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Tous à l’école à 18 ans !

samedi 16 octobre 2021, par Jean-Pierre Terrail

[La France a rendu l’école obligatoire jusqu’à 16 ans pour les nouveaux entrants de 1959. Depuis, ce seuil n’a pas changé. Certaines organisations syndicales et politiques appellent à reprendre la marche en avant des scolarités. Un tel projet implique néanmoins une vaste réforme de l’enseignement pour réaliser toutes ses promesses d’émancipation. Le Monde Diplomatique a publié dans son numéro de septembre une version proche du texte qu’on lira ici.]

En 1947, le plan Langevin-Wallon proposait de rendre l’école obligatoire jusqu’à 18 ans. La mesure resta lettre morte, comme le reste de ce grand programme de réforme du système éducatif français qu’avait élaboré la commission ministérielle présidée par le physicien Paul Langevin puis, après sa mort, le psychologue Henri Wallon (tous deux membres du parti communiste français). Soixante-quinze ans plus tard, le temps n’est-il pas venu d’entériner ce report de l’obligation scolaire ? Ambitieux en 1947, celui-ci semble aujourd’hui à portée de main. Neuf jeunes sur dix poursuivent déjà leurs études jusqu’à leur majorité au moins. Et les besoins toujours plus marqués en compétences scientifiques et techniques plaident en ce sens. L’aspiration aux études longues n’a jamais été aussi générale. Interrogés au moment de l’entrée en sixième de leurs enfants, les parents espèrent dans 8 à 9 cas sur 10 voir leur progéniture sur les bancs de l’école jusqu’à 20 ans au moins quel que soit les milieux d’origine [1]. Pourtant la majorité des organisations politiques et syndicales se refusent à un tel report [2]. Seule la gauche de transformation (Parti communiste français, La France insoumise, Confédération générale du travail, Fédération syndicale unitaire, Sud) affiche clairement cet objectif, sans nécessairement préciser la façon de l’atteindre [3].

Fixée à 13 ans par les lois Ferry des années 1880, l’obligation scolaire est prolongée d’une année en 1936, par le Front populaire. En 1959, un décret du ministre Berthoin la porte de 14 à 16 ans, dans le cadre du tournant imprimé par le régime gaulliste à la politique scolaire : il s’agit alors de favoriser la poursuite de l’expansion économique, grâce à l’amélioration de la formation initiale des jeunes générations. Tournant d’importance historique, puisqu’il aboutit à unifier les deux réseaux de scolarisation coexistant sous la Troisième République, primaire pour les classes populaires et secondaire pour les milieux aisés. Au milieu des années 1970 l’entrée dans le secondaire est acquise pour la plupart des élèves, et l’allongement des scolarités se poursuivra jusqu’à aujourd’hui.

L’opposition au report de l’obligation scolaire

Contribuant aux actions de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, une partie du patronat s’avère soucieuse d’une meilleure alphabétisation des jeunes, mais ne tient visiblement pas à peupler davantage les étages supérieurs du système scolaire. C’est que « tout le monde ne fera pas partie de la nouvelle économie (...) Les petits boulots ont encore de l’avenir » soulignent en 2001 les ministres de l’éducation de l’OCDE. Selon l’expertise de cette organisation [4] et celle de l’Union européenne (Sommet de Lisbonne), horizon des ministres français successifs, l’école doit à la fois resserrer ses enseignements autour de l’utilité professionnelle, améliorer la formation des élites et, pour les autres, viser la formation de compétences élémentaires les rendant employables. Conserver un volant de scolarités courtes, c’est préserver une armée de réserve éloignée de la vie politique, qui tire les salaires vers le bas et alimente la tendance à la déqualification des postes de travail.

Du côté des partis et syndicats de centre-gauche pèse l’héritage de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) [5]. Celle-ci a toujours récusé le report à 18 ans de la scolarité obligatoire, privilégiant sous le nom d’« école fondamentale » un continuum école-collège jusqu’à 16 ans. Estimant qu’une partie des jeunes ne sont pas en mesure de prolonger leurs études au-delà de cette limite, et que de toutes façons il faut bien pourvoir les emplois peu qualifiés, ces organisations se sont ralliées aux politiques du « socle commun de connaissances ». Celles-ci définissent le bagage minimum que doivent avoir acquis tous les élèves en fin de collège, et s’adressent donc essentiellement à ceux qui ne poursuivront pas leurs études jusqu’au bac. La droite en inscrit le principe dans la loi Fillon de 2005 ; il sera repris en 2012, sous le quinquennat de François Hollande, par le ministre Vincent Peillon qui insiste cependant sur la possibilité de poursuivre ses études après l’obtention du socle commun. Les différences entre les deux socles resteront toutefois assez modestes.

De quelques critiques des effets de la prolongation des scolarités

Selon un argument souvent opposé (par des gens eux-mêmes très instruits) à tout allongement des scolarités, une telle perspective alimenterait la course aux diplômes, leur multiplication, et au bout du compte leur dévalorisation, des diplômés en venant à occuper des emplois peu qualifiés. Que dire de cette objection ?

Les phénomènes de concurrence entre demandeurs d’emploi sur le marché du travail sont évidemment peu contestables... et les entreprises en profitent pour éviter de reconnaître la qualification réelle des emplois. Les emplois réputés peu qualifiés occupés par des diplômés le sont parfois vraiment, mais ne sont-ils pas en réalité le plus souvent beaucoup plus exigeants que le patronat ne veut bien l’admettre ? En particulier lorsque celui-ci intensifie au maximum la pression au rendement sur les salariés qui les occupent, et qui ne peuvent satisfaire aux réquisits managériaux qu’en mobilisant au mieux les compétences formées par l’école et reconnues par leur diplôme ? Le fait même que les entreprises privilégient toujours le recrutement des salariés les mieux scolarisés en témoignent : elles reconnaissent ce faisant qu’elles ont besoin de compétences fortes, et que l’école joue un rôle crucial dans leur formation. Si ce n’était pas le cas elles recruteraient pour ces postes réputés peu qualifiés... des salariés peu diplômés, qui leur reviendraient toujours moins cher que ceux qu’elles embauchent effectivement. Plutôt que de s’obnubiler sur la concurrence pour l’emploi et « l’inflation-dévalorisation des diplômes », il serait donc bien plus pertinent d’interroger, au-delà des mécanismes du marché du travail, la relation entre les capacités formées par l’école et leur usage dans le travail.

Autre question. La durée croissante des études se ferait-elle nécessairement au bénéfice d’une meilleure formation des jeunes générations ? Voilà qui n’a rien d’évident. Depuis trois décennies en effet, on enregistre une dégradation continue des apprentissages scolaires. Le temps n’est plus où l’on pouvait, avec les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet, opposer à juste titre, aux discours alarmés sur le niveau qui baisse, les performances des jeunes générations supérieures à celles de leurs aînés [6]. Selon le service statistique du ministère, à l’entrée en 6ème, la plupart des élèves de 2017 obtenaient en calcul des résultats inférieurs au score moyen des élèves de 1987. En français, la perte d’orthographe grammaticale est considérable, marquant une dégradation sensible du rapport à la langue écrite, et s’accompagnant d’un affaiblissement net des performances en lecture et en compréhension. Et dans les deux cas, même si elle est plus marquée pour les milieux populaires, la baisse concerne tous les élèves. Le phénomène est complétement masqué par la multiplication des diplômes et des mentions obtenues : il n’en est pas moins tout à fait saisissant [7].

Enjeu et contraintes du report de l’obligation scolaire

À condition donc que l’allongement des études stoppe cette hémorragie au lieu de l’accentuer encore, et améliore réellement la formation des jeunes générations, reporter la scolarité obligatoire à 18 ans s’avère aussi nécessaire que souhaitable. La mesure découle naturellement de la production accélérée de connaissances scientifiques. Elle s’impose même à l’heure où la survie de l’humanité exige une modification profonde de nos façons de produire et de consommer. La prolongation de l’obligation scolaire aurait en outre l’avantage de saper les fondements du pouvoir des experts, grâce au développement en chaque individu d’une capacité à penser le monde, à débattre de son avenir. Et face à une révolution informatique mise au service de l’ubérisation du travail, elle favoriserait un recentrage de l’intervention humaine sur la maîtrise des algorithmes.

Si la prolongation de l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans a constitué un progrès, son report à 18 ans implique des changements bien plus radicaux. Il place l’ensemble des jeunes en position d’accéder aux savoirs les plus élaborés, une possibilité qui ne concerne aujourd’hui qu’une partie des jeunes générations : pour l’essentiel celle qui décroche un bac d’enseignement général et se trouve en position d’atteindre un diplôme de niveau bac + 5 [8]. La massification des études supérieures qui découlerait d’un report à 18 ans limiterait l’exploitation économique du travail peu qualifié, en dégonflant les effectifs de l’armée de réserve de non diplômés. Elle compromettrait également la tendance à polariser et opposer salariés qui pensent et encadrent (conception) et salariés qui obéissent (exécution), tendance inhérente à l’accumulation du capital dans les économies développées.

La possibilité d’un tel programme se heurte cependant à une objection : comment maintenir à l’école des jeunes en échec, parfois depuis le CP et à qui, parvenus au collège, le cadre scolaire dépourvu de sens devient insupportable ? Il suffit de poser la question pour en deviner la réponse : porter l’obligation scolaire à 18 ans est irréaliste sans une réforme de notre système éducatif susceptible de limiter drastiquement l’échec et les inégalités scolaires, sans un réexamen d’ensemble de l’institution, dans ses structures, ses contenus d’enseignement, les modalités des transmissions cognitives [9].

L’élimination de la concurrence dans une école commune

L’actuel système scolaire accueille tous les jeunes et leur impose, par le biais du triptyque évaluation-classement-orientation, une mise en concurrence pour les meilleures notes, les meilleures classes, les meilleures filières. L’issue de cette lutte des places est jouée d’avance, d’autant qu’aux atouts dont ils disposent à l’entrée les « héritiers » pourront ajouter en cours de route les bénéfices inhérents à leur position sociale : établissements mieux cotés et mieux dotés, enseignants plus expérimentés, enseignements plus ambitieux, aides parentales et parascolaires, etc. Comment s’étonner dans ces conditions de l’ampleur d’inégalités sociales maintenues des années 1960 aux années 1990, et encore accrues depuis ?

L’élimination de la concurrence n’est pas en elle-même le remède magique à l’échec scolaire, mais c’en est une condition première. Or, supprimer la concurrence, c’est supprimer ce qui l’organise : à savoir les notes (dont le seul intérêt est de classer, car on peut très bien évaluer sans noter et sans classer) et les parcours différenciés, notamment au lycée où les filières professionnelles demeurent des zones de relégation scolaire. Il s’agit donc de remplacer l’actuelle école unique par une école « commune », dont le principe serait de conduire tous les élèves au terme de l’appropriation d’un bagage culturel commun à 18 ans.

Les nouveaux contenus à transmettre

La définition de ce bagage appelle une vaste délibération : que voulons-nous transmettre aux jeunes générations ? Avançons quelques pistes. Son contenu devrait ouvrir, à 18 ans, le champ des possibles, permettant de choisir aussi bien une formation courte dans une école professionnelle supérieure que des études prolongées, prenant appui sur de solides acquis de base, littéraires et mathématiques. Il serait indispensable, dans une telle perspective, d’intégrer dès le primaire une introduction aux savoirs techniques et technologiques, dont une trop grande partie des jeunes sont aujourd’hui privés. Un second principe pourrait être le suivant : la scolarisation vise indissociablement la transmission des savoirs et la formation de citoyens libres et responsables. Sa mission essentielle en ce sens est de permettre à chacun de constituer des ressources pour penser par lui-même. L’école doit enseigner, si l’on préfère, comment penser plutôt que ce qu’il faut penser. Toutes les disciplines sont ici concernées, mais certaines plus que d’autres. Ainsi de la philosophie, dont un enseignement adapté pourrait commencer tôt dans le cursus ; ou des sciences humaines et sociales auxquelles les élèves du primaire pourraient être initiés dès le primaire. En matière de formation du citoyen, une familiarisation avec la posture de recherche vaut sans doute toutes les leçons de morale...

Une pédagogie de l’exigence intellectuelle

Le troisième champ à interroger concerne la manière d’enseigner. Le nouvel esprit pédagogique qui s’instaure dans les années 1970 et 1980 se caractérise par un souci obsessif de renforcer la motivation supposée chancelante des élèves. L’approche frontale des savoirs est bannie, au profit d’itinéraires de découverte qui partent des connaissances supposément familières de l’enfant pour le mener en douceur vers une « auto-construction » des savoirs. Cette pédagogie ludique et compassionnelle irrigue encore la réforme du collège de 2015. Au vu de ses résultats peu convaincants, cette doxa mérite réexamen. Deux constats s’imposent : la difficulté intellectuelle ne se contourne pas, elle s’affronte ; tous les humains – même issus des classes populaires – sont dotés en tant qu’êtres de langage d’une capacité d’abstraction, de pensée réfléchie, de raisonnement logique. Le problème devient dès lors le suivant : s’attacher à mobiliser ces ressources plutôt que déplorer les « handicaps socioculturels », afin que tous surmontent les difficultés d’apprentissage. Pour ce faire, il n’existe d’autre voie que la mise en œuvre, par des enseignants qui se veulent des « alliés dans la place » plutôt que des juges, de pédagogies exigeantes attentives à assurer aux élèves les moyens de répondre à leurs réquisits. C’est le seul moyen pour l’école de leur apporter ce qu’ils ne trouvent pas dans leur famille [10].

Inséparable d’une refonte d’ensemble de notre système éducatif, le report à 18 ans de l’obligation scolaire n’est donc pas un mince objectif. Vouloir l’appliquer à moindres frais ne ferait qu’aggraver la tendance à l’œuvre depuis la fin des années 1980, qui conjugue l’allongement des scolarités et la dégradation des acquisitions cognitives. Et chercher à en faire l’économie ne ferait que retarder la solution de bien des problèmes aujourd’hui posés à notre société.


[1Tristan Poullaouec, « Regrets d’école. Le report des aspirations scolaires dans les milieux populaires », Sociétés contemporaines, 2019/2, n°114.

[2La récente mesure gouvernementale concernant l’obligation de formation de 16 à 18 ans ne vise pas à éradiquer les scolarités écourtées des élèves en grande difficulté mais propose un « accompagnement sur mesure » vers le marché du travail pour les jeunes concernés, en déshérence après leur rupture avec l’institution scolaire.

[3La question sera abordée dans un colloque co-organisé par le SNES-FSU, Éduc’action CGT, et le GRDS. Intitulée « Porter l’obligation scolaire à 18 ans. Pourquoi, comment ? », cette rencontre se tiendra à Paris les 14 et 15 janvier prochain.

[4OCDE, « What future for our schools”, Education Policy Analysis, Paris, 2001 ; et “Investing in Competencies for all”, Communiqué de la réunion des ministres de l’Éducation, avril 2001.

[5La Fédération de l’Éducation nationale, dominée par le Parti socialiste depuis 1947, devient Unsa-Éducation en 2000, après la création de la FSU.

[6Christian Baudelot et Roger Establet, Le Niveau monte, Le Seuil, 1989.

[7Voir La tolérance à l’ignorance dans l’institution scolaire, GRDS, 2020.

[8Obtiendront un diplôme Bac +5 : un bachelier général sur deux ; un bachelier technologique sur dix ; trois bacheliers professionnels sur cent. Cf. Note d’information du SEIS, n° 18.06, 2018.

[9Les observations qui suivent prennent notamment appui sur les travaux accumulés depuis 2008 par le GRDS (Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire).

[10Voir l’ouvrage collectif Pédagogies de l’exigence, La Dispute, 2020.