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Enseigner la philosophie en milieu populaire (I)
Expliciter les attentes
lundi 13 décembre 2021, par
Le professeur de philosophie est souvent confronté aux interrogations récurrentes des élèves sur « ce qu’il faut faire » en philosophie : comment travailler son cours de manière efficace ? Quels sont les critères d’évaluation des devoirs ? Faut-il dire ce qu’on pense dans une dissertation ? etc. [1]
Quelque peu désarçonné par ces questions, il lui arrive de constater que ses réponses ne satisfont pas tout à fait les élèves. Il dira qu’il ne faut pas « réciter le cours » mais se le « réapproprier », mais le sens exact qu’il faut donner à l’expression « se réapproprier son cours » semblera énigmatique à de nombreux élèves. De même, s’il insiste sur le fait que la notation tient compte de critères objectifs, la suspicion d’arbitraire demeure et peut entraîner un désinvestissement.
Les causes de ces difficultés sont nombreuses et il serait naïf d’espérer pouvoir les supprimer complètement au moyen de « trucs » pédagogiques. Il vaut cependant la peine de s’arrêter sur l’une d’entre elles : le caractère souvent implicite des attentes du professeur et, plus largement, de la philosophie considérée comme discipline scolaire.
Cet implicite apparaît dès que l’on réfléchit aux différents aspects qui retiennent notre attention quand nous évaluons une copie. Certes, on indiquera dans la marge que la problématisation est insuffisante, que tel passage est confus, que l’argument n’est pas concluant, etc. Mais qu’est-ce qui explique que cette copie-ci « vaut » 8 quand cette copie-là « vaut » 14 ? Il semble toujours y avoir un « saut » entre elles – et les critères plus ou moins cachés sur lesquels ces remarques reposent – et la note finale attribuée à la copie. Il n’est dès lors pas surprenant que, du point de vue des élèves, le professeur de philosophie semble noter, au mieux, au doigt mouillé, au pire, à la tête du client.
Il ne s’agit pas de dire que la notation en philosophie est nécessairement arbitraire. Mais elle peut difficilement ne pas paraître telle aux yeux des élèves tant que les critères sur lesquels elle repose ne sont pas explicités. En effet, tant qu’ils restent implicites, il est impossible pour les élèves de comprendre ce que peut vouloir dire « réussir » l’exercice et donc de mesurer ce qui sépare leurs productions des exigences auxquelles elles devraient satisfaire et d’après lesquelles elles sont évaluées. Les élèves peuvent réagir à cette incertitude de deux manières opposées : la tentation de la récitation pour prouver le sérieux de leur travail et de leur apprentissage ; l’abandon des efforts jugés « non payants » au profit d’une tentative pour dire simplement « ce qu’on pense » ou le refuge dans une prudente dialectique normande : « peut-être bien que oui, peut-être bien que non ».
Importance de l’explicitation des attentes
La difficulté à expliciter les critères de notation n’est que la face visible de l’iceberg. On peut certes envisager des dispositifs qui permettent d’objectiver certaines attentes, par exemple en mettant en place des barèmes pédagogiques et des contrats de progression (indiquer sur une copie un point précis sur lequel l’élève doit travailler prioritairement – orthographe, exemples, références, argumentation, etc. –, l’élève pouvant bénéficier d’un bonus sur son prochain devoir s’il atteint l’objectif qui a été fixé).
Mais, plus fondamentalement, la difficulté est d’expliciter les procédures cognitives que nous mettons « spontanément » en œuvre quand nous faisons cours et qui sont celles que les élèves sont censés eux aussi mettre en œuvre dans les différents exercices scolaires et plus généralement dans leur manière de penser et de s’exprimer.
L’enseignement de la philosophie n’est évidemment pas le seul à rencontrer cette difficulté. On sait que la métacognition, c’est-à-dire l’attention réflexive aux procédures, méthodes et heuristiques mobilisées dans une activité donnée, contribue essentiellement à la réussite des apprentissages. L’activité métacognitive produit des connaissances sur la manière dont nous produisons et pouvons produire des connaissances. La prise de conscience des procédures est ce qui permet le contrôle et la régulation de ces activités [2].
Pour vraiment maîtriser la technique de la soustraction posée, il ne suffit pas d’apprendre par cœur un ensemble de règles de manipulation des signes mathématiques, il faut aussi comprendre à quelles procédures cognitives correspondent ces règles de manipulation, par exemple à quoi correspondent les retenues qu’on ajoute pour permettre la résolution, c’est-à-dire comprendre ce qu’on fait pendant qu’on le fait.
Il n’en va pas autrement pour la philosophie. La réussite des exercices de dissertation et d’explication de texte et, plus largement, de toute expression philosophique structurée requiert la compréhension des différentes procédures cognitives dont ces formes de discours supposent la mise en œuvre simultanée.
Cela étant, l’enseignement de la philosophie rencontre aussi des difficultés spécifiques à cet égard. Il est probablement plus difficile d’expliciter les procédures mises en œuvre pour mener un raisonnement philosophique rigoureux que celles qui permettent de poser et résoudre une soustraction. En effet, le raisonnement philosophique suppose la mobilisation simultanée de plusieurs opérations intellectuelles complexes qu’il est difficile d’isoler complètement. Ainsi l’écriture d’un paragraphe argumenté pourra-t-elle supposer de formuler une définition abstraite d’un concept permettant son application à des contextes différents, de distinguer strictement le sens de deux concepts dont les frontières sont floues dans le langage courant ou, à l’inverse, de subsumer deux termes différents sous un même concept, d’avancer un argument formellement valide en s’assurant que la conclusion suive des prémisses, d’exposer de manière synthétique une référence philosophique abordée en cours en ajustant cette présentation au problème spécifique traité, de développer un exemple qui ne soit pas qu’une pure illustration mais enrichisse réellement le travail de conceptualisation, de formuler une expérience de pensée bizarre mais permettant de tester nos intuitions, etc.
Il est d’autant plus difficile d’expliciter clairement ces procédures que nous, professeurs de philosophie, les mettons nous-mêmes en œuvre assez naturellement et, pour ainsi dire, sans y penser. Nous ne serions pas devenus professeurs à moins d’une longue fréquentation des œuvres philosophiques et d’une multiplication des exercices canoniques au cours de plusieurs années qui a fini par rendre ceux-ci naturels ou du moins largement plus faciles pour nous.
On dira peut-être que l’on n’attend pas des élèves ce que l’on attendrait d’un collègue ou même d’un étudiant de philosophie. C’est juste mais ce n’est pas vraiment le problème. Le problème tient plutôt à ce que, à moins de faire un effort pour expliciter clairement les attentes auxquelles nous soumettons les élèves, nous risquons dans notre évaluation et dans notre attitude d’avantager ceux de nos élèves dont la maîtrise linguistique et spécifiquement des techniques littéraciennes, c’est-à-dire les techniques d’exploitation de l’écrit pour fixer, objectiver et réfléchir les savoirs, sont déjà les plus développées du fait de leur scolarité antérieure et de leur origine sociale. Ce serait en fait s’adosser tacitement (sans doute inconsciemment) aux inégalités scolaires héritées et, par là-même, courir le risque de les renforcer.
Les sociologues de l’éducation s’accordent pour reconnaître un effet significatif des choix pédagogiques des professeurs sur la réussite des élèves et sur le renforcement ou, au contraire, l’atténuation des inégalités scolaires héritées. Contrairement à un mythe tenace, l’origine sociale des élèves ne décide pas tout [3]. En particulier, on sait qu’une pratique pédagogique qui s’efforce d’expliciter les stratégies cognitives qui doivent être mises en œuvre ainsi que les critères à satisfaire pour accomplir une tâche donnée permet une meilleure réussite de tous les élèves [4].
Comment expliciter les attentes en philosophie ?
Si on prend au sérieux la question des inégalités scolaires, si on est attaché à la démocratisation de l’enseignement, quelles implications pouvons-nous tirer de ce qui précède ?
Pour répondre, il faut sans doute préciser un peu plus ce que peut vouloir dire « expliciter les attentes » dans le contexte du cours de philosophie. Expliciter les attentes pourra d’abord consister à élaborer une liste des compétences dont on attend plus ou moins que les élèves les mettent en œuvre. Nicolas Laurens propose par exemple une liste de quatre compétences centrales : argumenter, conceptualiser, mobiliser des connaissances et problématiser.
L’explicitation des attentes pourra commencer par un travail sur ces opérations. Pour aider les élèves, on pourra leur distribuer cette liste en début d’année et l’agrafer sur chaque devoir rendu sous forme d’un tableau à quatre entrées signalant pour chaque compétence si elle est acquise (A), presque acquise (PA), en cours d’acquisition (ECA) ou non acquise (NA). On ajoutera un commentaire ciblant cette compétence spécifique indiquant des pistes de progression pour que les élèves sachent sur quoi porter leurs efforts pour mieux répondre aux attentes de l’exercice. Plutôt qu’un tableau centré sur ces quatre compétences de base, on pourra aussi fournir un tableau indiquant des critères de réussite plus spécifique, correspondant à la spécificité de l’exercice, permettant d’indiquer aux élèves des points à travailler spécifiquement [5].
Mais évidemment, il ne suffit pas de dresser une liste de compétences. Il faut aussi et surtout travailler ces compétences avec les élèves. On peut le faire par des exercices dédiés. Acquérir une compétence, c’est en effet devenir capable de performances pertinentes dans des contextes appropriés. À cet égard, il faut prêter une attention particulière à la passation de la consigne, annoncer explicitement la compétence travaillée, l’objectif spécifique de l’activité, la manière dont celle-ci est censée contribuer à l’acquisition de celle-là, exhiber les critères de réussite, etc. Trop souvent, en effet, les élèves échouent à mettre en rapport les activités que l’enseignant leur propose avec les savoirs qu’ils sont censés maîtriser et les attentes de la discipline. Ce n’est pas parce que l’objectif pédagogique est clair pour le professeur qu’il l’est aussi pour les élèves et s’il ne l’est pas pour eux, ils risquent de ne pas bien identifier le type d’investissement cognitif qui est attendu d’eux, ce qui ne peut qu’entraîner des malentendus [6].
La diversification de ces exercices tout au long de l’année s’inscrit dans la logique d’une réelle progressivité en philosophie. Proposer des exercices dédiés permet de segmenter les difficultés. Si les objectifs sont explicités et portent sur des procédures identifiables, les élèves peuvent progresser dans l’élaboration de stratégies de résolution et de rédaction efficaces.
La segmentation des difficultés par la spécialisation des exercices est en fait une réponse à une difficulté inhérente à tout apprentissage. Les êtres humains ont une capacité d’attention limitée. Lors d’une tâche complexe qui n’est pas encore maîtrisée, il est difficile de prêter attention à chacune des dimensions de celle-ci à la fois. Travailler séparément sur l’argumentation, la problématisation, la définition, etc., permet d’identifier et de d’automatiser ces opérations. Par la suite, elles requerront moins d’attention pour être effectuées et pourront être mieux intégrées dans un unique discours complexe.
De plus, cela permet de multiplier les évaluations diagnostiques – permettant au professeur de prendre connaissance des performances réelles des élèves et de mettre en place des dispositifs de remédiation ajustés – et formatives – permettant aux élèves de progresser dans la réalisation d’une tâche spécifique [7].
Il vaut la peine, d’ailleurs, d’indiquer explicitement aux élèves qu’il existe différentes sortes d’évaluation répondant à des objectifs différents et de préciser, pour chaque exercice, sa finalité et son mode d’évaluation, c’est-à-dire ce qui le justifie d’un point de vue pédagogique. Cela leur permet de comprendre que les pratiques d’évaluation ne visent pas nécessairement à les noter, à les sanctionner et à les classer mais visent surtout à leur permettre de progresser dans leurs apprentissages. Les élèves sont souvent heureusement surpris de découvrir que les pratiques d’évaluation sont réfléchies et visent des objectifs dans lesquels ils sont susceptibles de se reconnaître. Ils sont alors plus disposés à se prêter aux exercices qui leur sont demandés dans la mesure où ils comprennent qu’il ne s’agit pas de les prendre au piège.
De plus, en proposant une variété d’exercices ciblés, on peut espérer surmonter quelques écueils inhérents à l’enseignement « traditionnel » de la philosophie. Ainsi, la grande familiarité du professeur avec le régime du discours philosophique et les exercices canoniques le rend souvent insensible au caractère implicite de ses propres attentes, si évidentes à ses yeux qu’il peine à comprendre les difficultés que les élèves rencontrent et à trouver le moyen de les aider. Par ailleurs, l’immensité du programme de philosophie – du fait de son indétermination, rien n’est en rigueur hors programme – pousse le professeur à transmettre en urgence un contenu aussi synoptique et exhaustif que possible, qui ne laisse quasiment aucune place à l’apprentissage patient des modes de pensée et d’écriture en philosophie, occultant la nécessité d’un travail spécifique sur les compétences sans lesquelles les élèves restent pourtant incapables d’utiliser ces connaissances de manière pertinente.
A titre d’exemple, on pourra faire travailler les élèves sur la formalisation des arguments, par exemple au moyen de schémas en arbre. On pourra à un autre moment demander aux élèves de justifier l’attitude qu’ils pensent devoir adopter face à des expériences de pensée comme le dilemme du tramway, mais sans exiger d’eux, dans un premier temps au moins, qu’ils se réfèrent à des théories philosophiques vues en cours [8]. Ou bien encore, demander aux élèves, après lecture silencieuse d’un texte, de répondre à un QCM permettant de tester la compréhension fine du texte. Dans la mesure où la qualité de l’écriture est souvent positivement corrélée au fait que l’écrit est destiné à un lecteur bien identifié, on pourra demander aux élèves d’écrire, sur une question donnée, une réponse argumentée à destination d’un autre élève de la classe – et non du professeur – qui aura à charge de répondre, à son tour, de manière argumentative. On pourra enfin exercer les élèves à repérer les diverses modalités de l’énonciation dans un texte philosophique pour comprendre comment s’organise l’exposition de la pensée, la répartition de la parole et des divers points de vue dans des textes souvent complexes car dialogiques (les diverses fonctions du « je », du « on », du « nous », etc., et le sens du passage de l’un à l’autre).
Bien sûr, un cours de philosophie ne peut s’en tenir à cela. Les exercices canoniques supposent la mise en œuvre simultanée de nombreuses compétences et de nombreux savoirs. Des exercices ciblant séparément telle ou telle compétence ne sauraient donc suffire à l’entraînement à la dissertation et à l’explication de texte. Il faut aussi montrer comment ces différentes compétences s’intègrent dans un propos unique. Il faut évidemment se garder de l’excès qui consisterait à désarticuler le propos philosophique en une sommation informe d’opérations discrètes et hétérogènes. Il suffit de penser à ces introductions qui enchaînent mécaniquement les étapes – accroche, définitions des termes du sujet, problème-question, plan – sans que cet ordre paraisse avoir la moindre signification pour l’élève. Ici encore, il est essentiel d’expliciter les procédures cognitives sous-jacentes à ces opérations ainsi que la finalité que vise leur mise en œuvre, qui constituent l’objet réel de l’attention du correcteur.
Évitons, pour finir, les malentendus : il ne s’agit évidemment pas de dire qu’un cours de philosophie pourrait se passer d’un contenu philosophique substantiel. Il y a des connaissances proprement philosophiques qu’un cours de philosophie doit transmettre. Il s’agit simplement d’insister sur le fait que la philosophie n’est pas « à elle-même sa propre pédagogie » : la simple exposition au discours philosophant du professeur ne suffit pas à rendre les élèves compétents pour produire un tel discours. Et s’il est juste de n’évaluer les élèves que ce sur quoi ils ont été effectivement préparés en classe, il est alors impossible de faire l’économie d’une réflexion sur nos attentes lorsque nous les évaluons et sur la manière dont nous pouvons les rendre à même de les satisfaire.
[1] Ce texte est la reprise d’un chapitre, très légèrement modifié, paru dans Enseigner la philosophie. Le guide pratique, guide d’entrée dans le métier de professeur de philosophie édité par l’Association pour la création d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie (ACIREPh) en 2021. Ce livre est disponible en format numérique sur le site de l’ACIREPh : https://acireph.org/.
[2] Voir par exemple Elisabeth Bautier et Patrick Rayou, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, Paris, PUF, 2009 et Anne-Sophie Romainville, Les faces cachées de la langue scolaire. Transmission de la culture écrite et inégalités sociales, Paris, La Dispute, 2019.
[3] Pour une courte vue d’ensemble critique de l’état de l’art sur la question, on pourra se reporter à Patrick Rayou (dir.), L’origine sociale des élèves, Retz, Paris, 2019.
[4] Voir Pédagogies de l’exigence. Récits de pratiques enseignantes en milieux populaires. Coordination et présentation Jean-Pierre Terrail. La Dispute, 2020.
[5] Dans un cas, comme dans l’autre, l’enjeu est d’indiquer clairement aux élèves les points sur lesquels concentrer leurs efforts pour progresser.
[6] La notion de malentendu socio-cognitif dans les recherches sur les difficultés scolaires cherche à rompre avec les approches déficitaristes. Elle permet l’analyse de la co-construction de ces difficultés en mettant en évidence un phénomène de double illusion : de l’élève qui croit avoir compris ce qu’on attend de lui et de l’enseignant qui croit avoir été suffisamment clair et explicite. Voir à ce propos Elisabeth Bautier et Patrick Rayou, Les inégalités d’apprentissage, op. cit.
[7] On distingue traditionnellement entre évaluations diagnostique, formative et sommative. L’évaluation diagnostique vise à connaître le niveau de compétences des élèves en début d’année ou de séquence. L’évaluation formative est un processus continue qui vise à faire progresser l’élève dans ses apprentissages. L’évaluation sommative vise à vérifier et à attester les acquis des élèves au terme de leur apprentissage. La réussite aux évaluations sommatives (la dissertation et l’explication de texte en fin de chapitre) est facilitée par la multiplication d’évaluations diagnostiques et surtout formatives en amont qui permettent d’accompagner les élèves dans l’acquisition des connaissances et des compétences que l’accomplissement des exercices canoniques requiert. Pour une synthèse sur ces questions, voir Pierre Merle, Les pratiques d’évaluation scolaire, PUF, 2018.
[8] On trouvera dans cet ouvrage, sur le site de l’ACIREPh ou du GFEN de nombreuses propositions d’exercices pédagogiques.