et, tandis qu’elle donne les explications, ils se contentent de colorier, sans essayer de comprendre.

Pour Amidou, il est évident qu’il est là pour « faire le travail » c’est-à-dire pour appliquer des consignes. Il n’imagine pas que cette tâche vise des contenus de savoir : la notion de relief, le codage d’une carte. À l’inverse, pour l’enseignant – qui a été un bon élève – il est très compliqué de comprendre ce que les élèves ne comprennent pas, surtout quand le résultat est correct. Car, à la fin de la séance, Amidou a effectivement bien colorié sa carte. Mais il n’a pas compris pourquoi c’est exact. Et ce n’est pas à la maison qu’il va mieux le comprendre, ni même pendant l’aide aux devoirs quand il révise pour l’interrogation prévue. Quand quelques jours plus tard, il doit colorier une carte différente – car pour vérifier que les élèves ont bien compris l’enseignante ne donne pas la même carte que celle réalisée en classe – Amidou ne sait pas faire. Il est même scandalisé : « C’est pas juste, c’est pas la carte qu’il fallait apprendre ! ». Et, quand je lui demande comment ont fait ceux qui ont réussi, il répond : « Je me demande bien qui leur a dit que ce ne serait pas la même carte » !

Quel modèle d’élève ?

Au-delà de l’anecdote, il importe de voir que, quand l’école ne prend pas complètement en charge le travail d’explicitation aux élèves, eux en trouvent ailleurs. D’ailleurs, Amidou pense que c’est parce que l’enseignante est raciste. Il ne s’agit pas de chercher des coupables. Les familles ne le sont pas. Les enseignants, ceux de primaire comme ceux de collège, ne le sont pas plus. Ce sont bien davantage les dispositifs pédagogiques, qui sont en question, et ce, dans le contexte de notre société, où les savoirs sont de plus en plus complexes ce qui implique que l’écart, entre ce que les élèves de familles populaires connaissent et qu’ils doivent apprendre, augmente. La contradiction entre démocratisation et sélection va croissant. L’école, et elle seule, peut prendre en charge ce problème. Pour cela, il faut qu’elle en ait les moyens, que les conditions soient réunies. Notamment, la question de la formation des enseignants est importante, comme la prise de conscience du modèle implicite d’élève qui pilote les dispositifs pédagogiques, comme du modèle qui pourrait le remplacer. Mon livre est illustré par le penseur de Rodin coiffé d’un bonnet d’âne : ce n’est pas l’enfant qui porte un bonnet d’âne, c’est nous, adultes de la culture cultivée, pas nécessairement un enseignant, qui avons du mal à comprendre ce que les élèves ne comprennent pas. C’est ce défi qui est à relever : quel modèle d’élève pilote le système scolaire ? Celui qui peut comprendre avec l’aide de sa famille ou celui qui n’a que l’école ?