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Les transfuges de classe : des exceptions consolantes ?
samedi 26 mars 2022, par
Les témoignages de "transfuges de classe" jouissent incontestablement d’un intérêt qui ne se dément pas. L’importance du lectorat des ouvrages d’Annie Ernaux démontre depuis de nombreuses années l’ampleur de cet intérêt. Didier Éribon a même écrit Retour sur Retour à Reims pour répondre par ce biais au courrier considérable qu’il a reçu après la parution de Retour à Reims, ne pouvant plus le faire individuellement, tant le rythme était devenu impossible à suivre.
Parmi les auteurs de publications récentes, citons Chantal Jaquet, Rose-Marie Lagrave, Jean-Paul Delahaye, Édouard Louis, Nesrine Slaoui, Tonino Benacquista, Kaoutar Harchi, Adrien Naselli, sans oublier Jean Rohou et son Fils de ploucs un peu plus ancien.
Un point commun unit tous ces auteurs. Ils sont originaires des classes populaires et ont grandi dans des conditions de vie matérielles pauvres, voire très pauvres [1], et un milieu culturel très éloigné de la culture savante. Or ils ont tous réussi à s’approprier cette culture et à devenir des intellectuels confirmés. Aujourd’hui, cette grande pauvreté qu’ont connue les transfuges ne diminue pas, bien au contraire : elle précipite beaucoup d’enfants dans des conditions de vie particulièrement préoccupantes, qui se trouvent corrélées à un échec scolaire très important. Or dans le même temps, les changements de société nécessaires qui doivent être démocratiquement discutés, exigent une élévation massive des ressources intellectuelles de tous. D’où les questions sensibles auxquelles nous confrontent les transfuges : qu’est-ce qui leur a permis de réaliser le parcours qui fut le leur, comment ont-ils fait, dans quelles conditions ? Avec, contre leur famille ? Quelles institutions, situations, rencontres se sont présentées sur leur chemin pour qu’ils aient pu se fabriquer une telle identité de transfuges de classe ?
Le besoin de compréhension de tels parcours rencontre celui d’une société où les enfants des classes populaires aspirent à accéder à une réussite scolaire en mesure de leur assurer un statut social qui pourrait se rapprocher de celui des transfuges. Ce besoin rencontre également celui des familles ouvrières pour qui cette même réussite scolaire est devenue une préoccupation massive, un enjeu incontournable pour penser l’avenir professionnel de leurs enfants. « L’ampleur des changements d’attitude par rapport à l’école de génération en génération chez les ouvriers constitue bien une sorte de révolution culturelle qui n’a sans doute pas fini d’ébranler le système éducatif. (…) Minoritaires il y a encore une quarantaine d’années, les aspirations ouvrières aux études longues sont non seulement devenues majoritaires aujourd’hui mais l’idée s’est de plus en plus répandue dans les familles que les enfants doivent « aller le plus loin possible à l’école » [2].
Mieux comprendre comment se sont fabriquées les identités de transfuges ne peut qu’éclairer la réfutation de la thèse déficitariste dangereuse des handicaps socioculturels dont seraient victimes les enfants des milieux populaires, ainsi que celle du mérite, fruit supposé d’un courage et d’une obstination exceptionnels. Mais aussi, mieux comprendre pourquoi leurs conditions de vie matérielles et culturelles difficiles n’ont pas conduit les transfuges à suivre fatalement leur destin de classe prend assurément un sens politique qui concerne la construction démocratique de nouveaux choix d’école et de société.
Jean-Paul Delahaye intitule son livre Exception consolante, en empruntant l’expression à Ferdinand Buisson, et rend compte de ce choix en écrivant : « En tant qu’exception, je consolais et rassurais les riches, tout en donnant de l’espoir aux pauvres. » [3] Et non sans ironie il précise que finalement dans ce contexte le monde n’allait pas si mal puisqu’il permettait à des enfants comme lui de sortir de leur milieu, d’acquérir un tout autre statut social, tout en permettant aux riches de continuer à expliquer avec bonne conscience leurs réussites par le talent et/ou le mérite…
A cet égard, Nesrine Slaoui n’est pas dupe. Elle sait bien que le récit de son parcours de transfuge peut nous valoir des propos dangereux tels que : « La preuve que c’est possible ! », « Quand on veut, on peut ! ». Mais elle sait aussi que ça vaut le coup de le faire connaître car cela peut permettre à d’autres de prendre de la force pour s’engager sur le chemin escarpé de la réussite scolaire quand on n’appartient pas au monde des héritiers. Elle avait une revanche à prendre et elle l’a prise, non sans bosses, mais avec un franc succès [4].
Pour justifier l’écriture plate qu’elle décide de choisir pour parler des paroles, des gestes, des goûts de son père, des signes objectifs d’une existence qu’elle a partagée, Annie Ernaux considère dans [5] qu’elle n’a pas le droit de prendre le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant » ou d’« émouvant ». Nous pouvons l’entendre, mais il est difficile pour les lecteurs que nous sommes de ne pas se sentir touchés par ses écrits et ceux des autres transfuges : passionnants, émouvants, percutants et dignes, ils ont une profondeur d’écriture qui peut être bouleversante, riche de détails signifiants.
Transfuges de classe ou transclasses ?
On ne peut pas aborder sérieusement cette question sans tenir le plus grand compte de ce que Chantal Jaquet écrit sur ces parcours de non-reproduction sociale, dans l’analyse qu’elle propose des replis intimes, singuliers, sociaux et culturels des sujets concernés, sur fond d’analyses philosophiques très stimulantes.
Elle indique qu’elle a forgé un concept de transclasse différent de la notion de mobilité sociale, pour désigner la personne qui opère le passage d’une classe à une autre, en préférant ce mot à celui de « transfuge » car il est beaucoup plus près de l’idée de transition, de changement, de passage d’un milieu à un autre, sans retenir un jugement de valeur.
« Afin de donner une existence objective légitime à ceux qui ne reproduisent pas le destin de leur classe d’origine, il convient donc de changer de langage et de produire un concept, en écartant les termes péjoratifs, métaphoriques ou normatifs. » [6]
Écrite un peu différemment, nous pouvons lire la même idée de fond dans un autre ouvrage : « Désigner ces êtres comme des transclasses, c’était leur conférer une existence légitime, les sortir du mode d’être un peu honteux, marginal ou sulfureux, qui reste attaché à la notion de transfuge de classe. » [7] Mais si ce mode d’être appartenait à ce qu’en disent les transfuges eux-mêmes ?
L’avantage du concept de transclasse, précise Chantal Jaquet vient du fait qu’il englobe toutes les figures de migration quelle que soit la classe d’origine, ouvrière ou bourgeoise, sans préjuger de leur positivité ou de leur négativité. « Il met à distance l’imaginaire vertical du haut et du bas en cessant d’appréhender le changement de classe uniquement en termes d’ascension ou de déclassement, d’élévation ou de chute (…), pour le penser dans sa transversalité comme un fait social. » Les auteurs que nous citons ont quitté la classe ouvrière ou paysanne pour changer radicalement de milieu socioculturel dans une trajectoire ascensionnelle où les valeurs se sont constamment invitées.
Un enfant de la bourgeoisie telle que décrite par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot [8] qui quitte sa classe d’origine et va vers un déclassement, peut difficilement le faire sans être confronté à tout un système de valeurs. L’attention particulièrement déterminée et constante portée à l’éducation des enfants et des jeunes pour qu’ils s’approprient efficacement les principes et les valeurs de leur milieu, laisse peu de place à la possibilité de transgresser sans problèmes les devoirs de fidélité à sa classe bourgeoise d’origine, pour s’aventurer vers un monde social jugé « bas ». Quoi qu’il en soit du changement de classe, il ne peut guère s’abstraire de tout débat intime où s’immisce immanquablement la question de la positivité et de la négativité des valeurs, qu’il s’agisse d’être « déclassée par le haut », comme le dit Annie Ernaux pour elle-même, ou d’être « déclassé par le bas ».
Chantal Jaquet aborde d’une autre manière cette question sémantique : « Quand on parle de « transfuge de classe », on se place d’emblée du point de vue de l’arrivée, des individus qui sont déjà passés de l’autre côté, sans mettre l’accent sur la dimension centrale du passage, sa nature problématique, ses conditions de possibilités et ses figures. » [9] Cette idée de « point de vue de l’arrivée » ne me paraît pas convaincante. Les récits sont produits lorsque les transfuges « sont déjà passés de l’autre côté », mais avec ces récits nous sommes au cœur de la dimension centrale du passage dans tout ce qui l’a animé. Rose-Marie Lagrave parle de la métamorphose de la migrante de classe qui se décline sur un axe temporel que seule l’écriture « point de vue de l’arrivée » pouvait attester, sans jamais éluder l’importance de sa nature problématique.
Que des regards malveillants refusent toute existence légitime aux transfuges ne signifie pas qu’ils n’en ont pas et qu’il faudrait la leur conférer, la leur donner. Bien qu’ils aient pu eux-mêmes en douter, ils l’ont objectivement : leurs positions professionnelles et culturelles l’attestent amplement.
Des habitus clivés ?
Didier Éribon rappelle ces mots de Bourdieu pour désigner cette mélancolie, ce « malaise produit par l’appartenance à deux mondes différents, séparés l’un de l’autre par tant de distance qu’ils paraissent inconciliables » [10]. Politiquement du côté des ouvriers, il détestait son ancrage dans le monde de leur culture, tout en ayant pleinement conscience de ce que signifie l’inégalité sociale, la violence de l’exploitation à l’usine que sa mère a dû subir pour lui permettre d’aller au lycée et de poursuivre des études alors qu’elle ne pouvait pas comprendre ce qu’il y faisait. Il parle de rééducation de lui-même pour entrer dans un autre monde culturel et mettre à distance celui d’où il venait, tout en craignant que la culture du pauvre qui fut la sienne ne lui colle à la peau dans sa « fuite éperdue ».
Quitter un lieu, Reims, pour exister autrement. « Et je fus, à n’en pas douter, un « transfuge » dont le souci, plus ou moins permanent et plus ou moins conscient, aura été de mettre à distance sa classe d’origine, d’échapper au milieu social de son enfance et de son adolescence. » [11] « Mettre à distance », « échapper », fuir éperdument, ces mots vont au-delà du simple passage d’une classe à une autre qui ne contiendrait pas avec force l’épaisseur des affects et des valeurs qui l’accompagnent.
Aucun transfuge n’est en mesure d’aller vers cet autre milieu sans emporter dans ses bagages son milieu d’origine, source constante de comparaison avec tout ce qu’il est amené à connaître, à vivre. Or, sur bien des plans, tant matériels que culturels, la comparaison ne profite guère au milieu d’origine lorsqu’il est populaire. Passer dans la classe « supérieure » c’est avoir changé ses goûts, ses manières d’être, ses choix culturels et sociaux. Le transfuge peut bien n’avoir aucun mépris pour les goûts populaires de ses origines, il lui est difficile de lire avec le même intérêt, le même plaisir littéraire Anna Karénine et les livres de la collection Harlequin ou Nous Deux.
Mais le milieu d’origine demande à ne pas être oublié dans ce qu’il est, des hommes et des femmes dignes de respect, d’affection, d’un courage insigne face à la vie qui leur est faite. Le transfuge n’oublie pas la valeur de cette demande, et ne quitte pas ce milieu qui fut le sien pour aller vers tout ce qu’il n’a pu lui donner, impunément. Il n’oublie pas que c’est le poids de toutes les inégalités structurant la société qui a empêché sa famille de lui donner ce qu’il a trouvé ailleurs, qu’elle n’est pas responsable au premier chef du destin de classe qui aurait dû être le sien et qu’il a contredit pour une autre vie. La quitter dans ces conditions ne lui permet pas d’éviter le sentiment de désertion voire de trahison qui, accompagné de la honte de ses origines qu’inspire le regard de classe du milieu d’« accueil », se transforme en honte de la honte.
C’est l’ensemble de ces raisons qui peut nous amener à privilégier l’expression « transfuge de classe » par rapport au terme « transclasse » qu’utilise Chantal Jaquet lorsqu’elle écrit : « Condamné au grand écart entre des univers souvent incompatibles, un transclasse est nécessairement travaillé par des contradictions ouvertes ou souterraines. » Cette « condamnation » au grand écart n’est-elle pas le trait existentiel essentiel du statut de transfuges ? Les récits par lesquels nous accédons à leur histoire sont pétris de cette dialectique des contraires qui engage des identités devenues difficilement compatibles en une même personne. Cela est d’autant plus difficile que le sujet n’est jamais passif et qu’il n’oublie pas qu’il est forcément partie prenante du mouvement de conquête de son nouveau statut, de sa nouvelle identité.
Figures de la honte et du sentiment d’illégitimité
La honte
Sartre propose une analyse de la honte, cette honte qui peut nous atteindre « jusqu’aux moelles ». Il écrit dans L’être et le néant que dans sa structure première, la honte est honte devant quelqu’un. « J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. (…) la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. » [12] C’est tout à fait ce que décrivent les transfuges, qui voient bien dans le regard de leurs parents combien ceux-ci comprennent ce que signifie le mouvement culturel de leur enfant qui s’éloigne pour aller vers des contrées sociales autrement plus enviables que celles qu’ils ont pu lui offrir. En reconnaissant être comme ils sont vus, les transfuges peuvent difficilement éviter la honte, pris dans ce sentiment d’avoir « craché dans la soupe » [13] offerte par ceux qui les ont fait naître et leur ont accordé tous les soins dont ils pouvaient être économiquement, socialement, culturellement capables, non sans avoir travaillé dur pour gagner peu, trop peu trop souvent. La honte d’avoir trahi se lit sous la plume de beaucoup de transfuges.
A cet égard, Chantal Jaquet précise : « La honte est l’un des marqueurs affectifs les plus constants du parcours des transclasses. (…) Elle a la puissance de produire son contraire, de sorte que la tension atteint son paroxysme et que le sujet est déchiré, car non seulement il a honte mais il a honte d’avoir honte. (…) La honte sociale est un affect paradoxal, car elle implique à la fois un détachement et un attachement par rapport au milieu d’origine. » [14]
Mais la honte ne s’arrête pas au sentiment d’avoir craché dans la soupe. La société de classes dans laquelle naît le transfuge joue sa partition pour lui rappeler que « ce n’est jamais assez bien à la maison », qu’il s’agisse du logement, de ses équipements, de son ameublement, de la nourriture qui y entre, des manières de table, des postures, et, point d’orgue, du langage, de la culture. Là aussi, comment éviter de reconnaître que l’on est comme autrui nous voit, lorsque tout un système prédominant de valeurs accompagne très efficacement les inégalités de classes qui savent assigner à chacun une place qui le valorise ou au contraire le dévalorise puissamment ? Jamais assez bien, assez beau, assez juste, assez distingué, assez respectable ; c’est le regard social issu de valeurs des milieux intellectuels et bourgeois qui se représente le transfuge comme un être soupçonnable de mauvais goûts. Qu’il acquière les bons goûts idoines, ceux-ci sont souvent perçus comme fragiles car ils n’ont pas la patine de l’éducation intellectuelle et/ou bourgeoise « de souche ». Il est difficile d’échapper à ces regards d’autrui qui peuvent atteindre jusqu’aux moelles, de ne pas pouvoir résister à la reconnaissance de ce qu’il est possible d’y lire.
Découvrir des codes jugés supérieurs à ceux de son monde social et familial a été pour Annie Ernaux d’une grande violence. Avec cette « écriture comme un couteau » qui ne connaît pas « l’enchantement des métaphores, la jubilation du style », elle nous fait entrer avec saisissement dans ce qu’a signifié se sentir indigne. Elle découvre la contradiction ineffaçable entre son monde et celui des bonnes manières, des bons goûts, des parlers corrects, révélé cruellement par la tentative de meurtre de son père sur sa mère lorsqu’elle avait 12 ans.
« Toute notre existence est devenue signe de honte. La pissotière dans la cour, la chambre commune - où, selon une habitude répandue dans notre milieu et due au manque d’espace, je dormais avec mes parents -, les gifles et les gros mots de ma mère, les clients ivres et les familles qui achetaient à crédit. (…) Il était normal d’avoir honte, comme d’une conséquence inscrite dans le métier de mes parents, leurs difficultés d’argent, leur passé d’ouvriers, notre façon d’être. (…) La honte est devenue un mode de vie pour moi. A la limite je ne la percevais même plus, elle était dans le corps même. » [15]
La honte et le sentiment de trahison vont souvent ensemble. Toutefois certains auteur-es refusent d’être perçu-es comme traitres. C’est le cas de Nesrine Slaoui qui ne veut pas qu’il soit possible de penser qu’elle a trahi, même si elle est allée vers un tout autre monde social et culturel. « Quand j’ai essayé de comprendre mon parcours de « transfuge de classe », surtout ses névroses et ses blessures, j’ai refusé de me voir comme une traitresse à mon milieu ouvrier d’origine. (…) je ne peux pas renoncer à la fois à ma classe et à mon appartenance ethnique, la violence serait trop grande, j’ai besoin de ceux qui partagent mon histoire. » [16]
Fils de ploucs, Jean Rohou devenu professeur d’université spécialiste de Racine, montre puissamment ce que fut la vie de misère et de mépris qu’il a connu dans le Léon breton où il est né. « Non seulement notre vie était rude, mais nous avions intégré le mépris dont nous étions l’objet, au point d’avoir plus ou moins honte de nous-mêmes. » Mais il ajoute : « Le plouc que je fus cohabite avec l’intellectuel que je suis devenu. J’ai quitté le monde où je suis né, et j’ai masqué mon identité première pour devenir un autre personnage. C’était ça ou la misère et le mépris. Mais j’ai toujours ce frère en moi, qui m’a préservé de l’embourgeoisement et de la sclérose dans l’intellectualisme. » [17].
Le sentiment d’illégitimité
Devenir professeur-e d’université, agrégé-e, directrice d’études, philosophe, sociologue, haut fonctionnaire, journaliste, écrivaine, écrivain … représente des positions intellectuelles et sociales de haut rang. Les transfuges ont réussi à désirer et à obtenir ce qui est « naturellement » réservé aux héritiers d’un capital social et culturel valorisé et offrant une position sociale favorisée. Mais était-il bien légitime de réussir à ces niveaux ? Légitime aux yeux de leur famille, de leur milieu d’origine ? Légitime aux yeux des héritiers et des valeurs discriminantes qui hantent la société ? En 2003, Annie Ernaux peut encore écrire : « J’ai eu longtemps - et peut-être même l’ai-je encore – le sentiment d’avoir conquis le savoir intellectuel par effraction. » [18].
Une effraction qui n’est pas sans s’accompagner de la déchirure culturelle d’une « immigrée de l’intérieur » de la société, une déchirure assumée et dépassée par le choix d’une écriture plate, seule en mesure d’être au plus près de la justesse réclamée par le sujet. « J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan. » [19] N’est-ce pas la raison pour laquelle certains critiques ne lui pardonnent pas « de ne pas respecter une sorte de bienséance intellectuelle, artistique, en mélangeant le langage du corps et la réflexion sur l’écriture, en ayant autant d’intérêt pour les hypermarchés, le RER, que pour la bibliothèque de la Sorbonne » [20] ? L’importance du travail de cette auteure, de la reconnaissance universelle dont elle jouit, réduit les assertions de ce type de critiques à n’être que de pauvres sorties.
Honte et illégitimité ont connu une articulation singulière avec Rose-Marie Lagrave : « A l’EHESS, si je me suis toujours sentie illégitime, je n’ai jamais ressenti de honte. J’ai été maladroite, mal adaptée à certains codes de l’entre-soi, et souvent irritée face à des classements hautains ou méprisants entre collègues, mais j’avais honte pour eux, pas de moi. » [21]
Ethnologues des contradictions de classes
La honte et le sentiment d’illégitimité des transfuges peuvent être perçus comme marqueurs d’un poste d’observation privilégié des contradictions de classes qui traversent notre société. Un poste qui en fait des ethnologues perspicaces.
Par définition, les transfuges accèdent à la connaissance d’un milieu social, économique et culturel très différent de leur milieu d’origine, ce qui développe chez eux une position favorable pour un travail de retour réflexif sur la trajectoire de leur parcours. Au croisement d’incompatibilités culturelles, ils sont sommés par le milieu d’accueil de choisir parmi des valeurs au statut social profondément inégalitaire. Par-là, ils sont en position favorable pour acquérir une conscience aiguë des contradictions de classes, que ceux qui n’ont jamais quitté leur milieu d’origine peuvent plus difficilement se représenter. Réelle ou feinte, la cécité bourgeoise aux conditions de vie de la classe ouvrière n’est pas qu’affaire d’indifférence de classe, de déni, de mépris ; elle relève aussi d’un entre-soi « naturel » qui s’accommode aisément du confort de la clôture sociale dans laquelle elle est installée. Quand le transfuge confie à l’écriture le soin de rendre intelligible son parcours en se faisant ethnologue de lui-même, il se fait également ethnologue des contradictions de classes.
Accéder à la culture savante, changer de manières d’être, de postures, d’apparence, implique d’avoir décrypté ce qui se pratique comme allant de soi dans le nouveau monde intellectuel et/ou bourgeois dans lequel on entre de fait, ou auquel on aspire. Édouard Louis nous offre un témoignage particulièrement instructif de ce que cela signifie, au travers d’un regard ethnologique acéré dans sa découverte d’un tout autre univers que le sien. Changer : méthode contient des pages qui décrivent les transformations de soi jugées nécessaires pour être au diapason du monde qu’il lui a fallu apprendre à connaître dans ses us et coutumes les plus identitaires, pour satisfaire les aspirations qui commençaient à germer en lui. Il s’agissait bien sûr de la culture livresque. Mais aussi du changement de prénom et de nom, de nouvelles tenues vestimentaires, de suppression de l’accent régional, de modification du rire, de soins dentaires et d’orthodontie, d’amaigrissement, d’implantation capillaire, mais aussi de manières de tables, de tenue des couverts, de postures du corps … « J’effaçais une par une les traces de ce que j’avais été. » [22] Au lycée, et grâce à de nouvelles fréquentations, Édouard Louis a découvert, non pas son appartenance de classe car il en a toujours été conscient, mais ce que cette appartenance signifiait réellement, concrètement : « il m’a fallu arriver au lycée pour vraiment voir mon enfance. » La voir vraiment pour bien comprendre ce qu’impliquent les transformations exigées par le nouveau milieu.
Parvient-il à effacer les traces de ce qu’il a été ? « Je sais que si je revenais en arrière je détesterais ce monde, et pourtant il me manque. » [23] Dans Qui a tué mon père ?, il écrit à propos du corps de son père brisé par l’usine : « L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. » Lorsque son père lui demande s’il fait encore de la politique, il lui répond qu’il en fait de plus en plus. Son père lui dit alors : « Tu as raison. Tu as raison, je crois qu’il faudrait une bonne révolution. » Ce sont les derniers mots du livre dont on peut saisir toute la portée émotionnelle lorsque l’on a lu ce que fut ce père ouvrier, réactionnaire et homophobe, dont son fils, très à gauche, a tant voulu se séparer.
Écrire
La découverte des Héritiers de Bourdieu constitua pour Annie Ernaux une sorte d’injonction à se saisir de sa propre mémoire pour « écrire la déchirure de l’ascension sociale ». Ce qui pose la question de la valeur heuristique d’une telle écriture, à laquelle Chantal Jaquet répond : il ne s’agit pas « de demander au récit de livrer la réalité de la vie, mais la réalité du vécu, à savoir la manière dont une situation affecte un individu. » [24] C’est un récit qui expose la vérité d’affects qui ne sont pas des chimères, il complète et renforce le travail ethnologique ; les faits sociaux incluent la sphère du discours, révélateur des contradictions sociales. « Faute de réparer, écrire c’est rétablir. C’est rendre dicible ce que l’on pense, ce que l’on ressent, ce que l’on est. » [25], écrit Tonino Benacquista, fils d’immigrés italiens illettrés.
En passant par l’écriture les transfuges objectivent ce vécu, ils le donnent à comprendre, ils en font un objet d’analyse, de théorie du monde social ancrée dans l’expérience personnelle, comme le précise Didier Éribon. Ils ne peuvent plus adhérer de la même façon au sentiment d’illégitimité largement partagé. L’écriture peut même aller jusqu’à transformer leur rapport à ce sentiment. Elle crée une distance avec les affects qui taraude, et devient dénonciation des inégalités de classes à l’origine de ce sentiment pouvant se transformer en revendication d’une nouvelle légitimité assumée qui se dresse contre la volonté de nuisance des regards compassionnels, condescendants ou méprisants, prompts à refuser toute existence légitime aux transfuges.
Admise à Sciences Po Paris, Nesrine Slaoui voulait que sa réussite cingle comme une claque. Elle écrit qu’elle avait une revanche à prendre, « celle d’une femme issue de l’immigration maghrébine qui subissait au quotidien la violence de classe, le racisme et le sexisme. Celle d’une banlieusarde de campagne à qui certains professeurs de lycée avait dit qu’elle n’aurait jamais le niveau. Celle d’une étudiante humiliée par ses camarades qui lui imposaient leur cadre d’analyse étriqué. » [26] Elle l’a prise cette revanche. Elle l’a prise en devenant journaliste et en publiant le récit de son parcours.
Dans un ouvrage essentiel sur ce que représente l’écriture dans ce contexte, Annie Ernaux nous dit que La place a eu un autre titre pendant plusieurs mois : Éléments pour une ethnologie familiale, et elle précise : « La seule écriture que je sentais « juste » était celle d’une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé. [il s’agit de l’écriture plate] (…) Par et dans le choix de cette écriture, je crois que j’assume et dépasse la déchirure culturelle : celle d’être une « immigrée de l’intérieur » de la société française. » [27] Une écriture qui colle à la contradiction de classes vécue au plus près de sa vérité crue.
Après avoir rappelé le mépris affiché par certains intellectuels à l’égard des références biographiques qui entacheraient le sérieux de l’écriture universitaire, Rose-Marie Lagrave écrit de son côté : « Contre ces hauteurs de vue qui sont des hauteurs de classe, j’assume le terme de transfuge, sans être dupe de ses connotations ambiguës, et j’endosse celui d’enquête autobiographique … » [28] Une enquête autobiographique singulièrement riche qui, à la suite d’Annie Ernaux, entend introduire la perspective du genre, incontournable pour elle. D’où le sous-titre de son livre : Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe.
Jean Rohou de son côté a connu de l’intérieur ce qu’a pu être une vie de ploucs d’une très grande rudesse, et il montre précisément ce que cela a représenté concrètement pour lui et les siens. Mais le côté ethnologie des contradictions de classes qu’il nous donne à lire prend une dimension réflexive, conceptuelle, théorique, d’une profondeur particulière. Il entend se situer au sein de deux combats : celui du plouc contre l’injustice et l’oppression, et celui de l’intellectuel contre les préjugés réducteurs sur la Bretagne, les bretons, les paysans, la vie de jadis et « tout ce qu’on dit de tout cela », ce qui l’amène à refuser de se limiter à un récit essentiellement autobiographique. Ainsi écrit-il : « Les témoignages personnels n’ont pleine signification que replacés dans leur époque, dans leur milieu, dans une évolution historique qui les expliquent et les relativisent. J’ai donc réinséré mes souvenirs dans le contexte économique social et mental, parsemant ma description et mon récit d’exposés historiques sur l’époque de mon enfance et même sur des temps plus lointains : une connaissance qui enrichit la réflexion sans pousser au relativisme. » [29] Trois tomes denses lui ont été nécessaires pour une longue réflexion assise sur des connaissances étendues à plusieurs domaines.
A la fin de son livre qui se fait tout à la fois récit autobiographique et analyse sociologique exigeante, Rose-Marie Lagrave écrit après avoir précisé qu’elle a intégré la bourgeoisie cultivée sans en adopter l’ethos : « Là sans doute résident la force et l’énergie des transfuges : arriver à ne se laisser piéger ni par les attraits et attractions des dominants, ni par une sublimation des pratiques des gens de peu. » Il est remarquable de noter que l’écriture, par le regard analysant, objectivant qu’elle produit, puisse mettre à distance le piège dans lequel les transfuges parviennent à ne pas tomber, même s’il est arrivé parfois que la bourgeoisie argentée ait pu être suivie dans ses frasques [30]. D’où ces mots : « Les transfuges de classe, parce qu’ils participent de plusieurs mondes, sont de possibles lanceurs d’alertes sur les inégalités et injustices des sociétés. », écrit Rose-Marie Lagrave.
Tel un palimpseste censé effacer l’écriture première sans y parvenir puisque l’on découvre ce qu’il est, le transfuge n’efface pas les traces de ce qu’il a été. Il demeure au carrefour de deux compétences ethnologiques qui scellent son identité, celle qui s’attache à ses origines socioculturelles, familiales, et celles qui appartiennent à ce qui fait de lui une autre personne dans une société de classes contradictoires. C’est ce que dévoilent ses écrits.
Quelle fabrique des transfuges ?
« Les cas d’exception peuvent servir d’observatoire privilégié pour repérer les facteurs décisifs d’un changement effectif. » [31]
Écarter le mérite
A partir du moment où l’école unique accueille tous les enfants avec les mêmes programmes, les mêmes enseignants recrutés normalement sur la base de concours nationaux, où les évaluations diplômantes sont censées reposer sur l’anonymat et être semblables pour chaque niveau, il paraît aller de soi que la réussite scolaire ne puisse être expliquée que par l’attitude des élèves eux-mêmes vis-à-vis des apprentissages, aidés ou pas par leur famille. Les « chances » étant les mêmes pour tous, la réussite des transfuges ne serait imputable qu’à leur mérite singulier. Cette vision a pour fonction de laisser dans l’ombre tout ce qui ,dans le système scolaire, a pour tâche d’organiser les sélections et les orientations multiples où se joue l’inégalité scolaire structurelle.
Chantal Jaquet et Gérard Bras montrent clairement comment le mérite est une pure construction politique, destinée à « proclamer méritants ceux qui franchissent les barrières de classe contre toute attente, et à renvoyer les autres à leur inertie consubstantielle, leur paresse coupable, en leur imputant l’entière responsabilité de leur sort. » [32], afin de décourager d’avance toute velléité de révolte contre les inégalités.
Rose-Marie Lagrave renchérit : « Encenser le mérite, c’est faire porter le poids d’une hypothétique réussite sur les individus, en gommant la fonction de reproduction sociale de l’école. Encenser le mérite, c’est donner bonne conscience à ceux qui mettent l’accent sur une école aplanissant les inégalités sociales, et ne cessent d’agiter les exceptions pour confirmer la règle. Je ne veux pas, avec mon cas, leur donner bonne conscience. » [33]
En d’autres termes, et pour souligner le danger de l’idéologie des handicaps socioculturels en embuscade, Jean-Pierre Terrail écrit : « Interpréter la réussite scolaire des meilleurs éléments des classes populaires en termes de ressort individuel et d’investissement subjectif, et braquer ainsi le projecteur sur leur « mérite » spécifique, implique par ailleurs que la majorité de leurs camarades ne sauraient s’assurer un parcours scolaire satisfaisant, que leur échec est attendu, seule une minorité de méritants pouvant s’extraire de la norme établie. » [34]
Les modèles, les rencontres
Comment comprendre les causes qui ont conduit les transfuges à emprunter le chemin qui fut le leur ? Un modèle venu de la famille peut jouer un rôle important. Les manuels de philosophie qu’un cousin lui a donnés lorsqu’elle était en classe de 5e et qui l’ont passionnée, ont sans doute été décisifs pour Chantal Jaquet. Mais aussi, qu’une femme puisse se séparer de son enfant pendant un temps assez long, pour préparer l’agrégation de philosophie, n’a pu que confirmer à ses yeux à quel point cette œuvre de la pensée ne pouvait qu’être un bien désirable.
Lorsqu’il avait 13 ou 14 ans, Didier Éribon a connu l’influence de l’amitié d’un garçon de sa classe dont le père était professeur d’université, et qui lui permit de ne plus résister à la culture scolaire et savante comme il le faisait par une certaine indiscipline. « Grâce à cette amitié, mon rejet spontané - c’est-à-dire fruit de mon origine sociale – de la culture scolaire ne déboucha pas sur un refus de la culture tout court, mais se transmua en une passion pour tout ce qui touchait à l’avant-garde, à la radicalité, à l’intellectualité. » [35]
Deux femmes, la documentaliste de son collège et la bibliothécaire de son village, ont enclenché les prémices d’une métamorphose dans ses manières d’être et de penser, écrit Édouard Louis. « [Elles] ont fait partie de celles qui m’ont sauvé, sans qui je n’aurais pu fuir, m’inventer une nouvelle vie. » [36] Et elles ont rendu possible la rencontre décisive avec Elena, mentor d’une nouvelle identité.
Grâce à des rencontres de ce type, de nouvelles aspirations personnelles se dessinent pour ouvrir des voies nouvelles. Mais, nous le verrons, encore faut-il que les aspirations nées de modèles, de rencontres, se transforment en appropriations concrètes des biens culturels ambitieux convoités.
Les mobilisations parentales
La famille peut être également source de projets d’une autre vie, même si celle-ci n’est pas perçue sans contradictions. On sait bien que la meilleure vie souhaitée pour l’enfant s’accompagne dans le même temps d’un éloignement culturel qui peut devenir difficile à admettre, car vécu parfois comme un sentiment d’indifférence aux sacrifices faits, de non reconnaissance de « tout ce qu’on a fait pour toi ». Mais tous les transfuges n’ont pas eu à connaître cette difficulté.
Jean-Paul Delahaye a écrit son livre sous la forme d’une adresse à sa mère décédée qui, toujours vivante en lui, l’accompagne le jour de sa prise de fonction au ministère de l’éducation nationale en tant que « numéro 2 ». Il parle du corps de sa mère fatigué par le travail, les privations et les maladies. Il parle également de l’insécurité permanente d’une vie qui manquait en permanence de l’argent nécessaire pour accéder aux biens les plus élémentaires. Et il rend hommage à sa mère, cette femme qui « s’est saignée » pour qu’il fasse des études et qui a toujours accueilli ses réussites avec fierté. Grâce en partie au départ de son père refusant obstinément de voir ses enfants faire des études, sa mère a pu jouer un rôle essentiel dans son accès à une scolarité en mesure de sceller son destin de transfuge.
La mère de Jean Rohou a également joué un rôle d’une telle importance. Bien qu’« accablée de travail » pour gagner trop peu, elle a réussi à lui transmettre son appétit de savoir, son désir de promotion socioculturelle, et à lui donner pour mission de réussir, en l’élevant en vue d’en faire un amoureux de l’école. Admis en classe préparatoire à Henri IV, agrégé, professeur d’université il écrit : « Je suis devenu un intellectuel parce que je suis né dans un lieu où l’on osait penser. » [37] Un lieu qu’à cet égard sa mère a marqué de son empreinte, dans un contexte social et culturel où oser penser n’était pas toujours une priorité.
Jean-Pierre Terrail a mené une enquête auprès de transfuges nés d’un père ouvrier et ayant fait des études universitaires, en s’appuyant sur le recueil de récits autobiographiques. Il montre que grâce à une scolarité prolongée, l’accès au savoir savant, à la « vie bourgeoise », représente toujours un affranchissement mais aussi un arrachement qui témoigne en creux « de la distance entre les classes, de l’oppression qui la maintient, et de la consistance culturelle du monde ouvrier [souligné par moi] » [38]
Une consistance culturelle en mesure de s’investir dans la mobilisation parentale en faveur de la scolarité des enfants, pour qu’ils aient une vie plus confortable et ne subissent pas les aspects les plus pénibles de la condition ouvrière, et pour que s’élargisse leur horizon de choix de vie par l’accès au savoir savant et à l’ouverture à la culture.
Les formes que prennent ces mobilisations sont variables, montre Terrail. Certaines familles sont très vigilantes, sévères mêmes vis-à-vis du travail scolaire, vécu comme une promesse de promotion individuelle en vue d’une déprolétarisation familiale. Pour d’autres, cette promotion ne s’oppose pas à la valorisation de l’identité et de la solidarité ouvrières : « Je suis ouvrier et mes enfants font des études » : l’accès au savoir et à l’ouverture culturelle est essentiel. A la différence de ces familles qui investissent beaucoup dans le projet scolaire élaboré pour les enfants, une troisième catégorie offre un suivi scolaire plus faible mais pas inexistant, laissant aux enfants le soin de se mobiliser à partir de leur volonté de s’en sortir qui s’accompagne souvent pour eux du désir de comprendre les ressorts de l’injustice sociale.
Des conditions socio-économiques favorables
Les conditions socio-économiques telles que les bourses, les écoles normales d’instituteurs et l’internat ont joué un rôle parfois décisif.
Une bourse complète et l’internat depuis la classe de sixième ont été la condition pour que Jean-Paul Delahaye puisse poursuivre ses études. Il dit même qu’à la réflexion, c’est davantage l’internat que le latin dès cette classe qui le lui a permis. Car l’internat c’était « Des études tout le temps, du travail continu ! », la possibilité de faire ses devoirs dans un lieu calme avec des adultes compétents, des livres, des dictionnaires, sans la fatigue des transports scolaires quotidiens qui exigent de se lever tôt, parfois très tôt. Par la suite, c’est l’école normale qui a pris le relais de l’internat du collège. Elle assurait les mêmes conditions d’études favorables et elle couvrait tous les frais, ce que la bourse même complète, n’aurait pas réussi à faire. « C’est la réussite au concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs d’Amiens qui a décidé de mon avenir. » [39]
« Je l’ai déjà dit, écrit tout net Rose-Marie Lagrave, sans bourse, pas de lycée. » Et bien sûr, pas d’EHESS où elle occupe un poste de directrice d’études. Être boursière, c’était donc une condition matérielle nécessaire pour envisager le lycée, et pouvoir résister aux instances de l’orientation qu’elle a connues, promptes à la diriger vers une professionnalisation précoce. Ce qu’elle appelle « l’effet boursier » a fonctionné comme un antidote lui permettant de s’opposer à un destin professionnel tracé par l’institution scolaire, dont les verdicts « furent (…) le déclic d’un surinvestissement dans le travail, seule manière de répondre au mépris de classe. » [40]
L’école primaire
Une des dimensions majeures de l’enquête de Jean-Pierre Terrail est de souligner l’importance décisive de l’école primaire comme fondement de l’édifice. « Pas un interviewé qui ait évoqué une primaire malheureuse ou ratée. (…) De toute évidence un rapport de plaisir a été établi avec l’institution, témoignant d’un investissement certain dans l’appropriation du savoir scolaire, et cela dans une phase d’apprentissage essentiel. » [41] Une bonne primaire ne suffit pas à elle seule pour décider d’une scolarité de la réussite longue, mais elle est incontournable pour lui donner quelque chance de se réaliser [42].
A ce sujet, l’histoire d’Aline Le Guluche offre un élément de réflexion convaincant [43]. Analphabète jusqu’à 50 ans, elle témoigne de façon émouvante de la façon dont l’école primaire, dès le CP, lui a refusé l’entrée dans le savoir lire et écrire par le sadisme et l’incompétence d’un maître violent qui faisait peur. Elle passe quand même au CE1, et rencontre alors « un nouvel et gentil instituteur ». Mais la gentillesse de cet instituteur n’a pas suffi. Il a manqué à l’écolière d’être confrontée à l’efficacité pédagogique nécessaire pour qu’elle puisse apprendre à lire. Le diagnostic tombe alors : dyslexique. Il lui aura fallu attendre l’âge de 50 ans pour soigner sa « dyslexie », non sans avoir mobilisé une grande intelligence et beaucoup de pugnacité pour affronter et déjouer les embûches permanentes qui se sont présentées quotidiennement à elle. Dans cet exemple on voit clairement comment peut se nouer une destinée lorsque l’école ne remplit pas son contrat. Elle est née et à vécu dans une ferme où elle devait travailler, avec un père alcoolique qui pouvait être violent. Mais des enfants qui ont connu un milieu familial semblable ont réussi, grâce à l’efficacité des enseignements reçus dès l’école primaire, à devenir des transfuges, et à déjouer les pièges de la vraie fausse dyslexie toujours prête à se glisser dans un diagnostic.
Jean-Paul Delahaye a appris à lire vite, et les maîtres disaient de lui qu’il était en avance. Il a rencontré un directeur d’école qui menait son monde avec « empathie et fermeté » dans une école « exigeante et bienveillante ». Grâce à un très bon cours préparatoire, il est passé directement en CE2 pour y vivre un temps d’école long, 30 heures de classe par semaine. Cette école aura représenté pour lui la possibilité de se constituer son premier capital littéraire apporté par de grands auteurs, « les éléments d’une culture de base que ma famille ne pouvait me donner et qu’une école émancipatrice était en train de me transmettre. » Au point que sur les conseils du directeur de l’école, sa mère l’a inscrit en sixième 1 latin, discipline servant souvent à sélectionner et donc à séparer, scolairement et socialement les élèves. Ses instituteurs et institutrices, véritables « alliés d’ascension », sont devenus pour Rose-Marie Lagrave, des figures tutélaires auxquelles elle s’est toujours référée. L’école a joué un rôle déterminant pour elle-même mais aussi pour les autres nombreux enfants de la fratrie. « Pas un seul instant (…) je n’ai oublié que ma petite école a constitué l’embase sur laquelle s’est construit progressivement mon parcours scolaire, épine dorsale de ma migration de classe. (…) J’ai quitté cette école, mais elle ne m’a pas quittée, tant vive encore elle demeure dans ma mémoire, tant l’attachement à mon institutrice et à mon instituteur est un pilier de ma future trajectoire. » [44]
Beaucoup d’enfants vivent toujours dans la pauvreté, des conditions de vie très précaires, ce qui ne les empêche pas de désirer un parcours scolaire réussi dont ils comprennent l’enjeu. Ce désir rencontre celui de leurs parents qui, contrairement aux idées reçues les pensant démissionnaires, ont le vif souci de la réussite scolaire de leurs enfants qu’ils savent en forte relation avec leur avenir professionnel.
Lorsqu’on lit les récits et analyses des transfuges, on ne peut qu’être sensible aux difficultés identitaires qui jalonnent leurs parcours. Faudrait-il alors préférer les exceptions qui nourrissent la bonne conscience bourgeoise pour éviter ces difficultés à l’ensemble des enfants des classes populaires ?
A l’école primaire, Jean Rohou a rencontré des maîtres qu’il qualifie de consciencieux et exigeants, ce qui lui a permis d’entrer au collège et d’aller vers d’excellentes études : « c’est à la réussite scolaire que je dois mon bonheur : une condition physique, matérielle, sociale, culturelle, affective, spirituelle, tellement meilleure que je préférerais l’avoir vécue avec une jambe en moins plutôt que d’être resté à la terre avec mon corps entier. » Non sans humour, compte tenu de la place qu’occupe l’école catholique en Bretagne il conclut : « En vérité je vous le dis, mon entrée à l’école du diable fut un cadeau salutaire de la divine Providence. » [45] Que la terre se transforme en ville, grande ou petite, en banlieue, ne change rien à l’affaire. Aucun transfuge ne regrette sa trajectoire, même si elle ne fut pas exempte d’embûches, voire de déchirements.
Des millions de transfuges ?
L’école ne peut pas tout, mais…
Dire que l’école ne peut pas tout est un truisme. Néanmoins, elle peut réfléchir à la façon dont institutionnellement elle organise la prise en charge du tri des élèves, au point même que la France est l’un des pays de l’OCDE où l’origine sociale pèse le plus lourd dans les destins scolaires, et cela dans la durée.
84% des élèves des sections d’enseignement général et professionnel adapté des collèges (SEGPA) sont issus de familles défavorisées. D’après une Note d’information du SEIS (2018), 9% des enfants d’ouvriers non qualifiés obtiennent un bac S, contre 43% pour les enfants de cadres, 19% un bac d’enseignement général, contre 72% pour les enfants de cadres. A effectifs d’élèves identiques, un collège en éducation prioritaire a une masse salariale inférieure à celle d’un collège de centre-ville parce qu’on nomme dans ces collèges des enseignants plus jeunes et souvent non titulaires, donc moins payés. Dans Héritocratie, Paul Pasquali souligne le fait que le coût annuel d’un élève de prépa représente environ 16 000 euros contre 10 000 euros pour un étudiant d’université, alors que les prépas accueillent environ 85 000 élèves et les universités, 1,5 million d’étudiants. Les établissements les plus prestigieux bénéficient d’une dépense publique six à huit fois supérieure [46].
Interrogeons-nous avec Tristan Poullaouec lorsqu’il écrit : « Le premier obstacle à la démocratisation scolaire réside dans l’inégalité des apprentissages réalisés à l’école primaire. Comment se fait-il que les deux tiers des enfants d’ouvriers se situent dans la moitié des élèves aux connaissances les plus fragiles en entrant au collège, contre seulement un cinquième des enfants d’enseignants ? » [47]
Des moyens à la hauteur des nécessités sont réclamés avec force par la communauté éducative. Des moyens pour des postes, des remplaçants, des effectifs réduits, des salaires dignes, une formation initiale et continue à la hauteur des exigences du métier. Mais on ne voit pas se dessiner une remise en question claire, déterminée et largement partagée des dits handicaps socioculturels dont les élèves d’origine populaire souffriraient, ce qui s’accompagne d’une tolérance objective aux orientations qu’ils subissent. Des orientations vécues comme fondées, puisque in fine, on ne peut que constater qu’« ils n’ont pas le niveau » pour pouvoir satisfaire des ambitions plus hautes.
Aksel Kilic a conduit une recherche originale dans le cadre de sa thèse soutenue récemment. Elle a enquêté dans ce qu’elle appelle les coulisses de l’école, là où la culture professionnelle des professeurs de écoles se livre de façon informelle, en dehors de la classe. Ainsi écrit-elle : « Nos observations confirment que les origines populaires des élèves constituent un élément discriminant dans le jugement professoral. Les enseignants y voient des indices négatifs pour les parcours scolaires des élèves. » Des indices négatifs par lesquels ils anticipent de grandes chances de décrochage progressif, voire un échec de la scolarité. D’avance, le destin des élèves devient « connu et partagé comme un savoir, en interne, par les membres de l’équipe éducative. » [48] L’effet Pygmalion est toujours très actif, un effet que justement, les maîtres des transfuges ont su tenir à distance.
Comme en écho à la question de Tristan Poullaouec, Joanie Cayouette-Remblière montre comment L’école qui classe [49] acculture les enfants des classes populaires qui, rendus « responsables de leur destin », finissent par adhérer à la logique de la mise en concurrence, aux normes individualistes, au classement et au bienfait de « l’objectivation-planification » outil de la sélection.
Didier Éribon voit dans le système scolaire une machine infernale aboutissant « à rejeter les enfants des classes populaires, perpétuer et légitimer la domination de classe, l’accès différentiel aux métiers et aux positions sociales. » [50] Mais sa conclusion à cet égard mérite d’être interrogée lorsqu’il avance que les enseignants ne peuvent rien ou si peu, ce que ne fait pas Chantal Jaquet, qui tout en n’ignorant pas que l’école assure la reproduction sociale au service des classes dominantes, ajoute qu’un fonctionnaire d’Etat n’est pas une pure courroie de transmission : « il y a du jeu dans le joug » [51]. Et du jeu il y en a dans les pratiques d’enseignement. Au travers de nombreux articles, le Groupe de Recherche sur la Démocratisation Scolaire (GRDS) montre comment il est possible d’organiser des pédagogies de l’exigence intellectuelle dans les milieux populaires. Un ouvrage publié à La Dispute s’attache à démontrer concrètement comment on y parvient dans plusieurs disciplines [52].
« Ces professeures, écrit Rose-Marie Lagrave, ont été décisives en nous approvisionnant en connaissances, en nous donnant le pli d’une démonstration logique, en nous obligeant à argumenter, en nous invitant au respect des textes. Sévères elles étaient, sans complaisance aucune, mais cette exigence était bienveillante, nous donnait confiance en nous, et déplaçait mine de rien des idées conventionnelles en doutes et interrogations. » [53]
L’entrée dans l’écrit est un moment décisif du parcours scolaire d’un élève, car la culture de l’école reposant sur l’écrit, pouvoir y accéder passe nécessairement par des compétences qui ne souffrent pas l’approximation. Soulignons-le, tant cette dimension est cruciale : tous les enfants ont les ressources intellectuelles leur permettant d’entrer dans l’écrit de façon tout à fait performante, car ce sont tous des êtres de langage [54]. Encore faut-il que l’on se saisisse de ces ressources sans arrières pensées.
Pour une autre entrée dans l’écrit
Soyons clairs, l’échec important de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, notamment dans les milieux populaires, nous condamne à modifier des manières de faire, dans le cadre d’une réflexion collective ambitieuse qui puisse permettre aux enseignants de s’approprier les outils conceptuels et didactiques efficaces qui, loin de contredire leur liberté pédagogique l’enrichissent, et leur permettent d’approfondir le sens de leur métier.
Si la finalité de la lecture est bien la compréhension, celle-ci ne saurait souffrir de la moindre imprécision dans l’accès au contenu du texte qui passe nécessairement par un déchiffrage sûr, autonome, habile, précis et rapide. L’intelligence d’un texte ne pourra jamais s’émanciper de cette dimension. Ne rien lâcher sur ce terrain suppose de sortir de ces démarches qui compromettent gravement le pouvoir de lire des élèves, par les biais de la reconnaissance de mots globalement appris, et des multiples formes de devinettes qui pervertissent le sens même de la lecture, au mépris de la déchiffrabilité intégrale des textes proposés aux élèves. Cela suppose également de travailler l’écriture en lien constant avec celui de la lecture. [55]
Les élèves qui ne trouvent pas forcément dans leur famille le langage et la culture de l’école sont friands de mots inconnus, recherchés, savants, qu’ils s’approprient avec fierté et qui représentent un enrichissement essentiel de leur formation intellectuelle de lecteurs. Ils adhèrent au saut qualitatif que ces ambitions leur permettent, et prennent plaisir à travailler la lecture de textes « résistants » qui ne biaisent pas avec l’ambition de contenus culturels exigeants.
Avoir appris à très bien lire et écrire dès le CP, n’est pas la garantie d’une scolarité pleinement réussie. Mais de trop grandes difficultés au moment de l’entrée dans l’écrit sont, elles, la garantie d’un échec qui ne tarde jamais à se manifester. Les transfuges témoignent tous de la place de l’écrit auquel ils ont eu accès. Ils ont beaucoup lu, parfois jusqu’à la boulimie, pour pouvoir se hisser au niveau des exigences des cursus secondaires et universitaires, et plus largement, de la vie intellectuelle. S’ils ont pu le faire, c’est que des modèles, des rencontres, des enseignants, ont réussi à leur permettre de se doter d’une motivation forte, une motivation qui n’aurait eu aucune chance de s’installer de façon pérenne sans les acquis premiers décisifs du savoir lire et écrire.
Soulignons-le car l’affaire n’est pas mince, ces acquis décisifs sont au principe de la littératie, appropriation et utilisation de l’écrit dans l’exercice de la pensée. Aussi, comme le démontre José Morais, un réel processus de démocratisation sociale et politique passe par un niveau de littératie élevé pour tous, synonyme de pensée libre, critique, d’un haut degré d’exigence intellectuelle [56].
Culture savante et langage
Tous les parcours de transfuges sont marqués par la question de la langue et de la culture savante.
Professeure agrégée de philosophie, Soubattra Danasségarane s’est toujours vécue bilingue tamoul-français. Et pourtant, elle ne se sent « habiter aucune de ces deux langues entièrement » et parle d’un « morcellement de l’identité intrinsèquement lié à la langue. » Le français a été pour elle la langue par laquelle le savoir et la liberté lui ont été accessibles, par laquelle elle découvre la littérature et la philosophie, ce qui n’est pas sans conséquences : la langue adoptée devient la lame qui lui permet de « couper le cordon ombilical. » D’où la peur de la trahison, le sentiment d’ingratitude. Ce français qu’elle considère comme sa langue de prédilection, lui a « aussi infligé son lot de moments honteux », car c’est la langue où elle est jugée, scrutée même, pas toujours de façon bienveillante. Elle se dit tétanisée par la faute d’orthographe en français, une expérience qui lui permet d’entendre « le cri de victoire de la langue maternelle qui rit de voir l’impossible étreinte. » [57]
Né en breton, c’est à l’école que Jean Rohou a appris le français. Très handicapé au départ, il a fait des progrès rapides grâce à une institutrice rigoureuse et efficace. Mais ce ne fut quand même pas sans difficultés. Le français était une langue qui parlait de choses dont il n’avait même pas idée, et elle lui fut inculquée avec une rigueur qui pouvait passer par les coups. Mais tout compte fait, sa conversion au français qui l’a écarté des pratiques concrètes et des relations affectives, l’a préparé à l’abstraction. Sa langue maternelle est restée pour lui la langue des sentiments, des émotions premières, de l’intimité, et grâce au bilinguisme précoce il a acquis « une fructueuse gymnastique intellectuelle ».
Les deux auteurs précédents se sont construits sur la base d’un bilinguisme, ce qui n’est pas le cas de tous, mais tous ont connu l’inégalité soulignée en classe, du statut du langage de la maison par rapport à celui de l’école.
La question n’est pas de se satisfaire à l’école du langage et de la culture familiale qui pourraient suffire. Une telle démarche ne serait que mépris de classe car le langage scolaire est ce qui ouvre à l’appropriation d’un patrimoine culturel universel, que les familles ne peuvent pas à elles seules offrir dans son ensemble : les concepts qui irriguent les contenus disciplinaires ne peuvent être compris que dans les mots qui les construisent, les pensent. Quelle que soit leur origine de classe, tous les élèves doivent s’approprier les contenus conceptuels des programmes. C’est un incontournable pour tous.
L’accès au langage élaboré n’est pas réservé aux cerveaux bien nés. Sans le moindre laxisme ou relativisme culturel délétère, l’école peut très bien, sans commentaires désobligeants, présenter son lexique et ses tournures langagières comme un enrichissement qui s’ajoute, et non pas comme ce qui devrait se mettre à la place des parlers populaires, qu’il faudrait refouler, gommer, jeter aux oubliettes de la classes sociale d’origine. Le langage scolaire relève d’un patrimoine intellectuel que tous les enfants peuvent parfaitement s’approprier car ils possèdent tous cette « formidable petite machine à apprendre » qu’est le cerveau (Stanislas Dehaene) : ils sont tous tout à fait capables d’être « bilingues en français ».
Les transfuges prennent très vite conscience que la langue est le lieu fortement signifiant des inégalités de classes révélées de façon privilégiée à l’école, car on ne leur demande pas toujours d’apprendre en plus de ce qu’ils savent déjà, mais d’entamer une substitution sur la base de la négation de ce qu’ils pratiquent. « Mal dit », « Exprimez-vous correctement ! », « N’importe quoi ! », « On ne parle pas comme ça ! » - Ah bon ? Pourtant …
David Lepoutre s’est intéressé aux relations sociales adolescentes dans un grand ensemble de banlieue : il analyse la dimension culturelle du code de relations, du système de valeurs et des représentations qui forment un ensemble cohérent. Tout en soulignant les difficultés rencontrées par les enseignants qui travaillent avec ces adolescents dans les établissements de banlieue, il montre la richesse du « langage de la culture des rues », dans son rapport à la culture légitime de l’école. Un rapport qui se fait rapport d’opposition quand celle-ci est prompte à censurer, corriger et redresser les écarts qu’il aurait fallu refouler [58]. L’esquive, le film d’Abdellatif Kechiche, montre avec bonheur ce que peut produire chez les élèves la rencontre entre ce langage et celui de Marivaux.
Lisons ou relisons Claude Duneton qui sut si bien penser ces questions langagières. Avec le goût des mots et l’écriture savoureuse qui le caractérisent, il a écrit un Petit dictionnaire du français familier qui est une mine. Il commence ainsi : « La langue française comporte bien des particularités, mais il en est une qui la caractérise presque essentiellement, c’est une variété de registres que les autres langues ne possèdent pas à un degré équivalent. » [59] Aussi, il propose 2000 mots et expressions, d’Avoir la pétoche à Zigouiller.
Il est tout à fait possible d’entendre les dires « déviants » par rapport à ceux de l’école, sans opprobre ni laxisme ou relativisme culturel méprisant. Nul besoin de pointer la vulgarité, la faute, l’incongruité des propos ; l’élève est là pour apprendre et il apprendra d’autant mieux que tout sentiment d’être « inadapté », de s’enliser dans des « fautes » de langage, de goût, de pensées, lui sera épargné. Il peut très bien enrichir son langage, sa pensée, par la grammaire, la syntaxe, le lexique et tous les mots spécifiques aux disciplines sans devoir renoncer honteusement aux siens. Mikhaïl Bakhtine n’écrit-il pas, dans l’analyse qu’il réalise des genres du discours : « C’est en fonction de notre maîtrise des genres que nous en usons avec aisance, que nous y découvrons plus vite et mieux notre individualité (…), que nous réalisons, avec un maximum de perfection, le dessein discursif que nous avons librement conçu. » [60] Bakhtine parle bien des genres du discours dont la maîtrise nous permet d’atteindre un maximum de perfection discursive.
Les enfants qui se sentent en situation d’infériorité culturelle lorsqu’on leur renvoie une image négative, dégradée de leur milieu et de ce qu’ils sont, subissent une grande violence symbolique. Très tôt, ils comprennent de quoi il s’agit dans le contexte des valeurs de classes clivantes qu’ils ont déjà bien identifiées. Tous leurs sens sont en éveil pour capter la signification d’un regard, d’un geste, d’une posture, d’une remarque, d’un commentaire, qui leur indiquent l’« infériorité » du monde qu’ils font entrer dans la classe.
A cet égard, l’importance historique et contemporaine du monde ouvrier, reconnue avec détermination dans les programmes, apporterait des éléments de compréhension en mesure d’aider au dépassement de certains sentiments d’infériorité. Le même type de remarque pourrait s’appliquer à l’importance de la place historique du monde arabe dans le concert des civilisations.
Une école authentiquement démocratique
Tous les transfuges n’écrivent pas leur histoire : leur nombre dépasse celui des auteurs qui publient. Toutefois, ce nombre est loin aujourd’hui encore, d’être représentatif des parcours des jeunes des classes populaires : les orientations, les filières aux statuts inégalitaires, les décrochages et les sorties de l’école sans diplôme sont éloquents à cet égard.
Il est des bonnes âmes qui se demandent : ne vaudrait-il pas mieux ne pas chercher à « trop pousser » les élèves originaires des classes populaires, afin de leur éviter de se confronter aux contradictions que connaissent les transfuges ? Après tout, on peut très bien réussir sa vie sans faire de grandes études. Certes, mais ce n’est toutefois pas l’avis de tous, quel que soit leur milieu, et ce n’est pas non plus l’avis de la démocratie qui a besoin de citoyens aux ressources intellectuelles, culturelles, développées.
Les transfuges montrent que les conditions matérielles et culturelles familiales pauvres voire très pauvres n’ont pas réussi à opposer une résistance en mesure de contrecarrer le travail de l’école lorsqu’il s’est fait encourageant et stimulant. Des modèles, des rencontres ont pu jouer un rôle important pour lancer la motivation, mais cette motivation aurait vite périclité sans l’entrée effective dans les apprentissages qui est passée par un travail conséquent et persévérant, rendu possible par les ambitions que des enseignants ont pu avoir pour ces élèves.
Les héritiers eux-mêmes, immergés dans un milieu social au capital culturel conséquent, ne peuvent pas attendre par simple osmose la transmission des savoirs scolaires. C’est ce que met en évidence Jean-Pierre Terrail lorsqu’il écrit : « il ne suffit pas que les parents soient bien dotés en capital culturel pour assurer la réussite scolaire de leurs enfants, encore faut-il que la transmission de ce capital soit efficacement organisée, notamment à travers l’aide au travail scolaire. » [61] Et il ajoute que ce n’est que « par un véritable processus d’appropriation active et consciente » que la transmission du capital intellectuel et culturel se réalise. L’école est le lieu privilégié où ce processus doit être prise en charge pour tous.
Même si elle ne s’est pas sentie à l’aise devant les talents oratoires et l’assurance d’une excellence partagée dans l’entre-soi de son milieu d’accueil, Rose-Marie Lagrave insiste sur un point essentiel : « Comme pour de nombreux transfuges, c’est l’école qui, avec son cortège de paradoxes, m’a permis de passer d’une réalité diminuée à une réalité augmentée », termes repris de Bernard Lahire. « Porter l’hybridation de soi est une irremplaçable richesse pour s’orienter dans des univers opposés sans être dépaysée, pour en capter les curiosités et les travers, et faire ainsi sa pelote. » [62]
Hybridation et non pas substitution, dans la relégation de la « mauvaise » part de soi, à proscrire, celle qui fait honte et crée un sentiment d’illégitimité. Dans une école de l’hybridation qui n’abandonne aucune exigence intellectuelle pour les nombreux élèves originaires d’un milieu socioculturel semblable à celui des transfuges de classe, ces élèves peuvent, en une génération, devenir des transfuges objectifs sans pour autant avoir à se démener dans toutes les contradictions subjectives souvent douloureuses de leurs ainés. Une telle école pourrait être l’école d’une authentique démocratisation.
Comprendre ce qui dans le parcours des transfuges, a représenté pour eux aussi un véritable processus d’appropriation active et consciente de la culture savante leur permettant de se hisser au niveau de compétences identiques à celles des héritiers, nous éclaire sur le réalisme de l’exigence d’ambitions intellectuelles et culturelles pour tous au sein de cette école commune jusqu’à 18 ans, projetée par le GRDS [63].
Aujourd’hui, beaucoup d’enfants d’ouvriers et d’employés (53% de la population scolaire) sont dans une situation socio-économique semblable à celle des transfuges. Ils peuvent tous devenir les transfuges de demain, si les choix politiques et l’ensemble de la communauté éducative s’emparent des conditions de possibilité d’une telle ambition. Éradiquer le chômage et la pauvreté n’est pas à la portée de l’école, mais réfléchir à l’efficacité de ses pratiques didactiques et pédagogiques, l’est. Il faut des moyens institutionnels pour y parvenir, mais aussi une volonté professionnelle de la part de ses acteurs privilégiés.
« Plutôt que de chercher l’impossible contournement de la difficulté intellectuelle, il convient de partir de la conviction que la difficulté intellectuelle ne se contourne pas mais qu’elle s’affronte, et que tous les élèves disposent pour cela des ressources d’intelligence nécessaires, à condition qu’on leur permette de les mettre en œuvre. », écrit Jean-Pierre Terrail [64].
Nombreux sont les ouvriers qui aujourd’hui encore voudraient bien pouvoir dire « Je suis ouvrier et mes enfants font des études. » avec fierté. Les caissières, les aides-soignantes, les éboueurs, les employés des services à la personne et de la grande distribution, ceux de la restauration… voudraient bien eux aussi pouvoir dire la même chose. In fine, cela peut concerner des millions d’enfants.
[1] Les descriptions que nous pouvons lire de ces conditions de vie sont parfois éprouvantes. Non sans une solide indécence, certains ont pu les déclarer misérabilistes. Couvrez ce sein… !
[2] Tristan Poullaouec," Les familles ouvrières face au devenir de leurs enfants", Économie et Statistiques, n°371, 2004.
[3] Jean-Paul Delahaye, Exception consolante. Un grain de pauvre dans la machine. Éditions de la Librairie du Labyrinthe, 2021.
[4] Nesrine Slaoui, Illégitimes, Fayard, 2021.
[5] La place
[6] Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014.
[7] Chantal Jaquet (avec Jean-Marie Durand), Juste en passant, PUF, 2021.
[8] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Dans les beaux quartiers, Seuil 1989.
[9] Chantal Jaquet, Les transclassses, op.cit.
[10] Didier Éribon, Retour à Reims, Flammarion, 2010.
[11] Ibid.
[12] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943.
[13] Propos d’une transfuge dans Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, chapitre 7, "L’issue scolaire : de quelques histoires de transfuges", PUF, 1990.
[14] Chantal Jaquet, Les transclasses, op.cit.
[15] Annie Ernaux, La Honte, Gallimard, 1997.
[16] Nesrine Slaoui, Illégitimes, Fayard, 2021.
[17] Jean Rohou, Fils de ploucs. , Tome 1, Le pays, les gens, la vie. Tome 2, La langue, l’école. Tome 3, Changer la société ?, Editions Ouest-France, 2011.
[18] Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau (Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet), Gallimard, 2003.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, La Découverte, 2021.
[22] Édouard Louis, Changer : méthode, Seuil, 2021.
[23] Ibid.
[24] La fabrique des transclasses (Dir. Chantal Jaquet et Gérard Bras), PUF, 2018.
[25] Tonino Benacquista, Porca miseria, Gallimard, 2022.
[26] Nesrine Slaoui, Illégitimes, op.cit.
[27] Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau. op.cit.
[28] Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, op.cit.
[29] Jean Rohou, Fils de ploucs, Tome 1, op.cit.
[30] Nous pensons ici aux rencontres bourgeoises et aristocratiques dont parle Édouard Louis.
[31] Chantal Jaquet, Les transclasses, op.cit.
[32] La fabrique des transfuges, op.cit.
[33] Anne-Marie Lagrave, Se ressaisir, op.cit.
[34] Jean-Pierre Terrail, "Le mérite mérite-t-il considération ?" Critique, n° 898, mars 2022.
[35] Didier Éribon, Retour à Reims, op.cit.
[36] Édouard Louis, Changer : méthode, op.cit.
[37] Jean Rohou, Fils de ploucs, Tome 2, op.cit.
[38] Jean-Pierre Terrail, L’issue scolaire, op.cit.
[39] Jean-Paul Delahaye, Exception consolante, op.cit.
[40] Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, op.cit.
[41] Jean-Pierre Terrail, L’issue scolaire, op.cit.
[42] Il n’y a guère que Tonino Benacquista qui peut écrire : « Ma culture à moi, je la puise où je peux, et pas à l’école où les objets d’étude sont objets de tourments, jamais de plaisir. » Une exception qui confirme la règle en quelque sorte.
[43] Aline Le Guluche, J’ai appris à lire à 50 ans. Editions Prisma, 2020.
[44] Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, op.cit.
[45] Jean Rohou, Fils de ploucs, Tome 2, op.cit.
[46] Paul Pasquali, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020). La Découverte, 2021.
[47] Tristan Poullaouec, Quelle destinée pour les enfants des classes populaires ? L’enjeu scolaire. Germinal, n°3, novembre 2021.
[48] Aksel Kilic, L’école primaire vue des coulisses. La culture professionnelle des professeurs des écoles, PUF, 2022.
[49] Joanie Cayouette-Remblière, L’école qui classe, 530 élèves du primaire au bac. PUF, 2016.
[50] Didier Éribon, Retour à Reims, op.cit.
[51] Chantal Jaquet, Juste en passant, op.cit.
[52] Pédagogies de l’exigence. Récits de pratiques enseignantes en milieux populaires. Coordination et présentation Jean-Pierre Terrail, La Dispute, 2020.
[53] Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, op.cit.
[54] Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute, 2013.
[55] Janine Reichstadt, Enseigner explicitement la lecture et l’écriture, La Librairie des écoles, 2021.
[56] José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, 2016.
[57] Soubattra Danasségarane, "Immigration et transclasse : langues et identités" in La fabrique des transclasses , op.cit.
[58] David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Odile Jacob,1997.
[59] Claude Duneton, Petit dictionnaire du français familier. 2000 mots et expressions d’Avoir la pétoche à Zigouiller, Editions du Seuil, 1998.
[60] Mikhaïl Bakhtine, "Les genres du discours" in Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984.
[61] Jean-Pierre Terrail, Le mérite mérite-t-il considération ? op.cit.
[62] Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, op.cit.
[63] GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, 2012.
[64] Jean-Pierre Terrail, Visages du progressisme scolaire en France (1880-2021) : méritocratie ou démocratie ? https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article338