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Les programmes et l’enseignement des SES

Un dialogue avec Pierre Merle

vendredi 28 avril 2017, par Alain Beitone

[À la suite de la publication sur ce site d’une contribution du sociologue Pierre Merle (voir ici) explicitant son point de vue sur la réforme de l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée, Alain Beitone nous a proposé les réflexions qui suivent]

Il faut d’abord saluer la décision de Pierre Merle de publier un texte tiré de son audition par la commission ministérielle chargée d’élaborer un avis sur l’enseignement des SES. Pierre Merle a de plus décidé de confier son texte au site du GRDS (https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article254), ce qui souligne la contribution éminente de ce site dans le débat sur l’école en général et sur les SES en particulier.

Pierre Merle a été professeur de SES. Devenu professeur des universités en sociologie, il a continué à s’intéresser aux SES dans ses recherches et à s’impliquer dans la vie de la discipline (notamment à travers la participation aux concours de recrutement). Je précise que Pierre et moi entretenons des rapports amicaux et que l’on ne pourra mettre notre dialogue sur le compte de la querelle personnelle. L’objectif de ma contribution est de souligner les points d’accord entre nous, de dissiper les malentendus, de circonscrire les désaccords et, si possible, de les dépasser.

Des points d’accords importants

Pierre Merle souligne fortement les fondements scientifiques de l’enseignement des SES : « Un enseignement de sciences économiques et sociales a pour objet de transmettre des connaissances scientifiques qui, par construction, se différencient d’une opinion » (toutes les citations de P. Merle sont tirées de son texte paru sur le site du GRDS). Cette posture est parfaitement conforme à celle qui est exprimée dans le préambule du programme du cycle terminal actuellement en vigueur. Il précise son point de vue en distinguant l’Enseignement moral et civique et les SES : « L’EMC relève principalement du registre de l’éducation, de la norme ; l’enseignement des sciences économiques et sociales du registre de l’instruction, de la science. Éduquer et instruire sont les deux missions traditionnelles de l’école. Elles ne sont pas réductibles l’une à l’autre ».

Il y a là un accord important car l’idée selon laquelle l’enseignement des SES est d’abord une éducation à la citoyenneté est très présente dans le débat sur cette discipline scolaire. De même, le scepticisme à l’égard de l’emploi du terme « science » à propos des sciences de la société reste fort chez certains des protagonistes du débat sur les SES (Lawruszenko, Martinache et Mas, 2015, pp. 56-86).

Pierre Merle aborde aussi une question essentielle lorsqu’il écrit : « L’histoire des sciences impose un enseignement des SES présentant la pluralité des paradigmes et courants théoriques ». C’est un point sur lequel j’ai pour ma part insisté dès le début de mes travaux en didactique des SES en soulignant le caractère pluri-paradigmatique des SES, ce qui m’a conduit à défendre l’importance du débat scientifique dans la classe pour montrer aux élèves que les controverses scientifiques ont permis de faire progresser la connaissance du monde social. Répondant à l’ASMP qui propose de réduire l’enseignement de l’économie à la microéconomie, Pierre Merle écrit qu’une démarche d’initiation scientifique « ne peut s’élaborer en supprimant des pans entiers de l’analyse économique contemporaine ». Ce à quoi, bien sûr, on ne peut que souscrire.

Autre point d’accord, la critique formulée par Pierre Merle à l’égard du rapport récent de l’Académie des sciences morales et politiques. Pierre Merle ironise à juste titre sur les interrogations fondées sur l’expérience courante qui devraient, selon l’ASMP, structurer l’enseignement des SES. Il conteste aussi l’idée selon laquelle l’enseignement des SES devrait donner une image positive de l’entreprise. Il précise : « autant en économie qu’en sociologie, l’activité scientifique n’a pas une finalité normative qui aurait pour objet de montrer que l’entreprise devrait être aimée ou détestée, serait globalement une source de « bien » ou « mal ». Il souligne ainsi la nécessité de distinguer les connaissances positives et les jugements normatifs (Beitone et Martin-Baillon, 2016) et ses propos convergent avec ceux de Jérôme Deauvieau qui, dans un séminaire du GRDS consacré aux SES, rappelait que l’école a pour finalité d’apprendre aux élèves « comment penser » et non pas « ce qu’il faut penser ».

Point d’accord enfin à propos de la place des SES en seconde. Pierre Merle se prononce pour un enseignement obligatoire de SES (dans le tronc commun donc) et pour un horaire plus conséquent. On ne voit pas en effet pourquoi les sciences du monde social devraient occuper une place réduite à l’entrée du lycée. Au passage, Pierre Merle insiste aussi sur le fait que les enseignants chargés d’une discipline scolaire déterminée doivent maîtriser les savoirs scientifiques de référence. C’est un point de vue d’autant plus important que cette position ne fait plus consensus dans les débats sur l’école et que les défenseurs du « maître ignorant » sont aujourd’hui nombreux.

Les points d’accord sont donc nombreux et importants. Mais des désaccords que je vais essayer de préciser subsistent. Ils sont à la fois d’ordre épistémologique et d’ordre didactique.

Des désaccords épistémologiques

Le premier désaccord porte sur l’usage par Pierre Merle du concept de vérité. Il distingue en effet les connaissances scientifiques, les opinions, les normes et « la vérité qui relève du sacré ». Or, s’il existe (aux yeux de certains) des vérités révélées qui relèvent du sacré, cela ne suffit pas à justifier que l’on jette l’idée de vérité par-dessus bord en lui déniant toute pertinence scientifique. Telle n’est pas, par exemple, la conception de Jürgen Habermas (peu suspect de positivisme) qui défend avec vigueur l’idée de vérité (Habermas 2001 et 2003). Des auteurs aussi divers que Pascal Engel (1989), Jean-Michel Berthelot (2008) ont insisté sur l’importance du concept de vérité. Il faut rappeler aussi que Pierre Bourdieu souligne le lien très fort entre activité scientifique et vérité : « « C’est parce que le champ scientifique est, par certains côtés, un champ comme les autres mais qui obéit à une logique spécifique, que l’on peut comprendre, sans faire appel à une forme quelconque de transcendance, qu’il est un lieu historique où se produisent des vérités transhistoriques » (Bourdieu, 2001, p. 136). On peut citer aussi Bernard Lahire : « À la question : « À quoi servent les sciences sociales ? », le chercheur répond alors sereinement : « À rien d’autre qu’à produire des vérités scientifiques sur le monde social ». Le chercheur n’est au service de personne, il est uniquement au service de la vérité chèrement conquise » (Lahire, 2012, p. 8). Jacques Bouveresse insiste aussi sur le concept de vérité et sur la distinction nécessaire entre « vrai » et « tenu pour vrai ». Un de ses proches, Jean-Jacques Rosat (2009, p. 175), donne cet exemple éclairant : même si dans le débat sur l’affaire Dreyfus les dreyfusards avaient perdu la bataille, si la culpabilité du capitaine avait été tenue pour vraie et s’il était mort au bagne, il n’en demeure pas moins, que l’énoncé « Dreyfus est innocent » aurait été un énoncé vrai. Si, à la manière des relativistes, on est en désaccord avec cet exemple, si on considère que l’innocence ou la culpabilité de Dreyfus est déterminée par un rapport de force et non par des faits objectifs, alors tous les énoncés se valent.

Certes, il faut prendre garde aux dérapages scientistes qui transforment la vérité en dogme, mais on ne doit pas renoncer à l’horizon régulateur de la production d’énoncés vrais. C’est pourquoi, un enseignement qui se situe dans le prolongement du rationalisme des Lumières, repose sur la construction dans la classe d’une norme épistémologique (version scolaire du champ scientifique de Bourdieu) qui permet d’évaluer les énoncés formulés par les élèves. Si l’un de ces derniers affirme que le chômage est lié au nombre trop élevé d’immigrés, la réponse n’est pas que cette opinion est immorale, mais qu’elle est fausse car il est possible d’établir rationnellement que le niveau de chômage ne fluctue pas en fonction des flux migratoires. Cette question est importante, car l’école en général et les SES en particulier sont exposées à l’influence d’une forte pression relativiste. Les futurs programmes de SES devront donc choisir entre rationalisme et relativisme et ce choix a des enjeux didactiques et politiques considérables.

Un second point de divergence épistémologique porte sur la façon de traiter de la pluralité des paradigmes. Il faut ici naviguer entre deux écueils :

-  Un écueil scientiste qui consiste à affirmer qu’il n’existe qu’un seul discours légitime dans chaque science sociale. C’est la position de Pierre Cahuc et André Zylberberg (2016) dans leur livre très contesté sur le « négationnisme économique ». Dans leur perspective, les approches post-keynésiennes, régulationnistes, marxistes, conventionnalistes, etc. sont exclues du champ scientifique et donc de l’enseignement ;

-  Un écueil relativiste qui considère que les sciences sociales sont constituées d’un catalogue de théories juxtaposées entre lesquelles il faudrait faire un choix « citoyen ». L’enseignement dans ce cas consiste à faire débattre les élèves sur des alternatives : « libéral ou keynésien », « durkheimien ou wébérien », « marxiste ou ricardien », etc. Dans cette conception, tous les discours se valent et le choix entre les paradigmes relève de la « guerre des dieux » c’est-à-dire d’un choix en fin de compte non rationnel. Par exemple, il n’y a pas lieu d’opposer de façon caricaturale le « chômage classique » et le « chômage keynésien », dans la mesure où les deux approches mettent en évidence des mécanismes qui sont susceptibles de contribuer à expliquer le niveau et l’évolution du chômage.

Je plaide pour ma part pour une posture qui articule trois exigences :

-  Permettre aux élèves de comprendre l’existence d’une pluralité de paradigmes et la fécondité des débats scientifiques entre ces paradigmes. Par exemple Marx s’appuie explicitement sur l’approche en termes de circuit des physiocrates et sur la théorie de la valeur-travail de Ricardo ;

-  Ne pas caricaturer les oppositions entre les paradigmes. Par exemple Durkheim et Weber défendent tous les deux la neutralité axiologique, ils articulent tous les deux, explication et compréhension, etc.) ;

-  Il y a cumulativité dans les sciences sociales. Par exemple, la mise en évidence des défaillances de marché et des défauts de coordination qui est au cœur de l’analyse économique aujourd’hui s’appuie à la fois sur Marx, sur Keynes, sur Pigou, sur Sraffa, sur Schumpeter, etc. De même les régulationnistes s’appuient sur Marx, Keynes, Schumpeter, les institutionnalistes américains, etc. Enfin, tous les économistes aujourd’hui prennent en compte les asymétries d’information, le comportement stratégique du marché, les défaillances du marché, etc.

Pour cerner la divergence avec Pierre Merle repartons de l’un de ses exemples : « Dans la sociologie française, les explications des inégalités sociales des cursus scolaires par la sociologie déterministe bourdieusienne d’une part, individualiste boudonnienne d’autre part, s’opposent nettement. Il importe de distinguer clairement les approches holiste et individualiste ». Présentée sous cette forme, l’opposition « holisme »/ « individualisme » apparait comme un clivage insurmontable. Or, Pierre Bourdieu lui-même a mainte fois rappelé qu’il était opposé à une telle présentation. Il la dénonce même comme un travers professoral. Il défend pour sa part un « relationnisme méthodologique » qui transcende l’opposition individualisme/holisme. Philippe Corcuff développe cette posture de « relationnalisme méthodologique » et y voit même une tendance lourde de la sociologie contemporaine. On ne peut penser le monde social ni à travers un déterminisme simpliste niant l’autonomie des acteurs, ni à travers une négation de la contrainte sociale qui conduirait à penser que l’acteur agit dans un vide social (Corcuff, 2011). Cette volonté de rendre compte en même temps de la singularité des acteurs, de leur subjectivité et des déterminismes sociaux se retrouve chez des auteurs, très différents par ailleurs, tels que : Bernard Lahire (1998, 2004, 2005, 2013), François de Singly (2000, 2003), sans oublier (pour remonter aux grands anciens) Norbert Elias (1991).

Si on prend l’exemple de la sociologie des inégalités scolaires, on observe aussi que de nombreux auteurs, par exemple lorsqu’ils analysent les phénomènes de ségrégation, articulent les stratégies des acteurs et le contexte institutionnel (Agnès Van Zanten, Marco Oberti, Georges Felouzis).

La troisième divergence épistémologique porte sur la question des disciplines. Je me suis déjà longuement exprimé sur ce point et je serai donc bref (Beitone, 2015). Pierre Merle fait observer que les économistes aussi bien que les sociologues étudient les inégalités scolaires ou encore l’entreprise. Il voit là, si je l’ai bien compris, une raison de relativiser l’importance des disciplines savantes. Il écrit notamment : « ces frontières disciplinaires n’ont pas de fondements épistémologiques indiscutables ». Il faut rappeler que les disciplines ne se définissent pas par leur objet, mais par le point de vue qu’elles adoptent sur la réalité empirique. Par ce regard, elles construisent leur objet. Le fait est « construit, conquis, constaté » comme l’écrivait Pierre Bourdieu. Et naturellement l’entreprise n’est pas le même « fait » pour l’économiste et pour le sociologue. Il faut revenir à ce qu’écrivait en 1963 Peter L. Berger. Il soulignait avec humour que le fait pour un botaniste de s’intéresser aux jonquilles n’empêche pas au poète de s’y intéresser aussi. S’agissant de la sociologie, il écrit : « Dans ses voyages dans le monde des humains, le sociologue rencontrera fatalement d’autres voyeurs professionnels. Ces derniers en auront parfois un peu d’humeur, trouvant qu’il braconne sur leurs chasses gardées. Il rencontrera ici l’économiste, là le politologue, ailleurs le psychologue ou l’ethnologue. Mais les questions qui l’avaient amené au même endroit sont probablement différentes de celles qui poussent ces autres maraudeurs. Les questions du sociologue sont presque toujours les mêmes : « Que font ces gens les uns avec les autres ? », « Quelle relations entretiennent-ils ? », « Comment ces relations s’organisent-elles en institutions ? », « Quelles sont les idées collectives qui font bouger les gens et les institutions ? ». En cherchant réponse à ces questions dans des cas particuliers, le sociologue sera amené, bien sûr, à traiter de questions économiques ou politiques, mais il le fera de manière assez différente de celles de l’économiste ou du politologue. C’est la même scène humaine qu’il contemple et que ces autres scientifiques considèrent. Mais le sociologue a un angle de vision différent.

Cela compris, on voit qu’il n’y a guère de sens à essayer de délimiter pour le sociologue un territoire particulier à l’intérieur duquel il serait chez lui pour mener son travail » (Berger, 1963/2006, p. 53). Ce qui définit le sociologue, ce n’est pas l’objet qu’il étudie (l’école, l’entreprise, la famille, etc.), mais « l’angle de vision » qu’il adopte. Ailleurs, Berger compare les disciplines à des lunettes : selon les lunettes disciplinaires que l’on adopte, on ne voit pas le monde de la même façon. Ce point de vue est aussi défendu, d’une autre façon, par l’anthropologue Alain Testart : « Ce n’est pas la nature différente des choses, la qualité différente des évènements qui suscite des sciences distinctes, c’est l’éclairage différent que chaque science porte sur les mêmes choses et les mêmes événements du monde. C’est la dimension d’étude que chacune privilégie, la problématique qu’elle développe » (Testart, 1991, p. 95). Et Testart précise qu’en droit, toute discipline peut s’emparer de n’importe quel objet. L’existence d’une sociologie de la santé et de la maladie, ne remet pas en cause la spécificité de la médecine, ni la spécificité de l’économie de la santé. On ne peut donc rien déduire, quant à l’importance et à la fécondité des disciplines, à partir du constat qu’elles peuvent étudier les mêmes objets. Il est par conséquent nécessaire de former les élèves à la spécificité du regard de chaque discipline. Ce qui constitue d’ailleurs une condition nécessaire si l’on se propose, par ailleurs, de leur montrer la fécondité du croisement des regards disciplinaires. C’est la condition pour que des regards disciplinaires croisés soient possibles sur certains objets d’étude.

Des désaccords pédagogiques et didactiques

S’agissant des questions pédagogiques et didactiques, je m’en tiendrai à un seul point, à mes yeux décisif. Il existe à propos des SES un débat ancien qui oppose les partisans d’une approche « par les objets » et les partisans d’une approche par les disciplines. Remarquons, sans nous y attarder, mais en lien avec le point précédent, que ce débat n’a de sens que si les « objets » existent naturellement et indépendamment du regard disciplinaire qui le construit. Or, il n’en est rien. L’argent des sociologues a peu à voir avec la monnaie des économistes.

À propos de ce débat, Pierre Merle écrit : « Les enseignements de SES sont sans doute plus faciles à construire et à réaliser par les enseignants avec une approche disciplinaire de type académique, présente dans les manuels universitaires. Par contre, l’intérêt des élèves est sans doute plus facile à susciter avec l’approche par objets d’étude » et il ajoute « La réflexion pédagogique valide plutôt une approche par objet ». Ces affirmations semblent très discutables. En particulier, la réflexion pédagogique (ou au moins une partie d’entre elle) ne valide pas du tout le primat de l’approche par les objets. Cette dernière a, en effet, l’inconvénient majeur de favoriser une classification faible des savoirs. Sous prétexte de motiver les élèves, on part de leur expérience vécue et on favorise leur expression. Le risque est alors grand, comme l’a montré Jérôme Deauvieau (2007, 2009), de succomber à « l’activisme langagier ». En effet, face à un objet d’étude « chaud » et à l’intérêt spontané qu’il suscite, les élèves, invités à s’exprimer, vont mobiliser leurs connaissances personnelles et leurs opinions et ils vont souvent mobiliser aussi des discours politiques (on condamne les banquiers, la spéculation, la pauvreté et les inégalités, ou alors les pauvres, les immigrés et les assistés qui se gobergent grâce à l’État providence, etc.). Mais à partir de ce discours, il est très difficile de passer aux savoirs scolaires et à leur légitimité savante.

On peut facilement illustrer cela à travers la question du langage utilisé. Soucieux de ne pas faire obstacle à la participation des élèves, l’enseignant va souvent réviser en baisse son exigence en matière de précision conceptuelle. On acceptera que les élèves disent : « les riches ont trop d’argent », plutôt que « il existe une inégalité de revenu importante entre les 1% de la population qui perçoivent les revenus les plus élevés et les 10% de la population qui perçoivent les revenus les plus faibles ». Cette faible classification du langage utilisé (langage commun contre langage relevant des savoirs scolaires), conduit aussi à une moindre classification des savoirs sociaux ou politiques par rapport à ces mêmes savoirs scolaires.

Dans bien des cas, l’irruption du débat social et la mobilisation par les élèves de leur expérience personnelle du monde social constituent un obstacle important à la réalisation des objectifs cognitifs qui sont visés. On crée donc un malentendu : les élèves pensent qu’ils ont réalisé les tâches demandées puisqu’ils participent et donnent leur opinion. Mais ils ne réalisent pas l’appropriation des savoirs méthodologiques et conceptuels qui est en réalité attendue. Des réflexions pédagogiques, fondées sur de nombreuses observations empiriques du déroulement des interactions en classe, confirment que cette classification faible des savoirs, ce cadrage faible des activités des élèves (puisque l’on veut favoriser l’expression spontanée des élèves) est un puissant facteur de création d’inégalités d’apprentissage. En effet, les élèves en difficulté sont souvent ceux qui ne font pas de distinction nette entre, d’une part, leur expérience quotidienne et les opinions liées à cette expérience et, d’autre part, avec les exigences spécifique d’acquisition des savoirs scolaires. C’est ce que souligne aussi Elisabeth Bautier : « Les contenus de savoir sont aujourd’hui devenus flous, ou du moins, sont des enchevêtrements de contenus disciplinaires, ponctuels le plus souvent, d’usages du langage, de raisonnements et de mode de faire procéduraux dans les activités » (Bautier, 2011, p. 162).

L’enjeu cognitif passe au second rang par rapport à la réalisation de tâches supposées motivantes (écrire un article pour le journal du lycée, monter une exposition, participer à un débat, visiter un quartier ou une entreprise, etc.).
Évidemment, il ne s’agit pas de s’opposer à l’étude de questions (et non d’objets) qui font débat dans la société (les inégalités de revenus, la reproduction sociale, la lutte contre l’effet de serre, les transformations de la relation salariale, etc.) (Beitone, 2004). Mais ces questions doivent être traitées de telle façon que les élèves font l’expérience de la nécessité de rompre avec le sens commun et, en même temps, l’expérience de la fécondité intellectuelle des savoirs scolaires et du recours à un vocabulaire exigeant.

L’entrée par les disciplines a le mérite d’attirer l’attention des élèves sur le fait qu’il s’agit de s’approprier des connaissances qui sont produites par des communautés savantes, qu’il s’agit par conséquent d’utiliser un langage précis, de conduire des raisonnements rigoureux. Le cadre disciplinaire a aussi le mérite de mettre en relation les savoirs et les problématiques. On sait que l’acquisition par les élèves d’une « conscience disciplinaire » est de nature à favoriser les apprentissages. Bref, l’entrée par les disciplines s’inscrit dans le paradigme de l’exigence intellectuelle (Terrail, 2016).

Le grand mérite du texte de Pierre Merle c’est d’être orienté vers l’entente. Sur l’élaboration des programmes, leur contenu, la formation des élèves et leur évaluation, il formule des propositions. Le débat peut donc et doit donc se poursuivre afin de rendre justice à l’effort de dépassement des conflits qu’il a entamé.

Références bibliographiques

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