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A quand la transparence sur les taux de grévistes chez les enseignants ?
samedi 19 avril 2014, par
Annoncer des taux de grévistes sincères chez les enseignants constitue un enjeu. Laurent Frajerman montre le flou artistique de l’administration en la matière et trace quelques pistes pour y remédier.
L’éducation nationale est l’un des secteurs professionnels les plus grévistes de France [1], et l’exercice du droit de grève est garanti par la Constitution. Voilà au moins deux bonnes raisons d’attendre du Ministère des statistiques fiables sur ce sujet. Malheureusement, il n’en est rien. Pourtant, il est possible de sortir de l’artisanat en la matière pour offrir une information transparente. C’est de la responsabilité de l’administration et non des syndicats, qui en publiant leurs propres chiffres cherchent seulement à pallier cette incurie et à limiter les dégâts produits par les annonces orientées du Ministère. Dernier exemple en date, la grève du 5 décembre 2013 à l’appel du SNUipp FSU : le MEN annonce seulement 20 % de professeurs des écoles grévistes. Un chiffre inférieur à celui donné pour la grève précédente du 14 novembre. Mais cette fois le ministère ne détaille pas ses données par département, rendant impossible toute comparaison et toute vérification par le syndicat, dont l’estimation est le double. De là à penser qu’un chiffre officiel aussi faible permettait d’étayer auprès des journalistes l’idée d’un mouvement s’essoufflant…
La cacophonie ministérielle
Le Ministère s’occupe visiblement peu de cette question, et j’ignore encore qui la traite dans son organigramme. L’inspection générale exprime le même souci dans un rapport sur le Service Minimum d’Accueil (SMA) [2]. D’ailleurs, selon leur usage, le ministère ne livre pas les mêmes données.
Quand il s’agit de donner à la presse un taux de grévistes, le service de communication fournit le jour même un chiffre extrapolé à partir de quelques données du terrain. Une note ministérielle du 24 septembre 2008 en précise le mode opératoire, malheureusement, elle n’est pas publique. Le chiffre diffusé, hautement politique, n’est jamais corrigé ultérieurement, à partir de séries complètes. Ce système paraît donc reposer sur l’idée qu’un évènement chassant l’autre, les médias ne reviendront pas sur la question.
Dans le premier degré, avec la mise en place du SMA, l’administration doit impérativement et rapidement connaitre l’état précis de la mobilisation, pour informer les communes de la nécessité de mettre en place une garde des enfants lorsque plus du quart des enseignants veut faire grève. Mais les écoles ne sont pas tenues au courant. Cette base semble être utilisée pour annoncer les taux de grévistes dans ce secteur.
Quand il faut répondre à l’enquête annuelle de la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique [3] , elle donne un volume global de jours de grève (les journées individuelles non travaillées). Nul ne sait comment est calculé ce chiffre. Sans doute à partir d’une estimation, puisque, pour un rapport parlementaire, lors de l’année 2000 le MEN compte 730 000 JINT de moins [4] que pour le rapport de la Fonction publique, soit un chiffre quatre fois moins élevé ! Un décalage encore plus spectaculaire, en sens inverse, concerne l’année 2004 : le rapport parlementaire indique dans la seule éducation nationale 130 000 JINT de plus que la DGAFP en compte dans toute la Fonction Publique d’Etat.
Année | Nombre de jours de grève dans l’Éducation nationale [rapport parlementaire] | Journées perdues pour fait de grève au ministère de l’éducation nationale [rapport annuel DGAFP] | Total Ministères Journées perdues pour fait de grève dans la FPE [rapport annuel DGAFP] |
2000 | 207 000 | 937 146 (éduc nat) | 1 457 379 |
2001 | 262 000 | Non connu | 925 596 |
2002 | 232 000 | 438 637 (en/rech/jeunesse) | 604 864 |
2003 | 2 882 000 | 2 838 353 (en/rech/jeunesse) | 3 655 483 |
2004 | 509 000 | 311 987 (en/sup/rech) | 373 891 |
2005 | 680 000 | 677 709 (en/sup/rech) | 1 113 155 |
2006 | 728 000 | 668 133 (en/sup/rech) | 950 984 |
2007 | 296 000 | 405 772 (éduc nat) | 609 621 |
Tableau établi par Eugenio Bressan. En gras les décalages les plus marquants.
Enfin, les rectorats communiquent au Trésor les noms des grévistes recensés, afin qu’une retenue sur salaire soit effectuée. Ce travail permettrait de donner le chiffre le moins contestable (dans la FPE, la participation à la grève vaut automatiquement retenue d’un 30e du salaire, le calcul du nombre de JINT à partir de la retenue sur salaire est donc simple). Curieusement, cet indicateur n’est jamais utilisé pour redresser postérieurement les données du ministère.
Paradoxalement, ces quatre types de chiffre se fondent sur une source unique, le travail des administrations les plus près du terrain.
La récolte des données par le Ministère
La méthode de collecte diffère selon les lieux et la législation. Avec le SMA, Ies professeurs des écoles doivent remplir une déclaration individuelle préalable d’intention de grève au moins 48 heures avant, ce qui ne préjuge pas de la réalisation de cette intention. Normalement, les directeurs d’école, qui ont le statut de professeurs et non de chefs d’établissement, ne recueillent pas les noms des collègues, qui sont collectés par les Directions des Services Départementaux de l’Education Nationale, souvent par l’entremise des inspecteurs de l’éducation nationale. Dans d’autres cas, comme en Haute-Garonne, les professeurs des écoles doivent envoyer directement leur déclaration à la DSDEN. Matériau nominatif couvert par le secret professionnel, les déclarations sont censées être détruites rapidement, ce qui limite les vérifications ultérieures. Une application informatique est en cours d’élaboration (DIADEL). Cela ne règle pas entièrement la question de la fiabilité de cet indicateur pour mesurer le taux de grévistes, même si les inspections académiques ne font pas « état de distorsions significatives entre le nombre de déclarants et le nombre de grévistes » [5]. D’autant qu’une telle utilisation n’est pas prévue par la loi (il s’agit juste de transmettre aux communes les informations nécessaires pour que celles-ci puissent organiser l’accueil des élèves des écoles où il y a au moins 25% d’absences annoncées). Le rapport de l’inspection signale ce problème et plusieurs syndicats dénoncent vigoureusement cette pratique.
De toute façon, les personnels ayant rempli la déclaration reçoivent un bulletin de situation que renvoient à l’administration ceux qui ont finalement assuré leur service. Les autres sont inscrits par la DSDEN sur l’application informatique MOSART [6] pour la retenue sur salaire. Là encore les pratiques divergent. A Grenoble, la DSDEN avait même utilisé les déclarations d’intention pour procéder à des retraits !
Dans le second degré, l’administration des établissements s’en occupe, en remplissant directement l’application MOSART. Depuis 2009, celle-ci est calibrée pour ne pas permettre de signaler le nombre de professeurs attendus, mais uniquement le nombre de grévistes à 8 h et le nombre théorique d’enseignants exerçant dans l’établissement, ce qui permet de réduire artificiellement le taux de grévistes [7]. Les enseignants ne travaillent pas tous en même temps (service de 15 ou 18 h, alors que les élèves ont aux alentours de 28 h de cours), et ne sont donc pas tous de service dans l’établissement le jour d’une grève. Dans mon lycée, le mardi à 8 h, 43 collègues exercent normalement, et 49 le jeudi, pour un effectif global de 113 enseignants [8]. Dans cet exemple, sans même compter les absents, le taux de gréviste indiqué par Mosart est fortement sous-estimé [9]. C’est d’autant plus scandaleux que la même application contient un second module destiné à relever le nom de tous les grévistes, pour opérer les retenues sur salaire, et ce toute la journée !
Des solutions simples et viables
Dans le cadre d’une négociation avec les syndicats, rien ne s’oppose à élaborer des outils transparents en s’appuyant sur l’application MOSART (et aussi DIADEL pour le premier degré). Il faudrait simplement modifier ses caractéristiques pour la rendre honnête et préserver la confidentialité.
Des règles claires sont nécessaires pour homogénéiser les pratiques de recueil des informations.
Le Ministère peut communiquer les résultats en fin de journée par circonscription dans le premier degré et par établissement dans le second, afin de permettre un contrôle par les syndicats.
La Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance pourrait également vérifier les taux annoncés pour les mouvements précédents en exploitant les bulletins de salaire comprenant des retenues pour fait de grève. C’est techniquement possible puisque chaque année L’état de l’École publie des informations sur les personnels provenant d’une « extraction de l’infocentre Polca (Pilotage opérationnel de la Lolf en administration centrale et en académie) alimenté par les bulletins de salaire ».
Laurent Frajerman
Chercheur à l’institut de recherches de la FSU et au Centre d’Histoire sociale (Paris I)
Professeur agrégé d’Histoire
Voir en ligne : déchiffreurs de l’Education
Article paru initialement sur le site des déchiffreurs de l’Education, qui comprend un dossier complet sur la question :
http://www.cahiers-pedagogiques.com/blog/lesdechiffreurs/?cat=15
[1] Laurent Frajerman (dir.), La grève enseignante, en quête d’efficacité, Paris, Syllepse, 2013.
[2] Recommandations n°1, 2, 8, 14, 16 et 17 du rapport n° 2012-159 : La mise en place du droit d’accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire, institué par la loi n° 2008-790 du 20 août 2008.
[3] Rapport sur l’état de la fonction publique, faits et chiffres.
[4] Rapport du député Charles de la Verpillière, 2008, p. 9. http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rapports/r1045.pdf.
[5] Rapport n° 2012-159, La mise en place du droit d’accueil, op. cit., p. 33.
[6] Module de Saisie des Absences et des Retenues sur Traitement.
[7] Le SNES FSU a immédiatement dénoncé cette « méthode » : http://www.nice.snes.edu/spip.php?article486 ou encore http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20091124trib000446389/greves-de-12-a-40-dans-l-education-de-15-a-30-a-la-poste-85-a-la-societe-generale.html.
[8] Lycée Guillaume Apollinaire à Thiais. Il s’agit des deux journées de grève classiquement choisies par les syndicats, du fait d’une affluence maximale des enseignants. En moyenne, le calcul du ministère est donc effectué sur 40 % seulement de l’effectif réel.
[9] Par exemple, le mardi, si 12 professeurs font grève à 8 h, MOSART calculera un taux de (12/113)*100 = 11% de grévistes alors que ce taux est (12/43)*100 = 28%. Le taux exact consisterait à rapporter le nombre d’enseignants qui avaient cours le mardi et ont fait grève au nombre total d’enseignants qui avaient cours le mardi, ce taux ne pourrait être calculé qu’en fin de journée.