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La culture commune et la question des compétences. A propos de deux ouvrages de Perrenoud

mardi 19 juin 2012, par Jean-Pierre Terrail

Ce ne serait sans doute pas trop s’avancer de dire que la formation scolaire des « compétences » (FDC) est la grande affaire de la vie du pédagogue Philippe Perrenoud, même si elle est loin d’être la seule. Et l’on ne saurait contester non plus que ses réflexions en la matière aient contribué à légitimer le principe de la FDC et à son introduction effective dans le curriculum de nos systèmes éducatifs.

Les deux ouvrages qu’on évoque ici, Construire l’école des compétences (1997), et Quand l’école prétend préparer à la vie (2011), jalonnent le développement de sa pensée sur la FDC [1]. Il est tout à fait intéressant de les examiner ensemble puisque le premier anticipe la prise en charge scolaire de la FDC, alors que le second, quatorze ans après, s’efforce d’en tirer les leçons. Je présenterai d’abord rapidement ces deux ouvrages, pour avancer dans une seconde partie de ce texte quelques éléments de discussion, et consacrer la troisième partie à un aspect de la réflexion de l’auteur qui mérite particulièrement d’être pris en considération s’agissant de concevoir ce que pourraient être les contenus de culture commune d’une école démocratique.

Les compétences à l’école, après comme avant

Construire l’école des compétences

En 1997, il s’agit de convaincre de l’intérêt de la FDC et de sa légitimité démocratique. Les concepts fondamentaux sont empruntés à Piaget. Une « compétence » permet de mobiliser des « connaissances-ressources » pour affronter différentes situations. Elle orchestre un ensemble de schèmes moteurs ; son acquisition passe par des raisonnements explicites puis s’automatise. Elle permet à la fois de dominer très rapidement les situations courantes, et de s’adapter relativement vite à des situations inédites. Plus complexe et ouvert qu’un savoir faire, c’est plutôt un « savoir y faire », qui permet de faire face à une famille de situations.

Perrenoud plaide pour que les objets d’enseignement ne soient plus définis en termes seulement de savoirs, mais aussi de compétences. Il peut s’agir de compétences internes à un discipline d’enseignement : connaître le lexique et la syntaxe d’une langue étrangère c’est bien, être capable de les mobiliser en situation pratique, c’est mieux ; mais c’est une compétence qui suppose un entraînement particulier. Il peut aussi s’agir de compétences « transversales » qui exigent la mobilisation de disciplines différentes, voire de savoirs non disciplinaires. Ces compétences transversales ne doivent pas être définies de façon trop générale (type prévoir, analyser, argumenter), sauf à dissoudre l’objet d’enseignement : elles doivent plutôt viser des situations de la vie de travail et hors travail.

La FDC ne peut relever d’un modèle d’enseignement traditionnel : le maître doit devenir un « entraîneur », il ne s’agit plus d’enseigner mais d’organiser des « situations-problèmes » autour des obstacles à surmonter pour acquérir les compétences visées, en négociant des projets avec les élèves. Perrenoud pose ainsi fortement le lien entre l’approche de la formation des jeunes en termes de compétences et la pédagogie constructiviste.

La réalisation du potentiel démocratique de la FDC dépend à son sens de plusieurs conditions : il faut effectuer des enquêtes permettant d’identifier les compétences utiles aux classes populaires ; préparer à la vie pratique aux différentes étapes du parcours scolaire, lesquelles ne seraient ainsi plus réduites à l’antichambre des étapes suivantes ; former les enseignants selon la pédagogie des compétences, etc.

A lire cet ouvrage de 1997, Perrenoud apparaît au total comme un penseur-clé de la politique dite du « socle commun de connaissances et de compétences », telle que formulée en France en 2005/2006.

Quand l’école prétend préparer à la vie

Pour autant la façon dont cette politique a mis en œuvre les principes de l’APC (« approche par compétences ») ne le satisfait pas vraiment. Aussi prend-il à plusieurs reprises ses distances, dans l’ouvrage de 2011, avec la manière dont ont été introduites les compétences dans les curricula de France et d’ailleurs. Cette introduction à son avis a été menée avec trop de hâte, sans prendre le temps des débats approfondis nécessaires pour aboutir à un consensus général, qu’il s’agisse de mettre à plat les effets produits par le curriculum existant en regard de ce que l’on devrait attendre de l’institution scolaire, de ce qu’il faut entendre par « compétences », de ce que sont les compétences nécessaires au citoyen d’aujourd’hui.

Les critiques vigoureuses, voire les constats d’échec suscités par l’APC au Québec, en Belgique, en France, ne lui paraissent donc pas de nature à revenir sur le principe même d’un curriculum guidé en large partie par la formation des compétences. Au contraire il va consacrer l’ouvrage de 2011 tout à la fois :

-  à essayer de comprendre les résistances à une véritable mise en œuvre de l’APC (lesquelles sont notamment le fait des disciplines qui se mobilisent pour justifier leur place sans avoir à répondre à la question : les connaissances qu’elles dispensent servent-elles à décider et agir dans la vie ordinaire ?)

-  à revenir sur les fondamentaux de l’APC, en s’arrêtant à nouveau sur ses différents volets conceptuels, sur la nature des compétences comme « pouvoir agir efficacement dans une classe de situations, en mobilisant et combinant, en temps réel et de manière pertinente, des ressources intellectuelles et émotionnelles » (p. 46), sur la taxinomie de ces ressources, sur leur acquisition (dont Perrenoud estime le temps nécessaire à environ un tiers du temps scolaire total, qui ne pourra être prélevé que sur le temps aujourd’hui consacré à l’acquisition des connaissances), etc.

-  et à déployer l’argumentaire qui lui paraît le mieux à même de légitimer la FDC. Il revient à cet égard sur ce qui lui apparaît comme son caractère foncièrement démocratique ; et développe l’idée que la FDC est indispensable pour préparer les citoyens à faire face aux exigences d’une vie professionnelle et sociale dont la complexité ne cesse de s’accroître.

C’est sur ces deux registres de l’argumentation, celui du rapport de la FDC à l’échec des apprentissages et à la démocratie scolaire, et celui de son rapport à la complexité du monde d’aujourd’hui, que je m’arrêterai successivement.

Compétences et démocratisation scolaire

En 1997 comme en 2011 Perrenoud a le souci d’argumenter explicitement l’intérêt démocratique de la FDC, même si cette préoccupation est encore plus apparente en 2011.

En 1997

Il souligne en 1997 que si l’école ne prend pas les compétences en charge elles risquent de ne pas se former à l’âge adulte, notamment dans les classes populaires disposant à cet égard de moindres ressources. Il importe donc d’intégrer la FDC dans des programmes organisés autour de « socles de compétence », lesquels apparaissent dès lors comme autant de « garants de la démocratisation » (p. 62). La démocratisation sera d’autant mieux assurée que les compétences dont l’école aura permis l’acquisition répondront aux besoins réels de la vie des classes populaires ; et que c’est à chaque niveau du parcours scolaire que la FDC sera prise en charge, ne laissant ainsi personne au bord du chemin.

On aura alors mis en place une « réponse décisive à l’échec scolaire » (p. 93). L’économie de l’argumentation apparaît ainsi clairement. La formation des compétences à l’école est au cœur de la lutte contre l’échec et pour la démocratisation scolaire puisqu’elle consiste à préparer les classes populaires aux réquisits de leur situation professionnelle et aux besoins de leur vie quotidienne.

En 2011

Cette posture est fortement réaffirmée : « Ceux que l’école devrait mieux préparer à la vie sont ceux qui sortiront du système éducatif sans avoir acquis le niveau de culture suffisant pour apprendre facilement à l’âge adulte ce qu’ils n’auront pas acquis à l’école obligatoire » (p. 19). Les autres sauront convertir par eux-mêmes leurs connaissances en compétences pratiques ou, en tant qu’héritiers, s’en sortiront toujours.

Si les programmes scolaires restent trop exclusivement finalisés par la poursuite d’études dont les plus longues ne concernent en fait qu’une minorité privilégiée, ceux qui passeront à côté des savoirs ne bénéficieront pas non plus de la préparation à la vie à laquelle ils ont droit. C’est à cet égard un véritable « conflit de classe » qui oppose deux conceptions de l’école, celle qui la voue à la formation des élites, et celle qui veut faire sa place à la préparation à la vie. Le rapport des forces pèse en faveur de la première, au détriment des classes populaires et de la démocratie. On voit ainsi que le « conflit ne porte pas seulement sur l’inégalité sociale devant la réussite scolaire et la sélection, mais qu’il se joue d’abord dans la définition de ce qu’il faut enseigner et exiger, bref de la culture scolaire » (p. 20).

Perrenoud ne prévoit pas de troisième conception possible de l’école, celle d’une réelle démocratisation de l’accès aux savoirs (et donc de la possibilité donnée à tous d’acquérir une culture suffisante pour se doter par eux-mêmes des compétences nécessaires à l’existence adulte). Toute sa rhétorique repose en effet sur la naturalisation de l’existant, sur la conviction implicite que l’opposition actuelle entre ceux « qui ont de la facilité » et ceux qui ne pourront aller ni plus vite, ni plus loin (p. 173), et avec lesquels il convient de « ne pas mettre la barre trop haut » (p. 174), est indépassable. Il raisonne comme si l’actuelle école obligatoire à 15 ou 16 ans était intangible, son horizon de pensée étant visiblement celui de l’Agenda de Lisbonne, qui fixe à 40% la proportion de jeunes appelés dans les futures générations à sortir à cet âge du système scolaire.

Du même coup tous ceux qui refusent cet horizon et plaident pour une école des savoirs pour tous sont renvoyés non sans quelque violence au pôle des partisans de la domination de classe et d’une école élitiste.

La réussite des apprentissages élémentaires

On pourrait objecter que c’est bien de se préoccuper d’adapter « les gens ordinaires » à « la vie qui [les] attend dans la société du 21ème siècle » (p. 19), mais qu’un démocrate ami du peuple pourrait tout aussi bien s’inquiéter de ce que lesdits « gens ordinaires » attendent, eux, de la vie… et notamment de l’école. En rappelant à cet égard qu’aujourd’hui neuf familles sur dix, y compris dans les milieux populaires, souhaitent que leurs enfants puissent accéder à l’enseignement supérieur. On pourrait aussi se demander si les problèmes de la société de demain, très complexe et hautement technicisée, pourront être gérés de façon très démocratique si l’on exclut au départ 40% des citoyens des moyens intellectuels de les penser…

Mais laissons cela. Il reste que même dans le cadre de l’horizon de pensée de l’auteur, les solutions qu’il propose sont d’une crédibilité mal assurée, la façon dont il articule connaissances et compétences appelant pour le moins discussion.

« L’urgence, à l’école primaire, est de faire entrer dans les savoirs mais aussi de donner les habiletés intellectuelles sans lesquelles il n’y a pas d’apprentissage possible. Aussi longtemps que, à la fin du primaire, un élève sur cinq ne saura pas lire couramment, la préparation à la vie restera prématurée (…) on est très loin de pouvoir développer des compétences » (2011, pp. 201-202).

Perrenoud soulève ainsi à la fin de son ouvrage de 2011 une question primordiale. Il souligne lui-même que la formation des compétences à l’école ne saurait avoir de sens si on ne résout pas d’abord le problème de l’échec scolaire (dans lequel le défaut de maîtrise de la langue écrite joue un rôle crucial : 80% des redoublements du CP sont dus à des problèmes de lecture). En paraissant ne pas se rendre compte du caractère plutôt explosif de cette remarque de bon sens.

Car s’il faut commencer par éradiquer l’échec scolaire avant d’engager la formation des compétences, cela veut dire d’une part que la question de l’échec et des inégalités reste prioritaire, ce que Perrenoud met en doute en début d’ouvrage ; et d’autre part que la FDC ne saurait constituer « la réponse décisive à l’échec scolaire » pour laquelle elle était donnée en 1997.

Si l’on réglait par ailleurs la question des 20% d’élèves qu’évoque Perrenoud en leur apprenant à lire « couramment », grâce à une élévation sensible de l’efficacité des apprentissages du CP, du même coup on assurerait une entrée normale dans la culture écrite à tous les élèves, la grande majorité d’entre eux (au-delà de ces 20%) bénéficiant d’une amélioration nette de leur propre maîtrise de la langue écrite. Que peut-on imaginer alors qu’il se passerait ?

Tout naturellement les nouveaux entrants feraient, pour la quasi totalité d’entre eux, ce que leurs aînés étant eux-mêmes entrés correctement dans la culture écrite ont fait : poursuivre leurs études le plus loin possible. Et cela est tout aussi vrai pour les enfants des classes populaires que pour les autres : rappelons qu’aujourd’hui, parmi les élèves dont les évaluations à l’entrée en 6ème font partie du quartile supérieur, il y a peu d’écarts entre les parcours ultérieurs des enfants de cadres et des enfants d’ouvriers.

On aboutit donc à ce résultat qui donne matière à réflexion : la « préparation à la vie » ne saurait se substituer à la réussite des apprentissages élémentaires ; mais si celle-ci se généralisait, la « préparation à la vie » supposée précieuse pour les enfants des classes populaires perdrait tout intérêt…

Connaissances et compétences

Cette contradiction est omniprésente dans l’argumentation de Perrenoud, au-delà même de la question des apprentissages élémentaires. Les compétences par définition doivent mobiliser des savoirs, et Perrenoud y insiste à de nombreuses reprises : le souci des compétences n’a rien à voir avec une dissolution des savoirs et des disciplines (par exemple 1997, p. 52). Mais dès lors en quoi sont-elles une solution pour ceux qui ne sont pas parvenus à acquérir les connaissances ?

On ne sortira sans doute pas de cette difficulté sans réexaminer précisément la question des rapports entre connaissances et compétences. Est-il vraiment pertinent de les concevoir de façon dichotomique comme des instances séparées, en les considérant comme d’un côté l’idée, de l’autre le geste, d’un côté la représentation et de l’autre sa mobilisation pratique ? Est-ce que « savoir » est réductible à « mémoriser une information », ou bien plutôt implique une appropriation qui suppose « savoir manier » ou « savoir produire » ? Pour reprendre un exemple de Perrenoud (1997), peut-on aussi facilement que ça différencier l’existence de « connaissances générales en français » et la capacité à les mobiliser ? Que voudrait dire une connaissance de l’orthographe et de la syntaxe qui ne saurait se manifester à l’écrit ? On peut certes s’entraîner spécifiquement à la production écrite, comme on peut s’efforcer de devenir un grand grammairien. Mais dans un cas comme dans l’autre on devra conjuguer les connaissances théoriques et les savoirs pratiques. C’est bien pour cette raison qu’au fur et à mesure de leur développement les connaissances théoriques se convertissent de plus en plus facilement, comme le note d’ailleurs Perrenoud, en compétences professionnelles ou existentielles. Ce lien entre connaissances et compétences est d’ailleurs empiriquement avéré par la comparaison entre les résultats des enquêtes PISA, qui sondent les compétences, et les enquêtes françaises, qui s’appuient sur l’évaluation des connaissances : cette comparaison ne dénote pas de distorsion significative entre les classements des élèves selon l’un et l’autre critère [2].

Que l’acquisition de compétences s’avère ainsi indissolublement lié à l’appropriation des savoirs vaut dans le cadre d’un champ disciplinaire, mais tout aussi bien lorsqu’il s’agit de compétences dites « transversales », qui mobilisent des connaissances relevant de disciplines différentes : on ne voit pas en quoi la question pourrait se poser différemment. Faudrait-il alors cantonner les élèves en perdition à l’acquisition de compétences qui ne mobilisent nul savoir disciplinaire ? Il est à craindre, d’une part, que le résultat soit bien maigre : peut-on par exemple apprendre à conduire, a fortiori en faire son métier, sans savoir lire ? Et d’autre part, en procédant ainsi, il serait difficile de maintenir l’idée que la FDC soit le moyen par excellence de lutter contre l’échec scolaire…

Il reste à mentionner une contribution possible de la FDC à la lutte contre l’échec, qui reposerait sur l’impact pédagogique de son introduction : imposant pour elle-même le recours au principe constructiviste et à la pédagogie de projets, elle pourrait, comme le suggère Perrenoud, constituer un vecteur de transformation de la transmission des connaissances proprement dite. On remarquera seulement à cet égard que le détour par la question des compétences ne s’imposait sans doute pas si le but de l’opération était de prôner une autre pédagogie pour l’école. Et que cette autre pédagogie ayant déjà largement transformé les dispositifs et les pratiques d’enseignement, sans avoir eu besoin pour cela d’attendre la mise en place du socle commun, il aurait été plus simple et plus logique, pour qui se soucie de démocratisation de l’école, d’interroger directement les raisons des limites d’efficacité de cette transformation…

Compétences et culture commune

Perrenoud peine à convaincre, au bout du compte, que l’introduction des compétences puisse être un facteur de démocratisation de l’école. Les expériences belge, québécoise ou française depuis 2006 ayant largement confirmé que ce n’était effectivement pas le cas, on comprend la tonalité un peu désabusée de son ouvrage de 2011.

Un double objectif

Ce dernier mérite pour autant l’attention dès lors qu’il plaide pour l’introduction des compétences non plus comme réponse à l’échec scolaire, mais en référence à la complexité croissante de l’univers social et de la sphère des savoirs.

De ce second point de vue en effet, et même si Perrenoud centre toujours son propos sur ce qu’il convient d’enseigner aux élèves en difficulté dans le cadre d’une école obligatoire à 15-16 ans (en France dans le cadre donc du collège unique), sa démarche l’amène à soulever des problèmes et à avancer des suggestions susceptibles de nourrir la réflexion sur les contenus de la culture commune qu’il conviendrait de transmettre aux élèves de l’école commune, avant la fin du lycée unique.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, il entreprend ainsi de pointer, champ disciplinaire par champ disciplinaire, les besoins de formation de compétences pour ceux des élèves qui ne feront pas d’études longues (et donc ne pourront pas bénéficier d’une formation approfondie dans le savoir disciplinaire considéré), et auront pourtant besoin au cours de leur existence de pouvoir mobiliser certaines connaissances relativement pointues. Ce faisant, il soulève implicitement un problème très général, s’agissant de concevoir des enseignements disciplinaires de culture commune qui conjuguent ces deux objectifs :

- constituer une préparation suffisante pour ceux des élèves qui souhaiteront se spécialiser dans l’approfondissement de la discipline, une fois passé le tronc commun

- permettre à tous les autres de se confronter aux pratiques sociales qui mettent ce savoir disciplinaire en jeu, que ce soit pour gérer leur vie personnelle ou pour intervenir en connaissance de cause suffisante dans les débats et conflits suscités par ces pratiques sociales.

Certes lui-même ne dit rien sur la façon d’atteindre le premier de ces objectifs. A son sens (rappelons qu’il parle du collège) les contenus d’enseignement existant sont entièrement conçus pour les élèves qui vont poursuivre leurs études et approfondir les disciplines enseignées. C’est bien cette logique du collège « antichambre du lycée » qu’il conteste, en requérant une place dans le curriculum pour « la préparation à la vie » destinée à ceux qui ne pourront pas apprendre. Du même coup il ne se soucie pas des savoirs qu’il faut enseigner à ceux qui vont continuer, mais de ceux qui ne conviennent pas aux élèves en difficulté (et auxquels on pourrait substituer de la « préparation à la vie »). Par exemple, et l’on retrouve ici point par point la démarche des promoteurs de la rénovation de l’enseignement du français au début des années 1970 [3], Perrenoud s’en prend à ceux qui « continuent à privilégier un savoir sur la langue qui relève de la culture plus que la maîtrise pratique, quand bien même les travaux de recherche permettent de douter que la maîtrise théorique de la syntaxe soit aussi indispensable qu’on l’imaginait pour produire des énoncés intelligibles et communiquer avec autrui », et regrette que l’on ait encore affaire à « un enseignement de la langue comme objet de connaissance abstraite » et pas seulement à « une éducation à la communication langagière et à ses codes » (2011, p. 115).

Une bonne question

Au-delà cependant de cet utilitarisme à courte vue, Perrenoud propose un réexamen des enseignements disciplinaires qui pointe l’intérêt de conjuguer une certaine appropriation des contenus et la formation de la capacité à réfléchir sur leurs usages sociaux. Ainsi s’interroge-t-il concernant les programmes de chimie : « Nos contemporains ont-ils les connaissances nécessaires pour comprendre la composition des aliments qu’ils absorbent, les effets des médicaments ou des drogues qu’ils prennent, les risques inhérents aux produits qu’ils s’appliquent sur la peau, les dangers que certaines substances ou certains jouets font courir à leurs enfants ? On peut en douter. Même quelqu’un qui a son baccalauréat est loin d’avoir toutes les connaissances nécessaires pour comprendre la chimie à l’œuvre dans notre vie quotidienne » (2011, p. 104).

« La recherche biologique et l’industrie, écrit-il encore, transforment la vie humaine à large échelle et cela ne peut que s’accélérer. Il apparaît pertinent que la biologie, la « science de la vie (bio) », permette d’en avoir un minimum de compréhension, ce qui suppose assez souvent des connexions avec d’autres disciplines, chimie et physique sans doute, mais aussi médecine, droit et sciences sociales » (2011, p. 103). Et il note, concernant la physique :

« Il faut faire la part des connaissances physiques qui nous aident à comprendre les enjeux de société tels que :
-  l’épuisement des énergies non renouvelables ;
-  les risques du nucléaire civil et de ses déchets radioactifs ;
-  les risques du nucléaire militaire et d’autres armes de destruction massive ;
-  les risques radiologiques dans le domaine de la santé ou de la sécurité :
-  la densification des ondes électromagnétiques dans l’atmosphère ;
-  le réchauffement de la planète, l’effet de serre, les dérèglements climatiques ;
-  l’épuisement des matières premières ;
-  les catastrophes naturelles (éruptions volcaniques, tsunamis, secousses sismiques, inondations) » (2011, p. 106).

On s’en tiendra là. Ces citations suffisent à montrer l’intérêt du problème soulevé par Perrenoud : l’école obligatoire (et cela vaut pour le tronc commun à 18 ans comme pour l’école « fondamentale » à 15/16 ans à laquelle il se réfère) doit se poser la question du bagage à transmettre aux jeunes générations afin de les mettre, quelle que soit leur spécialisation professionnelle ultérieure, en mesure d’affronter les grands enjeux du devenir de nos sociétés et de l’humanité toute entière.

Perrenoud admet que « les programmes orientés vers le développement des compétences ne peuvent prétendre honorer ces priorités » (2011, p. 197) : il suffit en effet d’évoquer ces dernières, comme on vient de le faire sur quelques domaines, pour mesurer combien l’accès à un niveau, même minimum, de compréhension et de formation du jugement, implique de connaissances générales de base. Face à ce constat, Perrenoud envisage la solution qui consisterait à garder une école obligatoire centrée sur l’acquisition des savoirs disciplinaires, mais en revisitant les programmes de façon à ce que, dans chaque discipline, soit faite « une part plus large aux connaissances à partir desquelles chacun pourra, tout au long de la vie, identifier des manques, les combler, et développer les compétences » (ibid.).

En suivant cette suggestion, la définition de la culture commune dans chaque discipline pourrait ainsi chercher à concilier deux objectifs : préparer aux études longues ; et transmettre les savoirs nécessaires à la formation ultérieures des compétences nécessaires pour agir en citoyen libre et responsable dans la société d’aujourd’hui.

Sans dire vraiment ses raisons, Perrenoud ne se déclare « pas favorable à cette posture radicale, tout en reconnaissant sa cohérence » (2011, p. 197). On ne voit pas très bien ce qu’elle a de « radicale » (sinon qu’elle est plus réaliste pour une école obligatoire à 18 ans qu’à 16 ans), mais il lui préfère « une voie médiane », qui assignerait au curriculum de l’école obligatoire la visée d’un certain nombre de compétences (qu’il propose à la discussion) : « savoir trouver sa place dans une action collective (…) savoir préserver son autonomie (…) savoir prendre une position personnelle (…) savoir construire du sens (…) », etc. (2011, pp. 199-200).

La faible détermination de ces objectifs les rendra peut-être peu convaincants au lecteur, comme tout essai de définition de compétences par trop séparée des savoirs disciplinaires qu’elles requièrent. Il reste que Philippe Perrenoud renvoie les tenants d’une véritable démocratisation de l’école, qui souhaitent que soit transmise à tous les membres des jeunes générations une culture commune de haut niveau et solidement ancrée dans les savoirs disciplinaires, à la réalité d’un problème qu’il va bien leur falloir affronter.


[1Philippe Perrenoud, Construire l’école des compétences, ESF, Issy-les-Moulineaux, 1997 ; Quand l’école prétend préparer à la vie, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2011.