Accueil > École commune > Éléments de discussion > École commune et utopie (2) Une ambition réaliste
École commune et utopie (2) Une ambition réaliste
mardi 21 février 2017, par
[Dans une première partie de cette étude, Janine Reichstadt s’est intéressée à différents aspects du monde enseignant, dans sa culture professionnelle et son rapport aujourd’hui au travail. En s’appuyant sur cet examen, elle aborde maintenant l’objection selon laquelle le projet d’école commune avancé par le GRDS aurait un caractère par trop utopique.]
La proposition avancée par le GRDS de refonder notre système éducatif pour en faire une "école commune" paraît à certains difficilement imaginable, en décalage, en contradiction même avec tout ce qui semble possible aujourd’hui dans la société où nous évoluons : bref, il s’agirait d’un projet "utopique".
Étymologiquement le mot « utopie » désigne un non-lieu, un lieu qui n’existe pas. Le caractère imaginaire de ce lieu destiné à exprimer la conception d’une société inventée finit par être perçu comme chimérique, illusoire, signataire d’un projet ressenti comme irréalisable et donc déraisonnable, vain. C’est pourquoi « utopique » devient un mot utilisé pour accuser la faiblesse de celui qui, doux rêveur, refuse de regarder la réalité en face, de faire preuve du pragmatisme nécessaire au bâtisseur conséquent qui ne se berce pas d’illusions, mais sait au contraire affronter efficacement la réalité et l’adversité. C’est bien ce sens du mot que l’on peut trouver accolé au projet d’école commune quand il est jugé beau projet, mais projet irréaliste pouvant même nous faire courir le risque de nous détourner des combats d’aujourd’hui, bien réels, eux. Et pourtant, une toute autre perception de ce projet nous éloigne fondamentalement de l’utopie entendue de cette façon ; c’est la perception qui sait remarquer qu’une école refondée au sens fort du mot, sans concurrence, sans notation, sans sélection, sans filières, et donc en capacité d’assurer la réussite de tous dans le cadre de la culture commune exigeante d’un tronc commun depuis les petites classes jusqu’au bac, ne relève pas d’idées simplement imaginées abstraitement. L’école commune est un projet concrètement pensable, à l’écart des chimères, à partir de mouvements sensibles de la société et de son école dont il pose aujourd’hui la question d’une démocratisation profonde, avec réalisme.
Penser les utopies
Le projet du GRDS ne ressemble pas à L’Utopie de Thomas More ou à 1984 de George Orwell qui relèvent de l’imagination d’un autre monde travaillé par un projet littéraire : l’un imagine une société idéale, l’autre une société de cauchemar. Et pourtant en tant que projet, l’école commune est inventée, imaginée pour un futur qui par définition n’existe pas, pas encore.
Norbert Elias qui s’est beaucoup intéressé à Thomas More, écrit à propos de l’utopie : « Sa fonction de représentation imaginaire, souhaitée ou redoutée, d’une solution possible à des problèmes sociaux et, dans de nombreux cas, à des tensions et conflits sociaux se posant de façon aiguë, est centrale. » Autrement dit « Les utopies sont des tentatives pour esquisser un tableau imaginaire d’une société, contenant des possibilités de solution aux problèmes non résolus d’une société. » [1]
L’Utopie est un écrit sur le problème de l’État qui gagne une importance particulière pour les penseurs de l’époque de Thomas More, mais aussi sur l’extension du pouvoir royal qui accompagne le processus de formation de l’État, et l’avènement de la tyrannie oppressive de l’absolutisme. Ses attaques sont également dirigées contre la grande noblesse aux immenses domaines et au luxe ostentatoire face à la misère de paysans chassés de leur terre. Bien que croyant et fidèle à l’Église, Thomas More ne se satisfait pas de l’idée d’un Dieu créateur du monde avec sa misère qui interdirait aux hommes de le changer. Avec d’autres penseurs il faisait partie « des tout premiers groupes de l’histoire européenne qui concevaient leur mission de réforme de l’État et de l’Église comme une mission des humains eux-mêmes » précise Norbert Elias.
1984 nous émeut car nous sentons combien les horreurs de son monde ne relève pas que de l’imagination débridée d’un écrivain de grand talent : il va jusqu’au bout d’une logique sociale et politique qui n’est pas étrangère aux sociétés passées et présentes que nous connaissons. C’est qu’au travers de ses représentations imaginaires l’utopie tend un miroir à son époque destiné à lui montrer sur quoi devraient ou pourraient porter les transformations positives ou menaçantes. Elle peut pointer des horizons d’attentes, mais elle peut définir aussi des futurs possibles redoutables. Non-lieux, lieux qui n’existent pas ou pas encore, les utopies nous parlent de nos lieux bien réels.
Norbert Elias le précise : « Chaque société, ou chaque ensemble de sociétés, à un instant donné, est soumise à une force qui la pousse au-delà de son état présent, une dynamique de groupe intrinsèque qui lui est propre. » Aussi, « si les utopies d’anticipation ont la moindre influence sur le développement futur d’une société, cela n’est possible que si elles sont en harmonie avec les futurs possibles inhérents à sa structure et à sa dynamique à une étape donnée de son développement. »
Finalement l’utopie n’est pas si utopique que cela, à rebours du sens décrié qu’on lui prête, ce que confirme Pierre Macherey lorsqu’il écrit : « tout en fuyant le réel auquel elle se rapporte de façon critique, en dénonçant ce qui lui manque, elle reste on ne peut plus matériellement liée à son temps dont elle est une émanation objective et nécessaire » [2]
Cette dimension de l’utopie telle que la visitent Norbert Elias et Pierre Macherey repositionne les allégations sur l’école commune lorsqu’elle est perçue comme une idée généreuse issue d’une imagination sympathique mais peu réaliste et donc peu crédible, au sens de peu susceptible de voir le jour dans un futur qui ne serait pas à des années-lumière. C’est que l’école commune telle que la pense le GRDS est construite sur une « harmonie avec les possibles inhérents à la structure et à la dynamique » de l’école qui en génère la conception, et « contenant des possibilités de solution aux problèmes non résolue [de la] société. » Ne serait-ce pas plutôt alors « par intérêt, résignation ou peur du changement, [que] certaines possibilités sont appelées utopiques » comme le rappelle José Morais ? [3]
Intentionnellement démobilisateur, l’usage du mot « utopie » n’aurait donc plus qu’à endosser la fonction de décourager les appétits de transformations, surtout si celles-ci sont profondes comme c’est le cas des transformations proposées par le projet d’école commune. Ce n’est pas ainsi que l’envisage Pierre Macherey qui lance : « De l’utopie ! », cela signifie : retrouvons le chemin de l’utopie, réactivons la puissance de défi qu’elle recèle, au lieu de laisser celle-ci inemployée et de professer que les temps de l’utopie sont révolus, en même temps que sont « finies », déclarées nulles et non avenues, les idéologies dont elle ne serait en dernière instance que la forme la plus concentrée. » [4] Émanation objective et nécessaire de son temps, puissance de défi, le projet d’école commune peut bien, dans ce sens-là du mot, se laisser appeler « utopie ».
La question fondamentale
L’idéologie allemande de Marx et Engels contient ces phrases emblématiques de la pensée du mouvement révolutionnaire. « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. » Toute la démarche, la charpente de l’école commune se trouve contenue dans la dialectique fondamentale de ce texte.
L’école commune n’est pas l’idée d’une création qu’il faudrait pouvoir honorer un jour, un pur idéal avant-gardiste pensé dans une simple vision révolutionnaire de lendemains qui chantent : son projet s’inscrit pleinement dans la réalité de l’école en mouvement aujourd’hui. Même si le politique aura à prendre des mesures d’organisation institutionnelle conséquentes, l’abolition de l’état actuel de l’école profondément inégalitaire, antidémocratique, ne pourra pas résulter du coup de force de décisions même très éclairées, mais du travail des contradictions portées par les acteurs, au sein desquelles se construit le mouvement réel. C’est à ce titre que le projet d’école commune n’est pas une construction imaginaire généreuse mais spéculative, tendue vers un idéal. Si donc nous pouvons dire que ce projet n’est pas un projet spéculatif-utopique dans ce sens-là, il convient bien sûr d’expliciter les raisons pour lesquelles il s’inscrit vraiment dans le mouvement des contradictions en travail et donc en quoi il résulte « des prémisses actuellement existantes ».
L’ouverture des possibles
De l’école unique…
L"’école unique" qui depuis les années 1960 scolarise tous les enfants dans le secondaire a permis un essor considérable de la scolarisation des jeunes générations, synonyme d’une démocratisation quantitative que l’on a pu appeler « sélective » tant cette école a su, dans le même temps et conformément à la mission qui lui a été assignée, organiser la sélection destinée à orienter les élèves vers les filières aux valeurs scolaires et sociales profondément inégalitaires. L’hégémonie idéologique de cette école déclarée égalitaire au niveau des chances, a réussi à externaliser les raisons de ses échecs en les déposant hors de ses murs, dans le milieu socio-culturel des élèves en difficulté. Elle a ainsi pu canaliser efficacement l’expression d’un sentiment d’injustice pouvant venir tant des parents que des enseignants, rendant difficile la remise en cause lucide et exigeante de l’externalisation de l’explication des échecs. Aujourd’hui cette hégémonie n’est pas morte ni même en voie d’extinction rapide, mais elle prend des coups de boutoirs.
La contradiction devient forte entre la culture de l’école fondée sur l’acceptation d’une part importante d’échecs des enfants des classes populaires et le constat de blocages, de dérives du système qui entame une perte de confiance de la société envers son école. Quand on demande aux jeunes enseignants du primaire si l’objectif de la réussite de tous les élèves peut être atteint ou pas, 39% répondent qu’il peut l’être et 60% qu’il ne le peut pas. Mais quand on rapporte la question de cet objectif à l’école d’aujourd’hui, seuls 4% l’estiment atteignable, alors que 94% d’entre eux peuvent l’envisager, à condition que l’école soit transformée. En 2004, à cette même question les jeunes enseignants étaient 6% à estimer que cet objectif ne pouvait être atteint dans l’école d’aujourd’hui et 85% qu’il devait passer par la transformation de l’école [5].
Nous sommes confrontés là à une certaine contradiction entre une majorité qui pense (abstraitement ?) à une impossibilité de réussite de tous et une majorité nettement plus forte qui lie cette réussite à une école transformée. Que cette possibilité de réussite puisse être rapportée massivement à une école transformée mérite d’être remarquée, tant l’idéologie des handicaps socioculturels est capable d’obscurcir les perspectives de démocratisation : cette reconnaissance de possibilités proprement scolaires par les enseignants ne peut que nous inviter à ne rien lâcher sur le principe de l’éducabilité universelle.
L’enquête Harris Interactive de novembre 2016 portant sur La réussite dans le système éducatif selon les Français, montre que 77% des français estiment que le système éducatif fonctionne mal. La plupart d’entre eux (67%) considèrent que la situation s’est dégradée depuis une dizaine d’années ; seule une minorité (15%) se montre optimiste quant à son évolution pour l’avenir. L’intérêt de ce sondage est également de montrer que si les français sont aussi critiques envers leur système éducatif, c’est qu’ils ont des attentes fortes. Les quatre objectifs « tout à fait prioritaires » retenus sont : Donner à tous les élèves les mêmes chances de réussite, 77% ; Apprendre aux élèves des connaissances et savoirs précis, 73% ; Apprendre aux élèves des valeurs morales, 71% et Apprendre aux élèves des méthodes de travail et d’organisation, 70%.
Par ailleurs 57% estiment que le système éducatif français tel qu’il fonctionne aujourd’hui accentue les inégalités sociales, 15% pensent qu’il n’a pas d’impact sur ces inégalités. Seuls 27% pensent qu’il les réduit.
L’école unique qui n’a jamais eu la moindre ambition d’atteindre une véritable démocratisation scolaire ne s’est pas complètement désintéressée du sort de ses « échoués ». PAP (Plan d’accompagnement personnalisé), PPRE (Programme personnel de réussite éducative), PPS (Projet personnalisé de scolarisation), APC (Activité pédagogique complémentaire), PAT (Projet d’accueil individualisé) sans oublier les RASED (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) qui sortent les élèves de la classe où se poursuivent les apprentissages, sont autant de sigles destinés à assurer cette « mission ». Non sans mépris pour les élèves à qui on propose de la remédiation, du soutien, des béquilles une fois les difficultés installées sans chercher à mettre tout en œuvre pour assurer leur réussite /dès le départ, l’institution de cette école a entrepris d’afficher sa bonne volonté au travers de quantité de dispositifs qui ont jalonné les dernières décennies et qui reportent sur les seuls enseignants, la tâche, et par là la responsabilité, d’adoucir le mordant de l’échec. Rien n’y a fait, et même comme nous l’avons vu plus haut les écarts de réussite se sont creusés, avec un très fort pourcentage d’élèves de milieux populaires présentant des résultats très inquiétants. Les enseignants n’ont plus alors qu’à reconnaitre leur impuissance fautive et les élèves leur incapacité socio-culturelle et/ou psychologique à se saisir de toutes les nombreuses perches qu’on leur a pourtant tendues. Mais cela ne « passe » pas aussi facilement que les décideurs ont pu l’espérer.
Peut-être aussi qu’auront du mal à « passer » les conclusions toutes récentes de l’étude de l’IREDU relative à l’impact des RASED (créés en 1990), sur la réussite scolaire des élèves de CP. Dans cette étude nous pouvons lire ceci : « utilisant une méthode d’appariement, nos résultats révèlent un effet négatif du passage en Rased sur la réussite scolaire des élèves. À caractéristiques comparables, les élèves ayant bénéficié du Rased en CP ont une probabilité plus forte de redoubler leur CP et obtiennent des résultats significativement plus faibles aux évaluations de CE2 par rapport aux élèves non passés par ce dispositif, surtout en mathématiques. » [6] On cherchera probablement à mettre en avant les craintes relatives aux postes d’enseignants que cette étude pourrait faire naître. Mais ce serait dramatique que l’on en vienne à ne pas soulever le problème que pose ce type d’aides aux élèves en difficulté.
Les parents des classes populaires sont extrêmement préoccupés par les résultats de leurs enfants. Ils peuvent être prêts à s’investir dans les luttes contre les fermetures de classes, les effectifs trop chargés, l’absence de remplaçants et plus largement les moyens pour l’école. Mais nous l’avons vu plus haut, ces revendications ne sont pas inspirées que par du quantitatif. En peu de décennies ces parents sont devenus très majoritairement désireux de voir leurs enfants faire des études supérieures. Or l’école unique ne répond pas à leurs aspirations. Quant aux élèves, l’expression de leur malaise profond qui devient ingérable pour les enseignants, finit par représenter pour ces derniers, une des sources majeures de leur sentiment d’impuissance mais aussi de leur colère.
Le métier des enseignants, nous l’avons vu, est à la peine. Le dysfonctionnement de l’organisation peut facilement se convertir en culpabilité personnelle partagée, « aidée » en cela par les invectives outrancières de certains pourfendeurs violents de l’école, alors que c’est de toutes les formes d’empêchement de leur travail qu’il est urgent de se préoccuper. User de ce mot « empêchement » auquel tient Yves Clot a l’avantage de signifier que c’est ce qui ne peut pas être fait comme on le souhaite, ce qui est contrarié dans l’activité, entame le plus et crée de la souffrance [7]. On peut aller jusqu’à « en faire une maladie » quand le désir de développer une activité efficace, valorisante et reconnue est toujours là. Et de citer Georges Canguilhem qui écrivait : « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entres les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi. » [8]
Le fort pourcentage d’enseignants qui se sentent impuissants, déçus, contrariés dans leur activité, indique combien ils ne se portent pas bien. Mais dans le même temps, s’ils peuvent juger de leur impuissance, de leur déception, de leur contrariété, c’est qu’ils ont souhaité, cherché à développer une activité autrement efficace. L’immense majorité des enseignants souhaitent les progrès et la réussite de tous leurs élèves, sources pour eux de leur fierté de faire ce métier et de la joie que leur procure le sentiment du travail « bien fait ». Or tout est prévu dans l’école unique pour leur signifier que la norme construite historiquement n’est pas du côté de la légitimité de ce souhait : les sections de relégation et les filières sont là pour leur rappeler la « normalité » de l’inégalité scolaire dans laquelle ils sont appelés à s’inscrire par l’organisation même du système, fondé sur une culture de l’acceptation de l’échec. Pour que des forces importantes se mobilisent en vue d’une transformation de l’école il faut qu’elles en ressentent le motif dans le sentiment d’injustice, l’indignation, mais aussi qu’elles se représentent les leviers sur lesquels agir à partir de l’analyse des causes de leurs déboires. Grâce au « bouclier » de l’externalisation des raisons des échecs, les enseignants peuvent encore se protéger d’un examen trop cuisant des résultats objectifs, mais la situation me parait mûre pour que les principes fondateurs de l’école commune puissent commencer à inspirer la construction d’une nouvelle hégémonie culturelle normative de la profession.
C’est quotidiennement que les enseignants affrontent des normes contradictoires et qu’ils essayent de trouver le meilleur chemin leur permettant de se maintenir sur la crête du vivable. Avec ses nouvelles normes l’école commune n’introduit pas une « cacophonie normative » supplémentaire. Au contraire, la refondation qu’elle propose prend en charge les débats de normes qui structurent les pratiques enseignantes pour les orienter vers la cohérence de solutions qui seules peuvent assurer la pleine réussite scolaire des élèves et gratifier les enseignants de leur propre réussite par la maîtrise intellectuelle exigeante de leur activité.
Il est aujourd’hui possible de parler d’une rencontre objective entre les parents, les acteurs de l’école qui font vivre cette dernière au quotidien et le projet d’école commune. Ce qu’éprouvent les enseignants et les positions qu’ils prennent sur la construction de leur métier montrent qu’ils ressentent le besoin d’y voir plus clair, de mieux s’expliquer la conduite de leurs pratiques et des changements qui pourraient les améliorer, d’être gratifiés de meilleurs résultats, de se forger des conditions de travail vivables à la hauteur des enjeux de leur métiers auxquels ils tiennent.
… à l’école commune
Même si des enseignants, par manque de la formation nécessaire, privilégient l’épanouissement des enfants au détriment des fondements mêmes de leur mission, à savoir transmettre des connaissances exigeantes, il n’en demeure pas moins qu’ils ont choisi l’enseignement. Si la formation leur en donne les moyens - qu’ils sont en mesure de revendiquer -, ils ne pourront qu’apprécier les effets des changements de leur pratique construite sur l’exigence intellectuelle au fondement même de l’école commune, et du changement de paradigme pédagogique sur lequel elle se bâtira [9]. Rien ne nous indique que les enseignants auraient démissionné sur cette question décisive. Bien au contraire, leur malaise atteste plutôt de son lien avec les difficultés rencontrées à ne pas pouvoir satisfaire tout ce que recouvre cette exigence.
Cet aspect majeur de l’école commune croise la polyvalence des maîtres parfaitement excessive dans l’école primaire actuelle. Vouloir les former dans toutes les disciplines et pour toutes les classes, aux niveaux nécessaires pour assurer le respect du principe de l’exigence intellectuelle est une pure gageure. Chaque discipline a des exigences qui lui sont propres et qui nécessitent une formation approfondie, même pour l’école primaire faut-il le préciser, contrairement à ce que l’on pense trop souvent en se fondant sur l’âge des enfants et le caractère élémentaire des savoirs qui leur sont enseignés. La quantité excessive de matières ne peut qu’éloigner les enseignants des outils conceptuels et didactiques nécessaires à l’enseignement efficace de chacune d’elles. Le projet d’école commune entend rompre avec cette polyvalence insensée, puisqu’il va jusqu’à proposer que « les élèves doivent pouvoir bénéficier, aux différents niveaux de classe, de l’apport de deux maîtres, spécialistes respectivement de l’enseignement de la langue écrite et des mathématiques », ce qui devrait correspondre à une « formation universitaire en lettres dans le premier cas, en mathématiques dans le second. » [10]
Quand on se saisit des déclarations des enseignants relatives à la formation reçue concernant la langue, on ne peut que s’intéresser de près aux propositions du GRDS. Les enseignants de français de collège, dont la formation disciplinaire est normalement poussée, déclarent à 80% avoir reçu une formation en langue française, linguistique ou sciences du langage ; 20% d’entre eux n’ont donc pas reçu ce type de formation, ce qui dans cette configuration, représente un pourcentage considérable. Mais pour les enseignants de CM2 la situation est nettement plus préoccupante. Ils sont 43,3% à déclarer n’avoir reçu aucune formation en français : 17% ont reçu une formation académique en langue française, linguistique et sciences du langage ; 52,8%, une formation didactique sur l’enseignement de la langue et 38,6% une formation sur l’apprentissage de la langue par les élèves [11].
L’idée d’une culture commune à l’école reçoit aujourd’hui des soutiens que l’on ne retrouve pas lorsqu’il s’agit de la penser dans la logique de l’école commune. C’est que celle-ci va loin dans l’affirmation de la place qu’elle donne à la culture commune : elle en fait l’axe de construction d’un tronc commun depuis les petites classes jusqu’au bac, destiné à faire disparaitre la sélection et les filières qui l’accueillent. Cette perspective particulièrement exigeante se fonde sur la nécessité de penser ensemble l’amont et l’aval du cursus. La réussite de tous à l’issue du tronc commun libéré des filières, suppose forcément que l’ensemble du parcours ait été réalisé sans embûches, et donc que dès les petites classes, la conduite des apprentissages ait toute l’efficacité nécessaire à la poursuite réussie de la scolarité.
Nul doute que cette perspective signifie la formation d’une culture professionnelle des enseignants profondément revisitée. A la culture de la sélection de l’école unique qui vise à faire accepter les échecs puisque l’on a la solution « normale » de l’orientation, devra se substituer une culture de l’obligation de la réussite de tous en mesure de permettre à tous de parcourir le cursus commun. Ce changement de culture professionnelle profond devra forcément trouver sa voie tant au niveau des « outils conceptuels et didactiques » nécessaires pour assurer cette nouvelle perspective d’efficacité, qu’au niveau de la conviction profonde du réalisme du principe d’éducabilité universelle. L’expérience nous montre que ces deux niveaux ont partie liée dans l’efficacité de l’exercice du métier. Quand on n’a pas d’appréhension par rapport aux ressources des élèves d’origine populaire, les outils conceptuels et didactiques de haut niveau mis en œuvre avec toute l’intelligibilité nécessaire ont le même pouvoir de formation intellectuelle qu’ils ont avec les autres élèves, à condition bien sûr de ne pas avoir laissé s’enkyster trop longtemps les effets d’exigences moindres pour les élèves en question.
La réussite des exigences que cette perspective leur laisse envisager, place les enseignants dans une position d’experts de leur métier, à rebours de toute l’impuissance décourageante dont ils souffrent aujourd’hui. La mise en cohérence de toutes ces dimensions propres à l’école commune n’est pas sans connaitre de la défiance assurément y compris chez les enseignants ; toutefois, la crise profonde des résultats scolaires et du métier enseignant dans ce qu’ils ont d’invivable, devrait pouvoir mobiliser une aspiration à des changements autrement conséquents que ceux de toutes les réformes inefficaces que nous connaissons.
Bien sûr, l’école commune n’aura quelque chance de se construire que si des sujets historiques la prennent en charge, mais compte tenu de la situation actuelle de l’école et des aspirations et exigences qu’elle fait naitre, son projet devient porteur de la vision d’un avenir possible qui peut avoir pour effet de donner du sens aux luttes actuelles, d’inspirer les mobilisations par la nature de ses propositions. Idée forte, force mobilisatrice, le projet d’école commune a pour vocation de relier l’idée et l’action concrète : il aide à s’orienter dans la pensée et l’action à l’œuvre dans le mouvement réel. Devant le vif besoin de changement ressenti aujourd’hui, le souffle de ce projet pourrait bien ouvrir des perspectives en mesure de faire bouger les lignes.
Dans le débat sur l’école le GRDS n’est pas seul en lice et les adversaires de la démocratisation assumés jusqu’au bout ne chôment pas ! A droite et à l’extrême droite, nous savons bien ce qu’il en est de toutes les logiques ultra-libérales passées, présentes et programmées ; au ministère nous voyons s’appliquer consciencieusement les directives européennes du socle commun, des compétences et du dépassement de l’organisation disciplinaire des programmes, et à gauche nous ne percevons pas toujours très bien comment sont pensées sérieusement les conditions de possibilité de la franche démocratisation scolaire. Le débat est rude pour que cette démocratisation ne soit pas un mot d’ordre sans consistance, y compris avec des progressistes tout à fait sincères qui saluent le caractère généreux de l’école commune tout en la jugeant utopique. Dans ce contexte nous n’avons pas d’autres solutions que de continuer à essayer de peser dans le débat de normes auxquelles les enseignants s’affrontent quotidiennement et à alerter les syndicalistes et les politiques en responsabilité de l’institution et de la formation, autant que faire se peut.
Des questions décisives
Sans parler des salaires qu’il faut augmenter (les enseignants français sont payés 20% de moins que la moyenne des enseignants de l’union européenne), qu’il s’agisse des effectifs parfois trop lourds et des tâches administratives qui ne laissent plus suffisamment de disponibilités pour réfléchir à ce qui fait le corps du métier, nous sommes confrontés à des paramètres relevant de décisions qui peuvent être prises rapidement, si bien sûr la volonté politique en reconnait la nécessité. Mais le corps du métier c’est l’activité intellectuelle déployée en classe auprès d’enfants qui ont à s’en approprier les exigences, d’où la nécessité pressante d’une formation qui la rende possible. Transformer la formation pour la placer au niveau des exigences de haut niveau qui s’imposent relève aussi de décisions politiques en mesure d’offrir les moyens de son organisation. Mais il s’agira là d’un processus de plus longue haleine à commencer par conséquent sans délai, ce qui est parfaitement possible : nous ne sommes pas démunis pour penser les problèmes qui s’y attachent.
Aujourd’hui l’école est devenue un problème crucial pour la société. Aucune « simple » réforme ne pourra le solutionner véritablement car la logique profondément antidémocratique sur laquelle cette école est construite n’est pas amendable. Seule la refondation du système peut déboucher sur une école authentiquement démocratique, avec des enseignants en pleine possession de leur métier, dans une société consciente des enjeux de la démocratie. Les principes qui ont guidé l’élaboration de la perspective de l’école commune offrent à la société, aux politiques et aux enseignants, la possibilité d’envisager des solutions aux problèmes qu’ils se posent d’ores et déjà avec force.
De l’éducabilité universelle
Le principe d’une formation scolaire de haut niveau disciplinaire dans le cadre de la culture commune d’un tronc commun, n’a de validité que dans la rencontre avec celui de l’éducabilité universelle sur lequel cette même formation s’appuie. La disparition programmée des filières dans l’école commune repose sur un début de scolarité pleinement réussie et donc une entrée dans l’écrit sans embûches pour tous les enfants, d’où la question : quelles en sont les conditions de possibilité ?
Jean-Pierre Terrail le démontre, tous les êtres de langage que sont les enfants quand ils entrent au CP, disposent des ressources langagières nécessaires à une entrée dans l’écrit leur offrant les moyens d’une scolarité réussie. Au lieu de se demander de quel déficit les enfants des classes populaires souffrent, il se tourne vers ce dont ils disposent, comme tout être parlant une langue. C’est dans les mots que nous pensons disait Hegel. Or cette pensée langagière recouvre l’abstraction, la réflexivité, les raisonnements logiques et met donc à la disposition des enfants les ressources à partir desquelles ils peuvent commencer à entrer dans le lire-écrire [12]. Les signes linguistiques sont purement abstraits, conventionnels, ils n’entretiennent aucune ressemblance avec les référents concrets de la réalité matérielle quand ils en ont, ce qui est loin d’être le cas de tous. C’est dans la langue que l’enfant interroge, réfléchit le sens des mots, des énoncés, des discours, ainsi que l’ensemble des objets du monde qu’il cherche à comprendre. Et c’est toujours dans la langue qu’il raisonne les relations entre divers objets de pensée introduites par de nombreux connecteurs logiques dont il a très tôt la maîtrise. « Tous les enfants entrent au CP munis de cet outillage mental. (…) qui comprend tout ce dont l’école a besoin de trouver chez ses bénéficiaires en matière de potentiel de pensée rationnelle, pour conduire de façon satisfaisante leur appropriation de la culture écrite. » [13]
Ces ressources qui fondent le principe de l’éducabilité universelle ont besoin d’être beaucoup mieux reconnues par les enseignants, d’où la nécessité d’une formation à la hauteur des enjeux théoriques et professionnels que cette reconnaissance recouvre. Cet aspect décisif des transformations démocratiques de l’école ne relève pas des fantasmes d’une utopie irréaliste. Il ne serait pas difficile d’accompagner les enseignants dans le cadre de leur formation, pour qu’ils parviennent tous à reconnaître l’existence de ces ressources en tant qu’outillage déjà-là de la pensée des enfants, à partir et avec lequel ils pourraient tous envisager de conduire les apprentissages avec succès. Des expériences qui montrent à quel point les enfants d’origine populaire répondent positivement aux sollicitations ambitieuses de leur intelligence ne peuvent que les encourager à envisager différemment si c’est nécessaire, leur travail avec ces enfants comme avec tous les autres [14].
L’ambition du tronc commun
De nombreuses recherches nous permettent aujourd’hui de saisir combien des pratiques de différenciation dans la classe qui proposent aux élèves des contenus et des conduites d’apprentissages d’inégales ambitions intellectuelles, peuvent empêcher les élèves d’origine populaire d’atteindre les ressources nécessaires pour se projeter vers les meilleures filières. Jugés trop faibles, ces élèves se voient trop souvent confrontés à des contenus de savoirs moins abstraits, moins centrés sur leur logique propre alors qu’ils ne sont intelligibles que si cette logique est totalement et clairement enseignée. Le concret, la manipulation, le ludique, en lieu et place des concepts jugés trop difficiles, ne peuvent qu’éloigner ces élèves de tout ce qui, seul, peut leur permettre de satisfaire aux exigences de la réussite scolaire. En lien avec le principe de l’éducabilité universelle la perspective du tronc commun s’accompagne nécessairement du dépassement radical de cette situation.
L’école unique diversifie les parcours sans attendre l’orientation dans les filières. Qu’il s’agisse des redoublements, des regroupements liés aux difficultés, de l’enseignement spécialisé, des affectations dans les classes ou les établissements, l’inégalité des parcours s’installe tôt dans le cursus. Le tronc commun de l’école commune qui s’appuie sur l’accès de tous à un même patrimoine de connaissances à définir dans l’ensemble des programmes de la culture commune, précède les spécialisations disciplinaires et professionnelles, et ôte à la concurrence toute possibilité de s’installer. Cette perspective ne conduit pas à supprimer les difficultés d’apprentissage et les différences que les élèves ne manqueront pas de présenter dans leur habileté à s’approprier tel ou tel domaine de connaissance, mais à se fixer pour objectif de construire l’appropriation par tous de la culture écrite du tronc commun, sans pouvoir recourir aux diversifications de parcours qui caractérisent l’école unique.
L’erreur et la note
Le système de la notation qui s’articule sur le tri entre les bonnes et les mauvaises réponses a des conséquences graves, contrairement à ce dont on essaie de convaincre les élèves : « c’est pas grave » dit-on, à propos des erreurs. Supprimer la notation ne signifie pas supprimer l’évaluation, c’est rendre à l’erreur son statut intellectuel de moment incontournable de l’exercice de la pensée dans l’apprentissage, et donc en faire un objet de travail exigeant, interrogé en permanence dans la classe. L’erreur n’est pas un droit, le droit à l’erreur n’a pas de sens. Un droit est ce qui est permis ou exigible selon les principes d’une morale ou les lois de la législation. Un droit peut-être bafoué, revendiqué, modifié : aucun de ces traits n’appartient à l’erreur scolaire. Voyons pourquoi.
Se nourrir n’est pas un droit, c’est une nécessité biologique naturelle. L’organisme n’est pas dans l’exigence, la revendication mais dans la nécessité. C’est le pouvoir de se nourrir normalement dans un contexte social qui concentre les moyens de la nourriture qui devient un droit exigible. Le raisonnement est semblable pour l’erreur à l’école : elle appartient à l’exercice de la pensée dans l’apprentissage qui, pour de multiples raisons, peut difficilement ne jamais se tromper. « L’erreur est mouvement de l’esprit écrivait Stella Baruk. Vouloir empêcher ce mouvement, c’est vouloir empêcher de penser. » [15] Le droit se rapporte ici au respect de cette réalité intellectuelle incontournable : c’est ce respect qui est exigible, qui peut être revendiqué.
Au moment précis où l’erreur se produit elle se vit toujours dans l’inconscience d’elle-même, sinon il ne s’agit plus d’une erreur mais d’une faute ou d’un mensonge. Le mensonge est conscient de la vérité, et la faute sait qu’elle ne devrait pas être faite, ce qui n’est pas le cas de l’erreur, qui par définition n’est pas intentionnelle. Il faut avoir fait l’erreur pour la réaliser, même si elle est à peine esquissée. Dans ces conditions, la seule revendication possible et nécessaire concerne la formation de pratiques enseignantes capables de respecter à tout instant ce statut intellectuel de l’erreur pour en faire un objet de travail, et donc dans le même mouvement, de rendre parfaitement inappropriée, obsolète, toute entreprise de notation qui perd ainsi tout sens : si l’erreur est bien mouvement de l’esprit il est absurde de vouloir la noter. Comme le corps, poursuit Stella Baruk, l’esprit « a aussi besoin de se mouvoir « dans tous les sens » pour pouvoir s’approprier du sens parce que c’est comme ça qu’il fonctionne et qu’il peut petit à petit prendre possession d’un espace mental dans lequel c’est justement de pouvoir se mouvoir qui lui fera adopter une conduite concertée, argumentée. » [16]
Réaliser l’erreur, en prendre conscience, c’est réaliser une inadéquation entre ce que l’on a produit et ce qu’il convenait de produire, à condition toutefois d’aller jusqu’au bout des raisons de l’inadéquation, de l’écart entre les deux productions. Lorsque leur formation conceptuelle et didactique est insuffisante, c’est ce travail que les enseignants ne peuvent pas faire avec toute l’attention, le soin, la sérénité et l’efficacité nécessaires, ce qui les amène à surseoir au retour réflexif qui seul, à chaque fois, peut permettre aux élèves d’avancer dans la compréhension. L’extravagante polyvalence des maîtres ne leur permet pas d’accueillir sereinement les erreurs des élèves, souvent inattendues, des erreurs qui exigent de l’écoute, de la bienveillance, mais aussi de la capacité d’entendre les raisons qui les ont produites dans le contexte conceptuel qui est le leur à chaque fois et qu’il est nécessaire de maîtriser pour se sentir à l’aise.
Bourdieu reprochait à l’école d’évaluer ce qu’elle n’enseigne pas, ce qu’elle fait trop souvent par le biais de la notation classante, les bonnes notes des uns pouvant finir par justifier à bon compte l’idée que les errements des autres leur sont imputables en raison des multiples déficits que l’on s’imagine leur appartenir. Ces réflexions sur l’erreur valables pour tout élève, qui sont introduites dans le projet d’école commune du GRDS appartiennent à l’examen des conditions de possibilité de la construction d’un tronc commun solide ; elles en constituent une des matrices qui rencontrent, sans irréalisme utopique, les difficultés que les enseignants vivent au quotidien dans leurs classes.
Enseigner la lecture
Après la démocratisation de l’accès au second degré dans les années 1960, la question de la compréhension par les collégiens de ce qu’ils devaient lire s’est posée avec acuité. La réponse à cette question a largement débouché sur une condamnation de la méthode syllabique dans l’apprentissage de la lecture et sur son remplacement par la méthode mixte qui combine de l’apprentissage global, de la devinette pour tenter d’identifier les mots que l’on ne décode pas, et des éléments de décodage, sans que celui-ci soit enseigné à partir du suivi systématique de la progression programmée dans l’introduction des graphèmes [17]. Cette méthode mixte continue d’être très largement utilisée, l’enquête Lire et écrire CP dirigée par Roland Goigoux le montre, mais la syllabique tend de plus en plus à conquérir l’intérêt des enseignants qui sont bien obligés de constater à quelles difficultés sont confrontés trop d’élèves dans l’apprentissage de compétences aussi décisives que celles du lire-écrire. L’actuelle fréquence de la mixte pourrait ainsi changer de camp. Georges Canguilhem l’écrivait : « Un trait humain ne serait pas normal parce que fréquent, mais fréquent parce que normal, c’est-à-dire normatif dans un genre de vie. » [18] Les conditions sont réunies aujourd’hui pour que le « genre de vie » de l’apprentissage de la lecture change, en construisant une fréquence adossée à une nouvelle normalité.
Il aura fallu plus de quatre décennies pour que la mixte s’impose dans le paysage, gageons qu’il n’en faudra pas autant pour que ce soit le cas de la syllabique dont l’efficacité se trouve très largement confirmée. Les enquêtes nationales et internationales dont nous disposons aujourd’hui, qui ont mesuré les effets de la maîtrise du décodage sur la compréhension de l’écrit, ne laissent plus aucun doute sur les relations profondes qu’elles entretiennent. La Conférence de consensus sur la lecture de mars 2016 débouche sur des préconisations conformes aux enseignements convergents de l’ensemble de ces enquêtes.
La rénovation pédagogique des années 1970 est partie des difficultés de compréhension de l’écrit au collège dont l’apprentissage syllabique de la lecture a subi en quelque sorte le contrecoup. Sans qu’il faille cesser de s’interroger sur les performances du collège, tout le monde aujourd’hui s’accorde pour penser qu’il faut faire du primaire une priorité, tant ses résultats sont problématiques et décisifs pour le reste de la scolarité. Gageons qu’à échéance raisonnable cette conjoncture finisse par déboucher sur une volonté largement partagée de pousser la réflexion sur les apprentissages qu’on y réalise, et donc parmi ceux-ci celui qui occupe une place décisive tant les autres dépendent de lui, le lire-écrire.
Devant les convergences des enquêtes sur l’apprentissage de la lecture, Jean-Pierre Terrail conclut qu’ « un cycle d’un demi-siècle apparaît ainsi en passe de se clore » [19]. Des freins existent bien sûr, tant du côté des formateurs et donc des enseignants qu’ils forment que des experts. J’examine ceux qui me paraissent essentiels dans Déchiffrer pour comprendre, mais confrontés aux échecs trop fréquents qui les interpellent, les enseignants ont la possibilité aujourd’hui de s’appuyer sur un ensemble de connaissances solides qu’ils peuvent trouver mises en œuvre dans certains manuels dont les ambitions peuvent être résumées ainsi : « départ alphabétique, énoncés entièrement déchiffrables, insistance sur la fluidité du décodage, la ponctuation ; enrichissement du vocabulaire, textes exigeants, de genres diversifiés et notamment « littéraires », pour le travail de compréhension ; tâches d’écriture et notamment dictées menées parallèlement au travail sur la lecture, introduction à l’orthographe grammaticale. » [20]
***
José Morais le montre de façon particulièrement convaincante : la contestation de la nature profondément antidémocratique du capitalisme qui concentre des pouvoirs considérables pour satisfaire ses intérêts, a besoin de construire un processus démocratique pouvant s’appuyer sur la littératie. Définie comme l’appropriation et l’utilisation de l’écrit dans l’exercice de la pensée, la littératie participe de l’élaboration de la pensée libre, critique, d’un haut niveau d’exigence intellectuelle en mesure de construire l’hégémonie d’une réelle démocratie [21]. Cette élaboration a pour vocation de s’introduire dans tous les domaines de la vie de chacun, ce qui pose la question de l’aptitude de chacun à penser le monde dans lequel il conduit sa vie et donc à participer pleinement aux décisions démocratiques touchant aux transformations de ce monde. Nul doute que les ressources intellectuelles nécessaires à la compréhension exigeante du monde ont besoin d’une école à même de construire de telles ressources.
« L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre écrivait Marx, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. » [22] En élargissant la question des conditions matérielles, nous pouvons dire que s’agissant des problèmes de l’école unique, les conditions de leur solution existent déjà. C’est pourquoi l’école commune n’a rien d’une utopie irréaliste.
[1] Norbert Elias, L’utopie, La Découverte, 2014.
[2] Pierre Macherey, De l’utopie !, De l’Incidence Éditeur, 2011.
[3] José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, 2016.
[4] Pierre Macherey, ibid.
[5] Harris Interactive, Observatoire des professeurs débutants, juin 2016.
[6] Claire Bonnard, Jean-François Giret et Céline Sauvageot, Quels effets du passage en Rased sur le parcours scolaire des élèves ? IREDU, Université de Bourgogne-Franche-Comté, Février 2017.
[7] Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010.
[8] Georges Canguilhem, Écrits sur la médecine, Le Seuil, 2002.
[9] Sur cette problématique incontournable il faut lire : Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, 2016.
[10] GRDS, L’École commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, 2012.
[11] Note d’information, n°13-35, Décembre, DEPP, "Grammaire, orthographe, lexique : quelles pratiques au collège et en CM2 ?"
[12] Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ?, La Dispute, 2013.
[13] Jean-Pierre Terrail, ibid.
[14] Sur le site www.leslettresbleues.fr, on peut lire des récits et des témoignages qui montrent comment des enseignants qui travaillent avec des élèves d’origine populaire, reconnaissent l’efficacité du manuel syllabique Je lis, j’écris, et constatent l’enthousiasme de ces élèves de pouvoir s’approprier son contenu ambitieux tant au niveau du lexique qu’au niveau culturel des textes et de l’iconographie.
[15] Stella Baruk, L’âge du capitaine. De l’erreur en mathématiques, Seuil, 1985.
[16] Stella Baruk, ibid.
[17] Janine Reichstadt, Déchiffrer pour comprendre : une question clé de l’apprentissage de la lecture, www.democratisation-scolaire.fr, 2016.
[18] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1972.
[19] Jean-Pierre Terrail, Enquêtes sur l’apprentissage de la lecture. www.democratisation-scolaire.fr, 2016.
[20] Jean-Pierre Terrail, ibid.
[21] José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, 2016.
[22] Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Editions Sociales, 1972.