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De la doxa libérale-libertaire en éducation (I)
mercredi 3 octobre 2018, par
Le temps paraît loin où Bourdieu en appelait à une « pédagogie rationnelle » propre à contrecarrer les inégalités culturelles face à l’école (1966), où Baudelot et Establet se permettaient une critique radicale de « l’école capitaliste en France » (1971), où le SNES adoptait un projet d’école « progressive » plus ambitieusement démocratique que le plan Langevin-Wallon (1978). Alors même que l’échec scolaire ou la médiocre formation de beaucoup de jeunes sont devenus comme jamais une menace pour notre avenir commun, on ne voit guère à gauche de débats de fond qui s’empareraient de la question essentielle d’un accès généralisé aux savoirs élaborés de la culture écrite. Sur les problèmes du climat, de l’environnement, des crises financières, de l’agriculture industrielle, etc. l’urgence historique stimule, dans les partis, les syndicats, les associations, l’élaboration réfléchie de projets novateurs et subversifs. Difficile d’en dire autant, sauf à la marge, dans le domaine scolaire. Du côté de la galaxie des organisations qui gravitent autour du PS, il est souvent malaisé de discerner ce qui, sur les enjeux essentiels, ferait vraiment clivage avec les orientations prônées au plan mondial par les puissances d’argent et mises en œuvre en France tant par la droite que par la gauche dite « de gouvernement ». Et à la gauche de cette gauche, si certains objectifs à visée démocratique sont parfois encore mis en avant, telle l’obligation scolaire à dix-huit ans, ils ne sont pas inscrits dans un projet de transformation d’ensemble du système éducatif qui pourrait seul leur donner quelque crédibilité.
Face à ce vide conceptuel et programmatique, la question ne peut pas ne pas être posée. Les classes dominantes auraient-elles gagné la bataille des idées sur l’école ? Partant des débats scolaires les plus marquants des dernières décennies, José Tovar s’intéresse ici à l’entreprise de conquête de l’hégémonie culturelle menée par la révolution conservatrice, et interroge sa proximité idéologique – sinon politique – avec la Doxa éducative de la gauche compassionnelle.
Dans la première partie de son étude, il examine d’abord la façon dont se sont progressivement imposés, au long du dernier demi-siècle, les grands thèmes qui font aujourd’hui largement consensus : l’inégalité des capacités, la nécessité du soutien aux plus défavorisés, la revalorisation de la filière professionnelle, etc. Il s’intéresse ensuite aux débats qui, sur des points précis (la continuité école-collège, la co-éducation, l’interdisciplinarité, etc.), ont traduit et manifesté la montée en puissance de ces thèmes consensuels et les ont développés en « doxa pédagogique » (celle-ci a fait l’objet de plusieurs contributions sur notre site – par exemple d’Alain Beitone, Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, José Tovar lui-même, notamment, mais jamais encore d’un tel essai d’inventaire de ses thèmes les plus récurrents et des organisations qui les soutiennent ou les promeuvent). L’auteur s’arrête pour finir sur quelques points chauds (l’éducabilité universelle, la lecture, les rythmes scolaires, l’obligation scolaire) qui divisent la gauche de la gauche.
Compte-tenu de l’ampleur de cette première partie, que l’ambition de sa visée rendait inévitable, nous publierons ultérieurement, toujours sur le site du GRDS, la deuxième partie de l’étude dans laquelle José Tovar confronte les positions, propositions, éventuellement projets d’école, portés aujourd’hui par les organisations politiques et syndicales de la gauche et les mouvements pédagogiques.
Préambule - La société française face à son système éducatif
Emploi (48 %), santé (42 %), éducation (37 %) : tels sont aux yeux des Français les trois domaines sur lesquels les pouvoirs publics devraient agir prioritairement, selon le baromètre de l’Institut Paul Delouvrier publié le 15/12/2017.
L’éducation est le socle de tout système démocratique ; elle donne aux citoyens les savoirs, les modes et les cadres de pensée qui permettent de choisir et d’agir. Ce n’est donc pas par hasard que, comme l’indiquent tous les sondages, l’école est une des questions de société régulièrement considérées comme prioritaires. D’où de très forts investissements familiaux dans tous les milieux sociaux ; une revendication généralisée d’études supérieures à laquelle seule une profonde démocratisation du système dans sa globalité pourrait donner satisfaction ; un mécontentement croissant des classes populaires face à leur exclusion massive et persistante des « bons » parcours scolaires.
L’époque historique interdit de méconnaître cette aspiration à la démocratisation, de la réduire à un effet de concurrence pour les « bonnes places » sociales, à la poursuite égoïste du meilleur pour soi seul. En réalité l’accès de tous les jeunes à un haut niveau de connaissances est une des conditions incontournables de l’avènement demain d’une société véritablement démocratique mais aussi tout simplement de la survie de la planète.
Comment les grandes forces sociales se situent-elles par rapport à cet enjeu ?
La droite le prend en compte en parlant de « société de la connaissance », mais à sa façon :
– malthusienne : la société de la connaissance n’est pas pour tout le monde, donc nul besoin de remettre fondamentalement en cause les inégalités sociales d’accès aux savoirs, on se contentera du « socle commun » pour les pauvres ;
– utilitariste : l’école doit essentiellement se consacrer à la formation de compétences ad hoc pour le marché du travail ;
– conforme à la logique marchande et entrepreneuriale : la formation des jeunes doit être instituée en marché concurrentiel, les écoles en entreprises, les responsables d’établissements en chefs d’entreprise.
Pour la fraction traditionnaliste de la droite et du patronat, ces objectifs doivent être atteints par la mise en œuvre d’une pédagogie d’autorité, conforme à l’idéal d’une société hiérarchique et patriarcale. Pour la fraction moderniste, une pédagogie au visage plus libéral et permissif peut paraître plus efficace.
À gauche on ne retrouve pas une telle relative convergence de vues. On n’y observe guère de débat de fond interrogeant ce que devraient être les principes généraux d’une politique scolaire progressiste. Il existe peu de projets novateurs s’emparant ouvertement de l’enjeu de la démocratisation scolaire et visant une transformation d’ensemble du système éducatif. Ce sont les syndicats enseignants qui donnent le ton de l’opposition aux politiques scolaires de droite, les partis politiques s’en démarquent peu, et pour les associations pédagogiques la question des objectifs de l’enseignement est subsumée par celle des façons d’enseigner. Une telle conjoncture favorise l’association de la droite à l’initiative et à la réforme, et de la gauche à une posture défensive et trop souvent conservatrice.
Dans ce contexte les positions à gauche apparaissent diversifiées selon deux axes.
D’une part celui du rapport aux inégalités de classe. Une bonne partie des organisations (politiques mais aussi syndicales et associatives), fortement influencée par le syndrome déficitariste [1] accepte pour l’essentiel, plus ou moins implicitement et sous couvert de pragmatisme, les inégalités scolaires existantes, se ralliant, comme l’ont montré les ministères successifs de la présidence Hollande, aux politiques de socle commun prônées par l’Europe néolibérale.
À la gauche de cette gauche le refus d’abandonner une partie des jeunes aux consolations du socle commun se traduit notamment par le projet de porter l’âge de la scolarité obligatoire de 16 à 18 ans. Mais l’incertitude sur la façon de s’y prendre pour scolariser efficacement tous les élèves jusqu’à cet âge qui est celui de la majorité civile incite souvent au maintien de filières lycéennes différenciées et clairement ségrégatives, conduisant de fait à limiter l’ambition démocratique : la proposition du GRDS d’un tronc commun jusqu’à un bac de culture commune reste encore largement minoritaire.
Le second axe de diversification des positions de gauche concerne les principes de la pédagogie.
Du côté de la gauche socialisante règne sans partage une "doxa", un ensemble de représentations et de normes, de présupposés et d’implicites qui prend forme dans les années 1960/70, empruntant au patrimoine de l’éducation nouvelle, et qui s’est très largement imposé et institutionnalisé depuis lors dans le monde de l’école, s’incrustant profondément dans la réflexion pédagogique au fil des ans. Cette doxa est portée par différents secteurs de l’univers éducatif. Ces derniers revendiquent le monopole du discours progressiste, et toute contestation de la doxa - y compris émanant du même milieu idéologique et politique - est automatiquement classée comme conservatrice, voire réactionnaire. Son influence est devenue largement majoritaire, concernant une grande partie tant de la droite que de la gauche. C’est que « à l’école comme dans l’entreprise l’action militante en faveur de l’éducation nouvelle est relayée, à partir des années 1960 et plus encore après 1968, par une part croissante des responsables du système éducatif qui entendent réformer les contenus d’enseignement et les méthodes pédagogiques pour s’adapter à la massification progressive de l’enseignement secondaire » [2].
Les choses sont plus complexes à gauche de la gauche. Comment ne pas avoir conscience ici qu’il serait difficile de conduire tous les jeunes jusqu’à l’entrée dans l’enseignement supérieur en s’en tenant à des préceptes pédagogiques qui ont eu le temps en quelques décennies d’exhiber les limites de leur efficacité ? Mais l’emprise de la même doxa, tenant aux circonstances historiques de sa formation et à ses références aux courants d’éducation nouvelle, rend le débat compliqué, jetant a priori la suspicion sur toute tentative « progressiste » de la remettre en cause.
C’est là un point crucial. Notre conviction est qu’aucune perspective de démocratisation significative de notre système éducatif n’est envisageable sans recours à des dispositifs pédagogiques et à des pratiques d’enseignement en rupture avec les principes de cette doxa. L’examen critique de cette dernière nous paraît constituer en ce sens un préalable indispensable à toute transformation démocratique de notre école.
C’est bien sûr pour souligner la convergence droite/gauche de ses partisans que nous la qualifions ici de « doxa éducative libérale-libertaire » [3]. C’est elle que nous entendons décrire et interroger dans la mesure où elle « plombe » le débat, interdisant toute tentative d’élaboration d’une politique scolaire alternative, et cela presque toujours avec l’alibi de l’expertise professionnelle et la caution de plus d’un siècle de combats pour la construction et la défense d’une école démocratique, de l’histoire de l’Éducation Nouvelle au Plan Langevin-Wallon et à mai 1968 [4].
Les fondamentaux
« Dons », « aptitudes », « qualités », « talents » …
Dans les années 1920-30, la revendication apparaît avec force, sous l’influence des Compagnons de l’Université Nouvelle, d’une ouverture de l’enseignement secondaire aux enfants des classes populaires, qui en étaient jusqu’alors pratiquement exclus. Au moment du gouvernement de front populaire, Jean Zay étant ministre de l’instruction publique, Henri Piéron, un des fondateurs de la psychologie scientifique en France écrit, dans un article destiné à justifier la création d’un véritable service de l’Orientation Professionnelle des jeunes : « Il est possible d’affirmer, en l’état actuel de nos connaissances, la validité du fondement de l’OP (orientation Professionnelle), à savoir l’existence chez les hommes d’aptitudes différentes d’origine constitutionnelle, héréditaire [5]. Le concept de différence des intelligences, repris sous diverses formes avec des justifications se voulant d’ordre scientifique au XIXème siècle (y compris sous la forme des « dons innés ») selon les époques, marquera pour longtemps la pensée éducative des militants progressistes. C’est dans ce contexte idéologique que le système scolaire français public tel que nous le connaissons aujourd’hui s’est historiquement construit, au travers d’une lutte permanente pour soumettre l’accès aux titres scolaires au mérite personnel (qui renvoie à des qualités individuelles d’ordre psychologique et moral, telles que la volonté, le sérieux, le travail, etc…), plutôt qu’aux privilèges liés à la naissance et à la fortune. Mais la bataille pour faire admettre que tous (les êtres humains) sont intelligents et donc capables de poursuivre avec succès des études longues pourvu qu’on leur en donne la possibilité est loin d’être achevée. Ainsi, dans le rapport du HCE sur le collège en 2010, on peut lire : « Chaque élève doit avoir la possibilité d’aller au plus loin de ses capacités et de développer une forme de talent, quel que soit le domaine d’exercice ». Pour les « experts » du HCE, les capacités des élèves, déjà là, ne sont qu’à révéler… et non à construire. Toute une philosophie, dont les traces subsistent encore il est vrai dans le Plan Langevin-Wallon : mais plus de sept décennies se sont écoulées depuis, qui ont permis une critique radicale, anthropologique aussi bien que neurobiologique, de toute idéologie des dons ou des aptitudes innées !
De l’égalité en droits au mérite et à « l’égalité des chances »
Après la guerre, le plan Langevin-Wallon (1947) fera du concept de mérite (plus souvent désigné sous le terme de « talents », sorte de compromis entre la notion de « don » et celle de « vertu ») la base de toutes ses propositions de démocratisation du système éducatif [6]. Il reçoit alors le soutien unanime des forces de gauche dans leur diversité, de la CGT et de la FEN en particulier au plan syndical, ainsi que de nombreux éducateurs progressistes proches de la SFIO ou du PCF. Ce concept s’appuie sur une bataille idéologique et politique incessante héritée de la révolution française : celle de l’égalité des droits pour tous les citoyens, qui se traduit sur le plan scolaire par la revendication de l’égalité des chances. La mise en œuvre de ce principe relève de la responsabilité première de l’État républicain au travers d’un ensemble de lois et règlements inscrits dans le code de l’éducation. On sait depuis Bourdieu que les conditions de l’égalité des chances ne sont pas réalisées, mais rien n’y fait : le mythe résiste, bien qu’il soit régulièrement mis en cause aussi bien par l’analyse des résultats des élèves selon leur origine sociale (voir PISA), que par les politiques inégalitaires d’attribution des moyens dues tant aux gouvernements de droite qu’à ceux de gauche depuis des décennies, bien sûr toujours à l’avantage des établissements les mieux pourvus en élèves plus favorisés. On pourrait évoquer en ce sens le rapport récent qui expose les discriminations dont sont victimes les services publics de la Seine-Saint-Denis. Reste que le principe de l’égalité des chances est toujours – au moins officiellement - l’un des fondements de l’organisation de l’école de la République, revendiqué aussi par la droite qui a bien compris, elle, que ce principe proclamé sans moyens réels pour le mettre en œuvre ne menace en rien ses privilèges.
De la théorie des dons à celle du handicap socio-culturel…
En réalité, les règles de l’accès aux pouvoirs ont sur le fond peu changé depuis le renversement de l’Ancien régime fondé sur les privilèges de l’aristocratie. Si l’argent et les diplômes ont remplacé les avantages liés à la naissance, les inégalités de réussite scolaire persistent. La croyance dans la théorie des dons qui permettait d’expliquer et donc de justifier les inégalités scolaires ayant été battue en brèche dans les années 1960-70 [7], l’idéologie égalitaire républicaine explique alors la persistance de ces inégalités (malgré tous les efforts faits par l’État notamment en matière de rénovation pédagogique) par l’existence de « handicaps socioculturels » qui empêcheraient certains élèves de réussir, quelle que soit leur bonne volonté : approche implicitement défendue par des organisations telles que l’UNSA Éducation, le SGEN-CFDT, ou certains chercheurs souvent sollicités comme experts tels C. Lelièvre (historien de l’éducation), ou F. Dubet (sociologue). Ce concept met l’accent sur l’importance des déterminismes sociaux comme facteurs essentiels de la réussite ou de l’échec scolaire, et absout du coup le système scolaire de toute responsabilité [8]. Il renvoie donc de fait la résolution du problème au politique et à la nécessité de changer la société comme préalable incontournable. Sans reprendre explicitement ce concept à son compte, le site « N’autre école » et la revue du même nom, d’inspiration libertaire, principalement animés par des militants de la CNT, de SUD-éducation et le courant Émancipation de la FSU, et dont l’influence sur une fraction gauchisante des militants de l’éducation est loin d’être négligeable, sont encore aujourd’hui largement marqués par cette conception de la lutte pour une école émancipatrice.
Aide et soutien aux plus défavorisés ou l’alibi du système
Pour autant, chacun l’admet (et le revendique), l’exigence de justice sociale et d’égalité des chances appelle l’attribution de moyens plus importants, voire la construction de stratégies de compensation, afin d’aider les élèves les plus vulnérables. Il s’agit, comme l’indique par exemple le programme électoral du PS pour 2012 (dans son volet éducation intitulé « Projet pour l’égalité réelle »), d’ « adapter l’école aux besoins des élèves » [9]. Mais lorsqu’on examine de près les effets des stratégies et/ou structures mises en œuvre par l’institution à cet effet, les résultats sont loin de correspondre aux dires de leurs défenseurs. Ainsi, comme le montre S. Chauvel [10], la multiplication des dispositifs destinés à remédier aux difficultés d’ordre cognitif ou comportemental des élèves en grande difficulté a pour effet paradoxal de séparer les élèves qui y sont affectés des autres, mais aussi des situations d’apprentissage… et d’accentuer leurs difficultés par rapport à d’autres élèves de même profil, mais qui sont restés dans une classe « banale » [11].
Bien sûr, il n’est pas question ici de nier qu’il existe des différences cognitives interindividuelles inhérentes au développement particulier de chaque élève dans son environnement social et culturel : toute bonne pédagogie se doit d’en tenir compte. Encore faut-il savoir comment…
Pour illustrer notre propos, on relèvera ici deux exemples emblématiques de cet aspect de la doxa :
* Consensus sur les RASED
C’est le cas, par exemple, du système de prise en charge de certains élèves dits « en difficulté » par les structures et les maîtres spécialisés des RASED (Réseaux d’Aide Spécialisée aux Élèves en Difficulté) [12], créés pour répondre aux difficultés d’apprentissage et d’« adaptation aux exigences scolaires » de certains élèves en primaire. Selon une étude de l’IREDU ceux-ci ne rempliraient pas leur mission, ce serait même le contraire : les RASED auraient un impact négatif sur certains apprentissages [13].
On remarquera que, lors de sa parution, cette étude ne fut pas médiatisée ni diffusée auprès des enseignants, mais qu’en revanche tous les syndicats d’enseignants, de même que la FCPE, se sont fortement mobilisés pour s’opposer au plan de suppression massive de postes d’enseignants spécialisés Rased en 2008 par le ministre Chatel sous le gouvernement de N. Sarkozy, qui visait en réalité, à terme, la suppression pure et simple de ce dispositif, et des quelques milliers de postes qui y sont liés. La défense légitime des postes vaut-elle approbation inconditionnelle du dispositif qui les justifie ? Quoi qu’il en soit, ce système « d’aide » fait toujours consensus à gauche !
* La PEP (Politique d’Éducation Prioritaire) et ses avatars
La mise en place des ZEP dans les années 80 est le premier exemple de politique dite de « discrimination positive » territorialisée : (les établissements sont classés en fonction des CSP (catégories socio professionnelles) dont relèvent majoritairement les populations scolaires qu’elles accueillent). Dans l’esprit de ses initiateurs, il s’agissait de « donner davantage à ceux qui en ont le plus besoin ». L’inégalité de traitement était ainsi censée rétablir l’égalité des chances républicaine. Les établissements classés ZEP bénéficient donc de moyens supplémentaires destinés à améliorer significativement les résultats scolaires des élèves les plus défavorisés. Or diverses études menées dans les années 90-2000 montrent, comme le résume B. Suchot (2005), que « l’évaluation de cette politique montre des résultats mitigés, et finalement peu optimistes » : dilution des moyens, instabilité des enseignants, phénomène de stigmatisation amenant des stratégies d’évitement et constitution de véritables ghettos scolaires… Au final : « l’appréciation des effets de la politique ZEP est plutôt négative si l’on regarde les progrès des élèves » [14].
De fait, les politiques d’éducation prioritaire (Zep, Eclair, Rep…), si elles ont sans doute évité des dégradations plus importantes, sont restées relativement inefficaces en termes de résultats. Pour autant, tous les syndicats, toutes les associations et tous les partis politiques de gauche ont constamment marqué leur soutien à ce système mis en place par le ministre Savary en 1983, la critique principale mise en avant par les syndicats notamment étant celle du manque de moyens investis par les gouvernements successifs pour atteindre les résultats espérés [15]. Cette unanimité dans le soutien s’exprime d’ailleurs vivement en 2016-2017 dans les grèves et manifestations organisées à l’initiative du collectif « Touche pas à ma ZEP » avec le soutien de la FSU, la CGT, FO et SUD ainsi que celui des principaux partis de la gauche alternative ( PCF, NPA, Ensemble), vent debout contre la réforme de l’Éducation prioritaire lancée par la ministre Najat Vallaud- Belkacem touchant plus particulièrement les lycées, technologiques et professionnels.
Le consensus droite-gauche sur la sélection méritocratique
Pour l’essentiel, les a priori idéologiques à la source des stratégies de compensation succinctement évoquées ci-dessus, et leur mise en œuvre en termes de politiques scolaires par les gouvernements successifs depuis plusieurs décennies (ou faisant l’objet de revendications insistantes lorsqu’elles ne le sont pas encore), font consensus parmi les organisations syndicales, associatives et politiques et pour la plupart des personnalités du monde de l’éducation. Ils légitiment, au nom de l’intérêt des élèves les plus fragiles, le système des filières dans le second degré, dont la fonction est de trier les élèves afin de former au mieux ceux qui deviendront les « élites » de la nation dans les filières les plus sélectives, tout en orientant les autres vers des formations pré-professionnalisantes en fonction de leurs résultats scolaires jugés insuffisants. La sélection institutionnalisée (dissimulée derrière le système d’orientation scolaire plus ou moins précoce vers des voies et filières de formation censées mettre en œuvre des programmes et des pédagogies supposées adaptées aux spécificités des élèves) aboutit ainsi tout naturellement à exclure des études généralistes longues les élèves issus des classes populaires dès le collège [16], au travers d’un processus bien rodé de distillation fractionnée qui permet de sélectionner « les meilleurs » à partir de leurs capacités intellectuelles et de travail [17] attestées par les résultats scolaires. Comme le dit N. Hirtt : « Ceux qui prennent prétexte des différences d’intelligences pour justifier la division précoce des élèves en filières générales et professionnelles, en théoriques et pratiques, en faibles et forts… cherchent, au mieux, à éviter de devoir résoudre le réel et difficile problème de l’inégalité sociale des performances scolaires ; au pire, ils cherchent à justifier cette ségrégation sociale au nom de prétendues capacités naturelles " [18]. Force est de constater ici que même les syndicats de la FSU se font depuis plusieurs décennies les ardents défenseurs de la diversification des filières en voies et séries bien identifiées [19], les filières technologique et professionnelle dans le second degré [20] étant conçues comme facteurs de réussite scolaire, « atout pour les élèves fragiles du collège », rejoignant ainsi les positions de presque toutes les organisations syndicales et politiques. C’est le cas également du PCF, du P.G.et de la F.I. de Mélenchon, ardents défenseurs des voies professionnelles et technologiques, ainsi que la presque totalité des intellectuels spécialistes en éducation en ce domaine [21]. On notera, au passage, que cette orientation n’est en rien conçue comme contradictoire avec celle du collège unique.
Une filière pour former la force de travail des salariés
En 1959, la réforme Berthoin prolonge jusqu’à 16 ans l’obligation scolaire et crée les CET (Collèges d’Enseignement Techniques) qui mèneront à des BEP accessibles après la 3ème de collège. En 1985, les CET seront transformés en Lycées Professionnels menant au Baccalauréat professionnel nouvellement créé. En 2003 J.- L. Mélenchon, secrétaire d’État à l’enseignement professionnel dans le gouvernement Jospin, créée les « Lycées des métiers » dans l’intention de réhabiliter et promouvoir l’enseignement professionnel, sans que les caractéristiques sociales du recrutement dans ces établissements en soient changées. Aujourd’hui, un lycéen sur trois est scolarisé dans l’enseignement professionnel et plus du quart des bacs décernés sont des bacs professionnels. La question est donc d’importance.
En fait, conçue à l’origine exclusivement pour préparer à une insertion professionnelle immédiate dès l’obtention du diplôme, dont les contenus sont définis en concertation avec le patronat au sein des CPC (Commissions professionnelles Consultatives), la nouvelle filière dédiée à la formation professionnelle sous statut scolaire a été vécue dès sa création, tant par les enseignants que par les élèves eux-mêmes, comme une filière destinée à « récupérer » ceux qui s’avéraient en difficulté pour poursuivre des études réussies dans une filière généraliste. Défendue par la FEN comme une voie spécifique de réussite permettant aux jeunes d’origine populaire d’acquérir une culture professionnelle ouvrière, sociale et politique complète, elle se heurte aux réalités idéologiques et politiques du système : la hiérarchie des savoirs reste marquée par une représentation opposant le “concret” à l’“abstrait”, la “théorie” à la “pratique” et le “général” au “professionnel”. Le SNES, représentant des enseignants des filières générale et technologique était réticent à la création des « Bacs Pro » car il craignait une dévalorisation du baccalauréat général. Mais face au succès de la nouvelle filière, il fallut se rendre à l’évidence : la diversification des voies, des méthodes et des contenus de formation avec la création de la « voie technicienne de formation » devient à ses yeux, dès le début des années 90, le moyen d’une véritable démocratisation de l’accès à l’enseignement secondaire [22]. Pour autant, du fait des critères de sélection et d’orientation mis en œuvre au niveau du collège, dans un contexte général de dévalorisation des métiers manuels et d’accélération des transformations du travail, cette voie reste vécue comme une filière de relégation par les enseignants du collège, par les élèves, et surtout par les parents d’élèves. Du coup, la revendication principale du SNES devient celle d’une revalorisation de la filière professionnelle, tant en termes de moyens de fonctionnement que de contenus d’enseignement, de formation et de statut de ses enseignants. Depuis, toutes les organisations syndicales sans exception ne cessent de réclamer cette revalorisation. Le débat se déplace alors et les gouvernements successifs s’efforceront plutôt de promouvoir l’apprentissage comme voie alternative de réussite proclamée plus efficace du fait de ses liens plus intimes avec les réalités du travail et de l’emploi… et plus économe pour les deniers publics ! Ainsi les nombreuses réformes intervenues ces trois dernières décennies vont toutes dans le sens d’une promotion accrue de l’apprentissage, et l’enseignement professionnel public devient encore plus clairement le « parent pauvre » du système éducatif. Cette « école du peuple … souffre d’une double relégation : scolaire et sociale » relève ainsi Jean-Michel Dumay dans un dossier accusateur retentissant publié dans Le Monde Diplomatique de mars 2018. De son côté Francis Daspe, responsable éducation au Parti de Gauche, observe : « La voie professionnelle est aussi concernée au premier chef par la redoutable hypothèque libérale s’incarnant dans la double volonté de désengagement de l’État et de marchandisation de l’éducation. Son coût étant jugé trop élevé, les suppressions de postes et de filières s’abattent sans discontinuer, au prix la plupart du temps d’un appauvrissement de la qualité des formations dispensées. Minimalisme étroit d’une part, avec des savoirs constamment révisés à la baisse, et utilitarisme cynique d’autre part, en vue de fournir à moindre coût à des entreprises mues par la recherche d’un profit maximal une main-d’œuvre se caractérisant par son degré de flexibilité et d’employabilité, ont été insidieusement élevés au rang de dogmes ». Et il propose, en vue des élections présidentielles de 2017 une « véritable révolution copernicienne au profit de l’enseignement professionnel [23] fondée sur… « une revalorisation conséquente de la filière pro » !
Des principes et de leur mise en œuvre
De ces principes qui fondent le système éducatif découle un ensemble de prescriptions qui structurent son fonctionnement, et concernent aussi bien des techniques et procédures pédagogiques que des réglementations à visée managériale constitutives de la doxa. Ainsi, les principes s’actualisent régulièrement dans des concepts, des campagnes d’opinion et des injonctions qui font l’actualité des débats sur l’école… et des luttes revendicatives !
Sur le terrain, les choses ne sont pas simples : à de rares exceptions près, tous les enseignants sont porteurs d’une exigence de qualité dans l’exercice de leur métier pour que leurs élèves réussissent, mais celle-ci est entravée par les réalités sociales et politiques dans lesquelles ils exercent leur magistère : hétérogénéité des élèves ingérable du fait d’effectifs trop chargés ; programmes trop lourds et horaires inadaptés pour stabiliser les savoirs nouveaux construits en classe ; insuffisances de la formation initiale et continue et manque de temps et de disponibilité pour un réel travail d’équipe ; multiplication et empilement de tâches connexes chronophages et usantes (corrections de copies, évaluations, synthèses, réunions imposées...) Du coup, profitant de la « liberté pédagogique » que permet l’exercice autonome du métier, chaque enseignant adapte ses pratiques en fonction de ses propres choix pédagogiques et du contexte professionnel dans lequel il évolue. Un examen des thèmes les plus fréquemment évoqués devrait permettre de mieux comprendre le poids idéologique qui pèse sur les acteurs de l’éducation [24].
La co-éducation
Le concept est mis en avant par la FCPE dès les années 80 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, alors que la Ligue de l’Enseignement préfère désigner la chose sous le vocable (plus prudent) d’« Éducation partagée ». Il désigne de manière très informelle l’ensemble des relations entre l’école, chargée de l’instruction des élèves, et les familles, qui restent responsables de l’éducation des enfants et /ou adolescents jusqu’à l’âge de leur majorité, et les élèves pour ce qui concerne l’ensemble des activités qui les mobilisent au-delà du temps strictement scolaire (devoirs à la maison, activités périscolaires…). L’idée est que l’éducation du jeune forme un tout, dont l’école n’est qu’une partie, mais qui reste globalement de la responsabilité de la famille. Le concept sera notamment repris, au niveau politique, par le Parti socialiste, qui l’inscrira explicitement dans son projet éducatif en 2010, et développé par Europe-Ecologie-les Verts lors de la convention nationale sur l’éducation organisée par P. Meirieu (alors responsable à l’éducation pour son parti et en charge de la formation au sein du Conseil Régional Rhône-Alpes) à l’occasion de la campagne des élections présidentielles de 2012 [25].
Alors que la FCPE comme la Ligue de l’Enseignement, attachées aux principes de l’éducation populaire, entendaient faciliter la participation de leurs instances locales à la gestion des scolarités ainsi que le développement d’activités complémentaires à celles de l’école, notamment au plan culturel, les parents d’élèves FCPE participant aux conseils d’école du premier degré et/ou élus aux conseils d’administration des collèges et lycées, (souvent issus des couches moyennes supérieures et fréquemment enseignants eux-mêmes) s’autoriseront trop souvent à mettre en cause la pédagogie de tel(le) ou tel(le) enseignant(e), ce qui ne manquera pas d’envenimer les relations parents-enseignants.
L’enfant au centre… de quoi ?
L’expression « l’enfant au centre » est apparue, dans les années 1980, portée à satiété essentiellement par des militants de la FCPE, et relayée par nombre de militants pédagogiques adeptes de la « non-directivité », adversaires acharnés des méthodes pédagogiques « traditionnelles » jugées inadaptées aux réalités de l’élève moderne. La légende affirme qu’elle fut inscrite dans la loi d’Orientation de 1989, dite Loi Jospin, et marquerait ainsi la validité fondamentale du thème de la coéducation porté par la FCPE et ses alliés. En réalité, il n’en est rien : l’expression ne figure pas dans le texte de la loi de 1989 mais dans un rapport annexé. Pour la FCPE, l’adoption de la loi constitua cependant une réelle avancée revendicative, justifiant par conséquent la demande pour les parents d’un statut de partenaires de la communauté éducative. En effet, le texte de loi expose des principes fondamentaux pour l’éducation appelés à bouleverser le rapport des élèves aux tâches scolaires en les rendant plus actifs. Cette visée repose sur une conception de l’élève très proche de celle portée par les militants de la doxa : il s’agit de substituer à l’élève modèle pour lequel, selon eux, a été pensé l’enseignement traditionnel, un élève réel. Les réformateurs souhaitent adapter les enseignements à l’élève et non l’inverse. À l’évidence, la légende ne vient pas de rien car le second grand axe de réflexion pédagogique de la loi d’orientation concerne les enseignants avec l’objectif, selon Pierre Trincal, directeur adjoint du cabinet de Lionel Jospin, de « faire sortir les enseignants de leur réaction proprement disciplinaire face au savoir pour les faire participer à l’éducation des enfants. » [26]
L’épisode, marqué par l’ambiguïté du terme même d’éducation (dans « Éducation nationale »), empoisonna longtemps les relations entre parents et enseignants. Simple bataille de mots et de concepts ? Pas si sûr. Si chacun admet que fondamentalement, l’élève est toujours au centre de l’école, il n’en reste pas moins que l’idée qu’on s’en fait conditionne forcément ce qu’est l’école. En 2003, Luc Ferry, philosophe et ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Raffarin, estimant que cette conception de l’école a conduit à une baisse des exigences en même temps qu’à l’octroi de droits excessifs aux élèves, préconise d’en modifier l’approche, qu’il juge « démagogique », pour lui en substituer une autre : au centre du système, professe-t-il, il s’agit désormais de mettre la relation entre l’élève et les savoirs. Cette position, publiée à la mi-avril 2003 sera critiquée davantage sur la forme (un livre publié à 820 000 exemplaires aux frais de l’État) que sur le fond. L’explication en semble évidente : c’est que si le nombre des élèves accédant au niveau du baccalauréat a longtemps suivi une courbe croissante, celle-ci s’est interrompue depuis 1995 et stagne depuis lors, semblant du coup invalider les orientations de la loi dont la principale, 80% au bac, semble inatteignable. Le ministre dénonce par ailleurs trois carences graves : l’illettrisme ; le fait qu’en 2002, 158 000 élèves soient sortis du système scolaire sans qualification aucune ; le fait aussi que 80 000 actes de violence grave aient été commis dans les écoles la même année. Enfin, les enseignants, échaudés par l’expérience décevante de gouvernements de gauche qui étaient censés leur apporter satisfaction sur le plan professionnel, vivent une crise d’identité bien réelle, aggravée par des restrictions budgétaires – qui les amènent dans la rue de plus en plus souvent. Dans ces conditions, le partenariat avec les militants locaux de la FCPE se révèle bien souvent problématique et les enseignants préfèrent centrer leurs efforts sur l’élève plus que sur l’enfant, car ils sont payés pour rappeler que l’élève, c’est l’enfant confronté à des apprentissages qui lui sont imposés (les programmes) dans un cadre structuré (l’École) obéissant à des principes rigoureux : l’exigence de précision, de justesse et de vérité dans les apprentissages, qui doivent toujours l’emporter sur les sentiments personnels, les opinions, et la loi du plus fort…
L’individualisation des pédagogies… forcément « innovantes » !
La rhétorique de l’adaptation de l’école à la « diversité » ou à la « spécificité des territoires et des publics » imprègne la plupart des discours portés aujourd’hui sur l’école. Elle se décline en multiples versions qui manifestent plutôt la prégnance d’une lecture individualisante et essentialisante des questions scolaires : diversité des « talents », des « potentiels », des « besoins », des « aspirations », des « rythmes d’apprentissage » ou de toutes autres caractéristiques qui sont pensées comme « déjà-là »
L’opinion est largement répandue que l’individualisation des apprentissages pourrait faire reculer l’échec scolaire en offrant aux élèves en difficulté des conditions d’apprentissage plus adaptées à leurs goûts, leurs centres d’intérêt, leurs motivations naturelles ou spontanées. Cette représentation repose sur une naturalisation des différences entre élèves, éludant la question décisive de l’origine de ces différences. Or, si des différences objectives existent bien en ce qui concerne l’entrée dans les apprentissages, on sait aujourd’hui qu’elles sont corrélées à l’appartenance socio-culturelle des élèves, et relèvent en réalité pour l’essentiel d’une construction sociale. Elles ne sont en rien naturelles, et peuvent être modifiées… par l’éducation notamment !
La tendance pédagogique à catégoriser les apprenants n’est pas neuve : ainsi Édouard Claparède, constatant les différences interindividuelles en termes d’apprentissages, défendait en 1920 l’idée d’une « école sur mesure » adaptée aux spécificités de chacun, et prônait la mise en œuvre des « pédagogies actives » chères aux pionniers de l’ « éducation nouvelle » dès le début du XXème siècle. Sous des formes plus spontanées, le discours le plus répandu aujourd’hui affirme, en substance : « il y a les bons élèves et les moins bons ; les manuels et les intellectuels, les conceptuels et les non-conceptuels, ou encore « les matheux et les littéraires », etc. Dans une version plus « politiquement correcte », cela devient : « Il y a différentes formes d’intelligence ; alors pourquoi voulez-vous imposer les mêmes savoirs scolaires à tout le monde ? » [27] Conclusion : il faut adapter les programmes et les pédagogies à la réalité des élèves. En effet, les élèves des classes populaires « ne disposeraient pas des ressources cognitives et culturelles dont les autres ont hérité : la capacité à manier les « savoirs abstraits » et à réaliser des « performances « littéraires, une « maitrise du langage écrit et oral » suffisant à leur éviter l’échec scolaire », il conviendrait donc de concevoir des apprentissages qui « fassent sens » pour eux [28]. On en vient ainsi à considérer qu’il n’y a plus de pédagogies efficaces pour tous, mais uniquement des pédagogies « différentes » qui conviendraient à l’un ou à l’autre des « profils » d’élèves. Plus généralement, la différenciation des pédagogies est recommandée au plus haut niveau de l’Institution (ministère et inspection pédagogique) comme solution aux difficultés d’apprentissage des élèves. C’est le cas lorsque, constatant que certains élèves ne disposeraient pas des « pré-requis » nécessaires, les textes officiels recommandent l’individualisation de la relation pédagogique dans un tutorat qui va découper les tâches pour les rendre « faisables » (au risque d’en faire perdre le sens). Pour la FCPE, le think-tank Terra nova, et la quasi-totalité des associations pédagogiques ou syndicales influencées par le parti socialiste, les enseignants doivent prendre en compte le plus tôt possible les difficultés d’apprentissage des jeunes par la différenciation pédagogique, l’accompagnement personnalisé des élèves, par le tutorat, les groupes de besoin, l’aide aux devoirs et les pédagogies coopératives…
Bien entendu, tout pédagogue conséquent aura le souci de valoriser chacun de ses élèves, surtout ceux qui ont le plus de difficultés, dans les progrès qu’il accomplit chaque jour. Question : admettre les différences implique-t-il de trouver refuge dans leur éloge plutôt que de combattre vigoureusement les inégalités ?
Pédagogies « actives » et pédagogies « explicites »
Un autre débat, tout aussi complexe et source d’affrontements récurrents entre pédagogues progressistes mobilise à la fois les tenants des « pédagogies actives », directement inspirées des expériences menées par les militants de l’éducation nouvelle et des théories constructivistes, dans le sillage notamment du GFEN et de l’ICEM [29], et ceux des pédagogies dites « explicites », défendues en particulier par les chercheurs du groupe « ESCOL » du département des sciences de l’éducation de l’université Paris 8. Tous se déclarent opposés aux formes d’enseignement magistral traditionnelles et à la passivité intellectuelle qu’elles engendreraient chez la plupart des élèves [30]. Pour les premiers, l’organisation didactique de la classe est largement fondée sur la mise en activité des élèves qui, mis en situation de recherche face à des situations-problèmes à résoudre, sont censés construire eux-mêmes les savoirs, et donc les mémoriser plus facilement tout en acquérant un esprit critique et une curiosité intellectuelle salutaire. Cette stratégie pédagogique s’appuie sur la volonté de rendre l’enseignement plus vivant, plus actif, plus ludique, moins dépendant du par cœur et de savoirs dépassés par la vie réelle. Elle est sous-tendue par une préoccupation sociale : l’école doit cesser de faire échouer les élèves défavorisés à force d’être trop formaliste et trop exigeante. Les seconds sont plutôt favorables à des pédagogies plus guidées, insistant sur le caractère explicite et progressif (du simple au complexe) des objectifs et méthodes développées pour apprendre, reprochant aux premiers de mettre en œuvre (généralement à leur insu) des « pédagogies invisibles » favorisant l’apparition de « malentendus scolaires », sources d’échec.
Ce débat n’est pas simple : les situations ordinaires d’enseignement et le manque de formation – tant initiale que continue - des enseignants sur ces questions pourtant essentielles ne permettent pas à la grande masse d’entre eux d’y entrer de façon positive. Il reste pour l’essentiel du domaine des spécialistes universitaires. Dès lors, comme le remarque Alain Beitone, « ce sont plutôt les vulgates de ces théories qui sous-tendent les doxas de l’institution scolaire et influencent les pratiques ordinaires ». En attendant, les enseignants font comme ils peuvent et, dans les écoles les plus huppées, comme dans les classes préparatoires aux grandes écoles, on développe les pratiques les plus efficaces - souvent fondées sur des variantes du cours magistral - pour amener les élèves au niveau d’excellence requis qui leur ouvrira toutes les portes souhaitées. De leur côté, les parents les mieux armés au plan culturel ne se bornent pas à vérifier que les devoirs sont faits, ils interviennent, à coups d’enseignements complémentaires privés et de cours particuliers, pour compléter ou rectifier les enseignements reçus en classe. Tandis que se creusent les inégalités entre établissements, les inégalités sociales jouent à plein. : « Nous en sommes au point, aujourd’hui, où le souci de faire réussir les moins favorisés se retourne contre eux : la pédagogie de la bienveillance s’est muée en pédagogie du renoncement [31]. »
L’interdisciplinarité
Une nouvelle réponse aux effets du paradigme déficitariste est apparue ces dernières années avec le thème de l’interdisciplinarité voire de la « transdisciplinarité", introduit par le truchement des EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires) dans la réforme du collège (Peillon-Belkacem) après avoir été expérimentés grâce à la réforme du lycée (Chatel). Selon le SGEN-CFDT et l’UNSA, qui défendent la démarche : « Les projets pédagogiques doivent être l’occasion de relier les savoirs disciplinaires, de les aborder de manière plus ouverte, de donner du sens à la complexité, d’engager les élèves dans des projets individuels et collectifs. » Les EPI « sont conçus comme un temps et un espace pour traiter différemment le programme et développer les compétences des élèves. C’est un mode de diversification pédagogique. Par ailleurs, le terme « enseignement » n’est pas neutre. Derrière le projet, il y a bien un enseignement, mais celui-ci se concrétise par une démarche de projet » ajoute l’UNSA, qui regrette surtout que « cette réforme reste bien modeste (3h/semaine au maximum pour les seuls élèves du cycle 4 [32]. »
La plupart des textes officiels de ces dernières années préconisent de rompre avec une « approche fermée des savoirs » et proposent l’introduction de dispositifs encourageant l’interdisciplinarité, qu’on les nomme au collège « parcours diversifiés », « travaux croisés » « itinéraires de découverte » (IDD) ou au lycée « enseignements modulaires ” ou « travaux personnels encadrés » (TPE). Pour certains des partisans de cette introduction, c’est l’ensemble de la structuration disciplinaire de notre enseignement qu’il faut faire éclater. C’est le cas notamment d’Edgar Morin, penseur de la « complexité ». Le CRAP-cahiers pédagogiques notamment s’est fait porteur de cette « nouvelle façon d’enseigner », largement promotionnée par le ministre Jack Lang dans sa préface au livre de poche qui présente au grand public « ce que les enfants apprennent au collège » [33] et décrit “ l’idéal éducatif du collégien aujourd’hui ”. On peut y lire qu’il faut dépasser “ la mosaïque des savoirs ” et situer les différentes matières dans le cadre, “ de grands regroupements ou pôles disciplinaires au sein desquels les savoirs particuliers peuvent coopérer et prendre sens. ” Plus loin, on évoque la « juxtaposition des disciplines », « l’empilement des thèmes et des questions à traiter » qui “ aggravent l’impression de lourdeur encyclopédique sans mettre suffisamment en évidence ni les savoirs et savoir faire essentiels à acquérir ni les points d’ancrage qui pourraient garantir une meilleure cohérence des disciplines ”.
On notera que si personne ne s’aventure, dans la mouvance « gauche » qui nous intéresse ici, à remettre en cause sur un plan théorique de tels dispositifs, certaines organisations syndicales – notamment de la FSU – sont plus prudentes dans l’appréciation. Ainsi le SNES, par exemple, ne remet pas en cause la démarche interdisciplinaire, mais note surtout qu’elle implique, pour être mise en œuvre avec succès, l’acquisition préalable de solides connaissances… disciplinaires !
Quelques chercheurs – encore très minoritaires dans le monde de l’éducation – ont pourtant émis d’importantes réserves concernant cette orientation pédagogique. Ainsi, Elisabeth Bauthier (Paris 8) souligne qu’elle renforcerait les inégalités : « Ce que nous avons observé, depuis quelques années, c’est que les meilleurs élèves tirent un avantage supplémentaire de ce genre de dispositif. Les entrées par thème favorisent les élèves qui savent construire un texte ou une réflexion en cherchant dans différents domaines. Ils naviguent entre les savoirs. C’est une tâche sophistiquée qui laisse les plus faibles sur le bord de la route. Avec la généralisation de telles méthodes les écarts vont se creuser » [34]. Mais là encore, la force d’entraînement de la doxa fait que les ministres – de gauche comme de droite - persévèrent et les enseignants-fonctionnaires sont bien obligés de suivre les instructions officielles, même si c’est souvent très lentement.
Le rapport entre l’éducation et l’emploi
Il est admis par toutes les forces progressistes depuis la Libération et les travaux de la commission Langevin-Wallon que la responsabilité de l’école est, selon le triptyque célèbre, de « former l’Homme, le Citoyen et le Travailleur ». Sous la pression du chômage de masse des jeunes depuis le début des années 70, l’« inadaptation des formations scolaires aux exigences de l’économie » devient un véritable leitmotiv, au point que les médias désignent de plus en plus l’école comme responsable du chômage du fait de l’obsolescence des formations qu’elle délivre (programmes et méthodes d’enseignement). Mais la critique ne vise pas les seules formations délivrées par la voie professionnelle, ni même celles de la voie technologique. Si l’institution scolaire va mal, entend-on souvent, c’est parce qu’elle est coupée « de la réalité », c’est à dire de l’entreprise. CQFD : il faut rapprocher l’école de l’entreprise et promouvoir les formes d’enseignement conformes à cet objectif incontournable. Ce parti pris pour l’essentiel purement idéologique a produit, par exemple, l’obligation faite depuis les années 70 à tous les élèves du collège de participer à des stages en entreprise dont on attend toujours de connaître l’intérêt. Elle a surtout conduit à une politique de « partenariat-entrepreneuriat » entre l’Éducation Nationale et les entreprises, par le biais de très nombreuses associations, soutenues par les collectivités locales (en particulier les régions) et par les syndicats patronaux (Medef, CDJ, …) [35]. Parallèlement, l’OCDE travaille à l’élaboration d’une conception renouvelée des politiques éducatives pour l’Europe, avec pour objectif la construction d’une meilleure adaptation des cursus scolaires aux exigences d’une « économie de la connaissance » dans le cadre de la société cognitive [36] dont l’Europe se veut le chantre mondial.
Ainsi s’impose l’idée que l’école doit assurer la fabrication du « travailleur de la performance économique », subordonnant l’éducation à la formation de compétences assurant l’employabilité, la flexibilité et la compétitivité du travailleur dans le cadre de la compétition économique à l’échelle du monde. Comme le fait remarquer L. Tanguy, « les réformes qui s’appliquent depuis plus de trois décennies marquent une nouvelle étape historique au sein d’un mouvement de longue durée : un glissement progressif de l’école de la sphère idéologico-politique vers la sphère économique. Les politiques scolaires sont désormais formulées en termes « d’élévation du niveau de formation ». Le vocable de formation se substituant à celui d’éducation qui prévalait antérieurement exprime bien un changement d’orientation de la mission du système éducatif ». C’est « La nouvelle école capitaliste » analysée notamment par C. Laval, F. Vergne, P. Clément et G. Dreux [37].
Cette conception renouvelée de la mission première du système éducatif est aujourd’hui l’outil principal de structuration des scolarités selon une répartition progressive des élèves en deux grandes entités au cours du collège : un premier ensemble formé de l’école primaire et du collège chargé du « socle commun » et débouchant sur une formation (pré)professionnelle (bac pro ou bac techno en lycée), voire sur l’apprentissage ; et un second s’organisant autour d’un cursus d’études généralistes menant à des formations supérieures pour les autres : c’est le système désigné par la formule bac-3 / bac+3) [38].
Compétences ou savoirs ? Haro contre les disciplines !
Sous la pression des instances européennes et du patronat, le discours de l’école et sur l’école a été envahi dès les années 1990 par le concept de "compétence", concept aux contours flous issu du monde du travail qui évoque la capacité efficace à réaliser une tâche concrète à l’aide des outils matériels et/ou intellectuels appropriés. Dans le paysage médiatiquement exacerbé de l’époque par les polémiques sur les causes de l’échec scolaire, par les premières évaluations PISA, et par la publication de nombreux ouvrages condamnant la baisse du niveau scolaire consécutive à la domination des « pédagogistes » sur le système éducatif, la logique des compétences se substitue progressivement dans la politique des gouvernements de droite (Loi Fillon 2005) comme de gauche (loi Peillon 2012) à celle des savoirs disciplinaires, jusqu’à imposer la logique du « socle commun des compétences » comme principe directeur de la redéfinition des programmes scolaires. Mais la mise en œuvre de ce concept est aussi l’aboutissement d’un long débat initié par les tenants des pédagogies nouvelles opposés à la conception traditionnelle des programmes à partir d’un « empilement de savoirs disciplinaires » censé provoquer un alourdissement sans fin et inefficace des exigences en direction des élèves, et stigmatisé sous le vocable d’« élitisme ». Les disciplines scolaires sont ainsi accusées de promouvoir des savoirs abstraits qui n’ont pas de sens pour les élèves et ne permettent pas d’entrer avec succès dans la vie active [39].
Notons que ce débat a pris une importance particulière lorsque, à partir des années 1970-80, des élèves issus des milieux populaires, peu familiers avec les attendus implicites de la culture scolaire, sont entrés massivement dans les enseignements de second degré, provoquant l’apparition de la notion d’ « échec scolaire de masse » et une polémique sur les rôles respectifs du collège et du lycée, l’approche disciplinaire étant accusée de servir surtout à préparer aux études supérieures. Dans ce débat proprement existentiel, le clivage est fort entre les partisans d’une école qui devrait s’adapter (contenus d’enseignement et pédagogies) à la réalité des difficultés rencontrés par les élèves issus des milieux populaires ; et ceux qui, visant un haut niveau de formation pour tous, exigent que l’institution dispose des moyens, notamment matériels (effectifs par classe, dispositifs pédagogiques, formation des enseignants …) d’atteindre cet objectif [40]. Un article signé de plusieurs chercheurs de l’équipe Escol paru en septembre 2017 signale en effet que « Pour les signataires du Manifeste pour un débat public sur l’école (paris 2002)- universitaires, dirigeants syndicaux et militants de mouvements pédagogiques ou d’éducation populaire réunis fin 2001 par Jacky Beillerot et Philippe Meirieu –, ou pour des organisations comme le SGEN-CFDT, le SE-UNSA, les Cahiers pédagogiques, Éducation et Devenir, ou la Ligue de l’enseignement, les compétences du socle commun sont d’abord et avant tout une « promesse démocratique » permettant de transformer « l’école machine à trier » en une école de l’émancipation et de la promotion de tous ». Ces acteurs considèrent en effet la conception scolastique des savoirs scolaires héritée de l’enseignement secondaire classique ainsi que les pédagogies traditionnelles comme le moteur de la sélection par l’échec. (…) Devenu un véritable lieu commun, ce discours sans auteur véritable, anonyme et collectif, s’est avéré être un des plus puissants vecteurs de légitimation de la réforme ». Et ils concluent : « À leurs yeux, l’inscription du socle commun dans le code de l’éducation devait en effet permettre, d’une part, de reconnaître, tant symboliquement que juridiquement, la prééminence des pédagogies actives où l’élève participe à la construction de son propre savoir et, d’autre part, de faire de la participation pleine et entière de l’élève à la vie de la cité la véritable finalité de la scolarité » [41].
Cette divergence d’analyse et d’objectifs sur la nature des cursus d’études souhaitables pour tous les élèves ayant accédé au second degré continue aujourd’hui à diviser profondément le milieu de la recherche en éducation ainsi que le syndicalisme enseignant [42], entraînant une paralysie relative de la réflexion propre à la gauche politique sur cette question ; alors qu’il apparaît de plus en plus clairement qu’en dernier recours les véritables enjeux sont toujours à chercher du côté des « décideurs » du monde économique [43].
À propos du « socle commun »
La « stratégie de Lisbonne », en mars 2000, appelait à faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive d’ici 2010 ». Reformulée en 2010, elle devient la « stratégie Europe 2020 pour une croissance intelligente, durable et inclusive », continuant de promouvoir la stratégie des compétences.
On notera d’abord l’ambiguïté du concept de compétence : autant il est lisible et renvoie à des pratiques connues dans le monde du travail salarié, autant la plus grande confusion règne dès lors que l’on s’attache à définir les contenus d’enseignement conçus à partir de cette notion.
Remarquons en préalable que l’école enseigne des compétences générales qui ne font pas débat : savoir lire, écrire, résoudre une équation mathématique, analyser la composition chimique d’un matériau relèvent de ce type de compétence qui s’acquiert notamment à travers des exercices répétés tout au long de la scolarité. Ce sont là des « actes intellectuels automatisables » [44] constitutifs des savoirs eux-mêmes. Nous sommes là dans un schéma comparable à ceux du monde du travail, où la compétence se vérifie chaque jour dans une pratique de mise en situation répétitive. C’est toujours la même situation qui est proposée (avec des variables d’importance tout à fait secondaires). C’est sans doute ce qui explique que la notion ne fasse pas problème à l’école élémentaire où l’essentiel des apprentissages consiste justement à acquérir ces automatismes intellectuels qui permettent d’accéder à des savoirs plus approfondis, d’où la « prudence » du SNUIPP sur cette question.
Par ailleurs, les formations professionnelles assurées en Lycée Professionnel utilisent également cette notion depuis 1971 et la loi sur la formation continue des travailleurs. Chaque diplôme est construit en référence à un « référentiel de compétences » que le futur salarié est censé être capable de mobiliser : l’examinateur vérifie que le candidat maîtrise des savoirs et savoir faire indispensables dans une situation de travail donnée. On est bien là dans une problématique directement importée du monde du travail, ce qui est compréhensible pour des formations dont l’objectif est avant tout à finalité professionnelle.
Mais il n’en va pas aussi facilement de la mise en pratique de certains savoirs dans des situations toujours nouvelles, répondant à des tâches inédites, ce qui est précisément l’objectif des études disciplinaires, où chaque progrès est révélateur d’une capacité à mobiliser des savoirs déjà acquis pour accéder à des connaissances nouvelles, parfois d’ailleurs sans qu’il n’y ait d’autre compétence sollicitée que la capacité à mémoriser !
Pour l’école élémentaire, les contenus d’enseignement sont redéfinis à la fin des années 1980. L’utilisation du mot « compétences » est généralisée dans l’éducation et renvoie à une certaine « capacité à agir efficacement dans un contexte précis ». Dès 1989, des listes de compétences à acquérir sont publiées, à côté des programmes. La charte des programmes de 1992 énonce les contenus disciplinaires en termes de connaissance et de compétences à acquérir. Cette démarche prend la suite de la pédagogie par objectifs (P.O.) de la fin des années 1960 : l’IGEN synthétisant l’usage de compétences dans cette période rappelle que l’approche par les compétences « doit viser à lutter contre la fragmentation des apprentissages – telle qu’elle est mise en œuvre dans les stratégies de pédagogie par objectifs – en redonnant à ceux-ci une finalité visible, tout en conservant les objectifs de maîtrise des savoirs fondamentaux ou plus complexes dans leur mise en œuvre effective et leur mise en synergie, en s’attaquant à la difficile problématique du transfert des connaissances d’un contexte à un autre » [IGEN]. La démarche sera utilisée dans la cadre de l’évaluation en seconde dans les années 90, qui distingue connaissances, savoir-faire et compétences.
Les programmes de 1995 en élémentaire s’inscriront dans cette logique en se réorganisant autour des compétences à acquérir au cours de chaque cycle, compétences qui sont listées domaine par domaine. Les programmes de 2002 seront dans une totale cohérence avec cette démarche en reprenant la présentation synthétique des compétences à acquérir dans chaque domaine d’activité.
Enfin en 2003, suite au rapport Thélot concluant à la nécessité de donner un sens autre que juridique à l’idée de scolarité obligatoire, la notion de « socle commun » - c’est-à-dire de définition des connaissances et compétences qu’il ne serait pas permis d’ignorer en fin de scolarité obligatoire pour sa vie personnelle, pour suivre des études et s’insérer économiquement - est introduite dans l’élaboration politique. Dès lors, l’ « économie de la connaissance » donne de la connaissance une conception essentiellement économique fondée sur la logique de la compétence [45].
Par ailleurs, les « éducations à » sont à la mode, venant compléter les « compétences nécessaires à tout jeune sortant de l’école pour s’insérer dans la société ». D’où de nombreux textes officiels qui recommandent la mise en place de telles démarches, articles dans des revues de sciences de l’éducation, colloques et assises, ouvrages, formations universitaires, etc. Même le syndicalisme majoritaire dans le 1er degré y va de sa contribution [46].
L’affaire vient donc de loin : elle s’est construite progressivement, avec l’appui de pédagogues réputés comme Ph. Perrenoud ou Ph. Meirieu. La loi d’orientation (2005) dite « loi Fillon » ne fait qu’étendre cette conception des contenus d’enseignement et de l’évaluation des acquis aux collèges sous la terminologie de « socle commun » : « la scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société ». Dès le début du processus, la galaxie socialiste y a vu la possibilité de voir enfin se réaliser le projet d’« école fondamentale » porté en son temps par la FEN, qui prévoyait une continuité pédagogique et administrative sans rupture de l’école élémentaire au collège. Il manquait à ce projet – confronté à la stratégie des disciplines et aux enseignants spécialisés du collège – un élément unificateur : ce fut la stratégie pédagogique des compétences appliquée à l’ensemble de la scolarité obligatoire, c’est-à-dire l’ensemble école élémentaire-collège. Une pièce décisive encensée par la cohorte des soutiens professionnels et/ou médiatiques dont dispose la doxa. Citons à titre d’exemple, outre l’UNSA et le SGEN au niveau syndical, le think-tank socialiste Terra Nova [47] ; les CRAPS-Cahiers pédagogiques ; le Café Pédagogique, l’AFEF, et même le site du SNUIPP avec sa rubrique Métier.
Dans ce ralliement aussi facile et convergent de la mouvance socialiste au couple politique du socle commun/pédagogie des compétences promu par la droite, il est difficile de ne pas voir l’effet d’une « conviction déficitariste » (excluant la possibilité d’études longues pour toute une partie des jeunes) [48] qui conduit aujourd’hui ses représentants à soumettre l’école publique aux finalités des puissances d’argent, au détriment de sa vocation culturelle et émancipatrice.
Le collège unique, « maillon faible du système éducatif »
Après la mise en œuvre effective de la réforme Berthoin dans les années 70 qui permet progressivement à la totalité d’une classe d’âge d’accéder à des études secondaires, le collège dit « unique » [49] est régulièrement désigné par ses adversaires conservateurs nostalgiques de l’ancien système, mais aussi par nombre de ses partisans progressistes, pour des raisons très différentes, comme le « maillon faible » du système éducatif. La loi Haby de 1975 lui avait assigné comme fonction de permettre une élévation générale du niveau de formation des futures générations de travailleurs, mais nombre de ces nouveaux élèves, peu familiers des exigences culturelles du système échouent, et se diffuse alors la notion nouvelle d’« échec scolaire ». Le rapport du HCE de 2010 pointe « les principaux problèmes du collège d’aujourd’hui » : stagnation, voire régression du niveau des élèves, inefficacité des dispositifs mis en place depuis des décennies pour réduire la grande difficulté scolaire, creusement des inégalités imputables à l’origine sociale des élèves ; « malaise » des enseignants impuissants face à l’hétérogénéité des classes, et multiplication des « problèmes de vie scolaire ». Ce rapport dénonce les disparités entre établissements et la ghettoïsation de certains d’entre eux, allant jusqu’à mettre en cause aussi bien la reconstitution déguisée de filières au sein même du système que les stratégies de contournement de la carte scolaire dont ont toujours bénéficié les « familles les mieux informées », pour aboutir à cette conclusion : le « collège unique » n’a, en réalité, d’unique que le nom ». Il note aussi que selon un sondage réalisé par Éduscope en 2002, « 42 % des parents d’élèves souhaitent le retour à des filières et seulement un peu plus d’un parent sur deux (53 %) veut « conserver le principe du collège unique ».
De fait, selon l’historien Claude Lelièvre, le nouveau collège se trouve depuis le processus de massification engagé dans une contradiction : être à la fois un lieu d’accueil pour tous les publics, avec une grande hétérogénéité sociale et scolaire, et un lieu de sélection chargé de faire émerger une élite, laquelle suivra ensuite les meilleures filières du lycée et de l’enseignement supérieur. L’explication, qui vise en réalité à défendre la thèse d’une séparation radicale entre le collège et le lycée et un rapprochement du collège avec l’école élémentaire, est complaisamment reprise et répétée indéfiniment par l’ensemble des thuriféraires de la doxa, notamment sur le plan syndical par l’UNSA-Éducation et le SGEN. Pour le SNES, le problème vient essentiellement du « manque de moyens » dégagés par l’État pour assurer de meilleures conditions de travail et d’étude pour les élèves (effectifs par classe trop lourds…) et pour leurs enseignants (horaires trop chargés ; insuffisances de la formation initiale et continue…). Pour l’essentiel, les enseignants du collège pointent les insuffisances de la formation reçue par les élèves à l’école élémentaire, tandis que les instituteurs pilotés par le SNI-Pegc critiquent la multiplicité des enseignants spécialistes de leur discipline, qui serait peu adaptée à l’âge des élèves. Pendant ce temps-là, les réformes de l’enseignement du français et des mathématiques commencent à produire leurs effets et la problématique de la sélection/orientation des élèves à l’issue des classes de cinquième et de troisième prend une importance nouvelle. La querelle des « républicains » contre les « pédagogues » désignés comme responsables de la « baisse du niveau », attisée par la droite, se développe et prend une tournure délibérément politique, voire politicienne. Cette querelle sur les problèmes du collège obscurcira pendant des décennies les véritables enjeux de l’école unique. Dernier en date des avatars de la doxa sur cette question : dans une tribune publiée dans Le Monde du 18 mai 2015 en défense de la réforme Peillon mise en œuvre par la nouvelle ministre Najat Vallaud-Belkacem (pédagogie des compétences et de l’interdisciplinarité…), une quarantaine de personnalités déclarent : « Le Collège actuel n’est ni unique ni juste et encore moins efficace » [50]. Après avoir décrit l’essentiel des dysfonctionnements qui justifient cette appréciation sévère, les auteurs concluent : « … parce qu’il est impossible de tout apprendre avant quinze ans, l’important est de permettre à tous les élèves de développer une attitude réflexive et, pour cela, d’organiser, au moins en partie, la formation autour de problèmes à résoudre, de tâches complexes et de choix à faire ». CQFD : à aucun moment n’est évoqué la possibilité de prolonger la durée de l’école obligatoire jusqu’à 18 ans ; l’essentiel est ailleurs : il s’agit bien de justifier la stratégie pédagogique des compétences et le « collège du socle. ».
La continuité école/collège
Le thème devient récurrent à partir du moment où, la scolarité obligatoire ayant été portée à 16 ans par les décrets Berthoin, tous les élèves de l’école élémentaire ont vocation à aller au collège. Apparaît alors, porté par la FCPE, la FEN et SGEN, et relayé par les multiples associations et personnalités qui leur sont liées, un nouveau projet pédagogique : « l’école fondamentale », qui exige une continuité sans ruptures entre l’école élémentaire et le collège. Les arguments sont connus : le passage de l’école élémentaire, avec un maître unique (et donc décrété plus sécurisant), au collège où chaque élève devra s’adapter à une dizaine d’enseignants, chacun spécialiste dans sa discipline, avec des personnalités et des exigences différentes et ayant moins de disponibilité pour s’intéresser individuellement à chaque élève, serait traumatisant et déstabilisateur pour l’enfant, en état d’insécurité affective, et donc source d’échecs pour l’élève. Pour le think-tank « Terra Nova » (proche du PS et dont le président n’est autre que François Chérèque (ex SG de la CFDT), « ce sont les élèves les plus fragiles, sur les plans émotionnel, culturel et social qui sont les plus affectés par cette triple rupture cognitive, pédagogique et éducative. Alors que l’école primaire offre aux élèves un cadre stable, un référent unique aux exigences connues, le collège attend brusquement d’eux des capacités à s’adapter à des exigences multiples, dans une permutation permanente des espaces, des temps, des personnes et des codes. Des exigences d’autant plus difficiles à satisfaire qu’elles ne sont pas toujours suffisamment explicitées ni accompagnées, encore moins mises en cohérence par un projet partagé. Il n’est pas surprenant que les élèves dont la culture familiale est la plus éloignée de la culture de l’école soient très majoritairement les laissés-pour-compte d’une triple rupture qui altère souvent et brise parfois leur confiance en eux [51]. Les programmes de 2008 pour l’école élémentaire ont, à leur manière, tenté de résoudre le problème de la césure pédagogique entre primaire et secondaire en important au primaire une logique disciplinaire plus affirmée.
Violemment critiqués, notamment par le SNUIPP, ces programmes seront modifiés en 2014 puis, à nouveau, à la rentrée 2018 sans que les enseignants n’aient leur mot à dire…
L’autonomie des établissements
On a là une fois encore un concept « fourre-tout » invoqué – à droite comme à gauche – comme l’un des remèdes aux maux du système éducatif, même s’il recouvre des interprétations très diverses. La notion d’autonomie est une donnée récente dans le magma idéologique qui a colonisé la culture professionnelle des acteurs de l’éducation ces dernières décennies. Elle apparaît avec les premières lois de décentralisation en particulier la loi du 22 Juillet 1983 qui confie, pour la première fois, des responsabilités « éducatives » aux collectivités territoriales. Le renvoi au local semble alors faire consensus dans les politiques publiques : ses partisans considèrent qu’il favorise la souplesse, la capacité d’adaptation, une réponse plus efficace aux besoins. Mais de quel rôle pédagogique parle-t-on ? Pour clarifier les enjeux de ce débat, il faut distinguer l’autonomie des équipes éducatives et l’autonomie des établissements.
L’autonomie des équipes éducatives est souvent confondue avec la liberté pédagogique des enseignants, alors qu’elle renvoie à un travail collectif. Elle suppose une envie partagée des professeurs de s’investir dans un travail en équipe durable et de se constituer en pouvoir propre au sein de l’établissement. Elle implique de concevoir un conseil pédagogique véritablement autonome, de renforcer les possibilités d’initiative des conseils d’enseignement. On sait d’expérience combien ce discours est théorique et mystificateur car il est utilisé en fait par l’institution pour renforcer les pouvoirs de contrôle de la hiérarchie à tous les niveaux du système. L’autonomie des établissements, promesse de liberté, constitue dans la réalité aujourd’hui une arme contre la liberté pédagogique, pour imposer une autre façon de concevoir l’enseignement sous l’autorité du chef d’établissement, fonctionnaire d’autorité chargé de promouvoir la doctrine officielle.
Mais la culture professionnelle des enseignants s’est construite sur un travail individuel centré sur la transmission du savoir, un travail solitaire, artisanal : celui de l’enseignant seul dans sa classe. L’autonomie des établissements et ses diverses dérives telles qu’elles sont défendues tant par la droite que par la « gauche de gouvernement » - comme le recrutement des enseignants par le chef d’établissement dans le cadre du projet d’établissement « à profil », et la marge plus ou moins importante réclamée d’adaptation des programmes d’enseignement sous prétexte d’adaptation à la réalité des élèves - vont à l’inverse de cette conception. Nous sommes alors dans le registre de la gestion des ressources humaines et d’organisation du système éducatif avec, en perspective, la concurrence entre établissements fonctionnant sur le modèle du privé sous contrat. Les promoteurs de l’autonomie des établissements font de cette orientation politique une solution miraculeuse aux problèmes de l’école, incluant dans leur vision le « management » des équipes pédagogiques, peu importe que leur choix coïncide avec une vision libérale de la société ou qu’il découle d’une vision libérale-libertaire. Force est de constater que des organisations politiques de gauche (PS) ou syndicales (SGEN ; UNSA…), à quelques nuances près, la défendent pour l’essentiel. Ainsi, si le SGEN - CFDT prône l’autonomie des équipes, il a été le seul syndicat à ne pas s’opposer au projet de Luc Chatel de confier l’évaluation des enseignants au chef d’établissement. Il se place du coup en contradiction avec ses conceptions pédagogiques plutôt libertaires au bénéfice de l’injonction managériale. Le syndicat majoritaire, le SNES-FSU, se situe dans une autre perspective, fondée sur la promotion du travail en équipe plutôt sur un mode de type autogestionnaire. D’autres, notamment militants politiques de la « gauche alternative » (PCF, NPA, Ensemble) ou syndicalistes (SUD-Education, FERC-CGT), dénoncent l’autonomie des établissements comme le cheval de Troie du néolibéralisme, le règne de la concurrence et des inégalités. La situation réelle est donc, de fait, très diverse selon les établissements et les rapports de force locaux tant il est vrai que la politique scolaire ainsi mise en avant cache mal ses effets : inégalités de traitement des territoires et des populations, mise au pas des personnels, contrôle de leur travail, et surtout concurrence renforcée entre les établissements publics sur le modèle des établissements privés sous contrat proposée dès 1989 par Michel Rocard alors premier Ministre. La disparition larvée de la sectorisation mise en œuvre par le gouvernement Sarkozy allant dans le même sens, la voie est ouverte à des processus de privatisation rampante.
Des questions qui fâchent...
Dans ce contexte pour le moins compliqué, fortement marqué par les affrontements idéologiques et politiques des principaux acteurs, devant la persistance de l’échec scolaire qui continue à frapper essentiellement les élèves issus des milieux les plus défavorisés malgré la multiplicité des réformes et autres dispositifs mis en place successivement depuis plusieurs décennies pour y faire face, plusieurs débats récurrents divisent la communauté des progressistes.
Tous capables ! Vraiment ?
Implicitement, la revendication consensuelle à gauche d’un système éducatif réellement égalitaire qui permette la réussite scolaire de tous, quelle que soit leur origine sociale, s’appuie sur l’idée que tous ont des capacités innées qu’il suffirait de bien exploiter pour réussir. C’est le « tous capables » affirmé de longue date par le GFEN et repris par la plupart des pédagogues progressistes sous la formule de l’éducabilité universelle. Ce principe théorique imposé sur le plan doctrinal par le GFEN dans les années 1950 et conforté depuis sur un plan scientifique, par l’anthropologie comme par les neurosciences, entre de fait en contradiction avec la thèse du handicap socioculturel (qui succède historiquement à l’idéologie des « dons » battue en brèche par les progrès de la connaissance dans les années 1970/80), laquelle soutient l’impossibilité de parvenir à la réussite de tous les élèves à un haut niveau de formation, et invite les enseignants les plus obstinés à adopter d’autres stratégies éducatives. Ainsi l’AFEF (Association Française des Enseignants de Français), particulièrement active dans le milieu professionnel concerné, fonde dès son origine (1973) son action sur la conviction que les handicaps socioculturels sont la base de l’échec scolaire que subissent particulièrement les enfants des classes populaires. Son manifeste fondateur (dit « Manifeste de Charbonnières ») définit sa politique éducative sur la base d’une stratégie compensatoire en termes d’« apprentissage progressif par les élèves de leur langue maternelle qui devrait contribuer à compenser les handicaps hérités du milieu… » [52].
Le concept d’égalité des intelligences argumenté récemment par le GRDS sur la base des travaux menés notamment par Jean-Pierre Terrail [53], et défendu plus ou moins explicitement (parfois avec des nuances importantes) par les syndicats de la FSU, par SUD-éducation et les libertaires de la CNT, mais aussi par les principales organisations la gauche alternative au niveau politique, devrait permettre de réaliser une synthèse positive de ces divers courants de pensée. Cependant, pour les membres du GRDS, la condition incontournable d’une école de la réussite pour tous réside dans une transformation du paradigme pédagogique dominant, à partir d’une stratégie éducative fondée sur un haut niveau d’exigence intellectuelle pour tous les élèves, (en particulier ceux issus des milieux sociaux défavorisés) [54] ; et dans la mise en œuvre de cursus ambitieux dès l’école maternelle, qui remettent en cause le système éducatif à la fois dans son organisation générale et dans le mode de construction et de transmission des contenus d’enseignement. Rappelons à cet égard que pour les tenants des pédagogies de compensation, le préalable qui fonde la crédibilité de toute stratégie éducative émancipatrice réside dans la transformation du contexte politique et social : donnez-nous une société égalitaire et nous vous donnerons une école démocratique. Il y a là comme un problème : comment supprimer inégalités et handicaps culturels si ce n’est par l’action de l’école ?
L’apprentissage de la lecture-écriture
Le débat autour des méthodes d’apprentissage de la lecture revient périodiquement depuis les années 75-80. Les « instructions officielles » de 1972 qui mettent en place la réforme de l’enseignement du français à l’école primaire, plus particulièrement centrées sur l’apprentissage de la lecture au CP, ouvrent la voie, en rupture avec celles de 1923 en vigueur jusque-là, à l’abandon de la méthode syllabique. Mûri au long de la décennie précédente, conçu et testé par des enseignants partisans de la méthode globale, membres de l’ICEM ( inspiré par Freinet) et du GFEN, cet abandon vise à la fois à en finir avec un apprentissage centré sur le déchiffrage, jugé mécanique et abêtissant, et à le rendre plus concret et plus attractif en donnant à l’apprenti lecteur un accès direct au sens des mots (identifiés globalement par la mémorisation de leur profil graphique ou devinés par le contexte) et des phrases [55].
À partir du début des années 70, l’ancienne méthode alphabétique-syllabique disparaît progressivement (moins de 10% des professeur-e-s d’école l’emploieraient aujourd’hui), emportée par la vague de la rénovation de l’enseignement du français sous l’influence grandissante du mouvement Freinet et de la linguistique structurale [56] au sein des structures institutionnelles du ministère. Elle laisse la place à des méthodes combinant (à des degrés divers selon les manuels et les enseignants) la reconnaissance des mots et le décodage des lettres et des syllabes (d’où leur qualification de « méthodes mixtes », largement répandue chez les enseignants du primaire). L’affaire est d’importance, sachant combien la qualité de l’apprentissage de la lecture réalisé au CP est décisive pour la suite du parcours scolaire. Les partisans de la rénovation de l’enseignement du français étaient largement influencés par les positions du GFEN et de l’AFPF (Association Française des Professeurs de Français, devenue AFEF en 1973), qui recrutaient essentiellement chez les enseignants du second degré, tandis que l’impact du mouvement Freinet concernait surtout les instituteurs. Plusieurs facteurs allaient converger pour favoriser une diffusion rapide des thèses de ces organisations :
* L’élaboration, à partir du Projet d’instruction avancé en 1966 par la commission Rouchette, d’un « Plan de rénovation de l’enseignement du Français à l’école élémentaire » (1971), avec l’appui de l’INRP (IPN à l’époque) très investi par les rénovateurs (Louis Legrand, Jean Foucambert ; Hélène Romian, Evelyne Charmeux…), plan qui va inspirer la rédaction des instructions officielles de 1972 ;
* Des recrutements massifs de nouveaux enseignants rendus nécessaires par la massification des enseignements de second degré consécutive à la réforme Berthoin : des milliers d’instituteurs suppléants n’ayant souvent pas suivi au lycée les études fondées sur les humanités classiques ont été recrutés en élémentaire, sans réelle formation professionnelle initiale, tandis que les plus anciens devenaient PEGC en collège. Dans le même temps sont recrutés des professeurs de « français » destinés à enseigner au collège et au lycée, certifiés de « Lettres modernes » qui, pour les mêmes raisons, ne se reconnaissent pas dans le profil du « professeur de lettres » traditionnel. Ces enseignants seront particulièrement sensibles à la modernité révolutionnaire des théories linguistiques de la communication ;
* Le recrutement massif de professeurs d’école normale chargés de la formation continue des nouveaux instituteurs (notamment suppléants), eux-mêmes gagnés aux pédagogies nouvelles – le syndicat national des professeurs d’école normale (SNPEN-FEN) sera un acteur décisif de cette mutation ;
* La domination dans le champ syndical des syndicats de la FEN et notamment du SNI (syndicat des instituteurs très majoritaire à l’époque dans la profession), largement gagnés aux pédagogies nouvelles. Le SGEN-CFDT, quoique minoritaire, mène également ce combat.
La grande majorité des militants de la rénovation pédagogique appartenaient à des organisations politiques de gauche : communistes (très influents à l’époque grâce à leur investissement militant dans le courant « Unité et Action » de la FEN) et socialistes (dirigeants de la FEN), qui voyaient dans la mise en œuvre des pédagogies nouvelles un outil pour la démocratisation de l’école. On comprend pourquoi, dès le début du processus de « modernisation », ceux qui s’opposaient à ses modalités étaient immédiatement classés dans le camp des réactionnaires. Ce clivage politicien se renforcera au fil des ans, interdisant de fait tout véritable débat scientifique sur la pertinence de telle ou telle méthode de lecture, alors qu’encore aujourd’hui 15 à 20% des élèves sortent de l’école primaire en grande difficulté de lecture [57].
On peut ainsi noter qu’en 1992 huit mouvements pédagogiques [58] se sont mobilisés pour rééditer une plate-forme commune sur les principes de l’apprentissage de la lecture, afin de contrecarrer « le retour aux bonnes vieilles méthodes [qui] apparaît à certains comme la solution à tous les maux de la société. » Se déclarant explicitement opposée aux « valeurs conservatrices, voire réactionnaires », cette plate-forme se voulant progressiste s’inscrit pleinement dans ce qu’a représenté historiquement « la construction d’une gauche pédagogique » [59].
Pour ce qui est de la période la plus récente, on connaît les réactions provoquées par les déclarations du ministre Jean-Michel Blanquer, qui a entrepris d’impulser un retour à la syllabique : « On s’appuiera sur les découvertes des neurosciences, donc sur une pédagogie explicite, de type syllabique, et non pas sur la méthode globale, dont tout le monde admet aujourd’hui qu’elle a des résultats tout sauf probants », explique le ministre [60], déclaration à laquelle Francette Popineau, secrétaire générale du SNUIPP, rétorque que les élèves français « ont une difficulté à entrer dans la compréhension de l’écrit », mais « parce qu’il y a une différence entre savoir lire et faire du son avec les mots ». Comme on le voit, l’affrontement reste vif, et son issue n’est pas écrite. Les syndicats de la FSU ont réaffirmé leur opposition au ministre. Parmi les tenants de la démocratisation scolaire, le GRDS plaide pour un enseignement explicite de la lecture fondé sur la méthode syllabique [61].
Temps et rythmes scolaires… Petite histoire de grandes confusions
Dans la foulée du grand chambardement que provoque la réforme des programmes de français et de mathématiques à l’école élémentaire et au collège dans les années 1970, et portée essentiellement par la FCPE et soutenue par le SNI PEGC, émerge la revendication d’un allégement de la charge de travail des élèves. Elle porte dans un premier temps sur la charge horaire des cours dans la semaine [62], la durée de l’année scolaire et des « petites vacances », et se déplace ensuite sur l’organisation même de la semaine de classe. Cette revendication, motivée en réalité par le manque de réponse pédagogique aux difficultés que rencontrent les élèves issus des milieux populaires qui accèdent pour la première fois au « collège pour tous », s’appuie sur les travaux de chronobiologistes, en particulier le professeur H. Montagnier visant à démontrer que le temps scolaire est totalement inadapté aux rythmes biologiques des enfants, la question des rythmes scolaires devenant de fait une réponse à celle de l’échec scolaire. En mai 1980, le Conseil Économique et Social rend un avis dans lequel il déclare souhaiter que soit tenu compte « de l’intérêt prioritaire de l’enfant, que la fatigue scolaire soit évitée, et que les divers temps de classe soient mieux équilibrés ou plutôt répartis de « manière harmonieuse » (JO n° 9 du 3 juillet 1980), D’année en année, ce thème sera martelé sans arrêt, tant par la FCPE que par la FEN et le SNI [63]. La loi d’orientation du 14 juillet 1989 souligne que « la modernisation du système éducatif français passe par une politique du temps scolaire qui respecte les besoins des enfants et des adolescents… » (qui ne sont plus envisagés ici comme des élèves). En 2008, le ministre Xavier Darcos arguant de la « surcharge des programmes et des emplois du temps des élèves » installe la semaine de quatre jours en supprimant une demi-journée de classe par semaine (le samedi matin…) à l’école élémentaire. La durée hebdomadaire de cours passe ainsi de 27h à 24h.
En octobre 2010 l’appel de Bobigny, initié par la Ligue de l’Enseignement, déclare dans sa 7ème proposition : « Pour améliorer les rythmes de vie et de travail des enfants et des jeunes, très rapidement, il faut un cadre national, décliné dans les projets éducatifs d’établissement. Il doit prendre en compte les préconisations de l’Académie de médecine à propos de l’école primaire. Il faut donc alléger la journée et adapter le temps scolaire aux temps favorables aux apprentissages, alterner et équilibrer dans la journée les différentes formes de regroupement, les différentes activités et disciplines, les formes de travail, garantir la pause méridienne, refuser la semaine actuelle de 4 jours et prioriser un rythme annuel alternant 7 semaines scolaires et 2 semaines complètes de vacances intermédiaires, définir un volume annuel d’heures d’enseignement. Ce cadre national doit préconiser l’articulation des temps éducatifs et sociaux, leur mise en cohérence et la coopération éducative de tous." [64].
Enfin, le 24 janvier 2013, dans la continuité de la loi Peillon, le décret relatif à l’organisation du temps scolaire dans les écoles maternelles et élémentaires est publié, l’expression « organisation du temps scolaire » enterre le projet sur les temps éducatifs de l’enfant, en discussion depuis deux années dans le cadre du CAPE [65] : c’est la semaine scolaire qui est au cœur du décret.
Sa publication va voir se lever une double levée de boucliers : celle des associations pédagogiques, qui s’estiment trahies car : « À partir de ce moment, la réforme des rythmes scolaires cache tout ce qui peut ou pourrait faire avancer les réflexions sur l’École : les nouveaux programmes, les modalités d’apprentissage, la notation, les évaluations, les expérimentations pédagogiques, la formation des enseignants et de tous les professionnels de l’éducation », mais aussi de nombreux élus et collectifs locaux de parents d’élèves, ainsi que d’enseignants : « …Elle est devenue l’objet politique d’opposition rêvé, car il déplace le clivage droite-gauche et réunit dans le mécontentement des députés, des maires, des parents, des professionnels de l’éducation… Les médias l’ont bien compris et avec eux nous ne risquons pas d’oublier les rythmes scolaires » [66]. L’affaire s’envenime, malgré le soutien affiché d’une partie des maires (socialistes) de grandes villes. « … Alléger les temps d’apprentissage de l’enfant, qui est soumis dans notre pays à des journées surchargées, concentrées sur l’année la plus courte, est un impératif. Une urgence ! C’est pourquoi nous réaffirmons notre volonté que cette réforme se mette en place pour 100 % des élèves dès la rentrée prochain [67]. »
En fait, il apparaît de plus en plus que, au-delà de tous les problèmes que soulève cette réforme (financements très inégalitaires selon les villes, manque d’animateurs formés, flou sur les contenus, etc.), « La réforme des rythmes scolaires délaisse la question des apprentissages au profit d’une conception naturaliste de la réussite scolaire qui résiderait essentiellement dans le respect de la « chronobiologie » et des activités périscolaires de l’enfant » [68]. Pire encore : les enseignants et les parents constatent que les enfants sont encore plus fatigués par leurs nouveaux emplois du temps qu’avant la réforme !
Juin 2017, fin de l’histoire : surfant sur le désastre, le nouveau ministre J.M. Blanquer signe un décret relatif aux dérogations à l’organisation de la semaine scolaire. Le retour à la semaine de quatre jours est possible et c’est ce que souhaitent les enseignants, selon l’enquête réalisée par le SNUIPP. 40 % des écoles reviennent à la semaine de quatre jours dès septembre 2017 ; près de 80% à la rentrée 2018…
Scolarité obligatoire : à 16 ans ou à 18 ans ?
Comme on l’a vu, il n’est pas fermement établi pour l’ensemble des acteurs de l’école ayant une visée émancipatrice que tous les enfants, à de très rares exceptions près, disposent des capacités intellectuelles qui leur permettraient d’aborder et de maîtriser les savoirs scolaires jusqu’à un haut niveau d’études, et que les enseignants disposent des outils pédagogiques leur permettant de problématiser les difficultés qu’ils rencontrent pour aider les élèves à surmonter leurs difficultés d’apprentissage. À cette incertitude s’ajoute le souci (honorable !) d’apporter à tous les jeunes les savoirs et compétences qui leur assureront à leur sortie de l’école le minimum vital leur permettant de s’insérer positivement dans la société, en premier lieu dans l’emploi. C’est fondamentalement la raison pour laquelle l’UNSA et le SGEN, par exemple, mais aussi la Ligue de l’Enseignement, s’accommodent volontiers d’une limitation de la scolarité obligatoire à 16 ans dans le cadre de « l’école du socle ».
Ce manque d’ambition signe en fait l’inefficacité globale de toutes les stratégies de politique scolaire mises en œuvre au fil des ans par les tenants de la doxa, inefficacité qui se manifeste notamment, encore aujourd’hui, par le taux élevé d’échec scolaire, nonobstant le score impressionnant de la réussite des candidats au baccalauréat (plus de 80%, toutes disciplines confondues en 2018).
Le postulat (souvent implicite) selon lequel tous les élèves ne seraient pas capables d’aller au delà de connaissances et compétences de base permet ainsi de justifier une école à deux vitesses, profondément inégalitaire. C’est pour cette raison, sans doute que, avec la loi Peillon dite de « refondation » de l’école (juillet 2013), conçue sous la houlette de la Ligue de l’Enseignement et du panel d’organisations réunies par « l’appel de Bobigny [69], mise en œuvre par les trois ministres successifs du quinquennat Hollande, et soutenue par la grande majorité des organisations réformistes (syndicats, associations pédagogiques, partis politiques), le terme de la scolarité commune obligatoire reste maintenu à 16 ans alors que la plupart des syndicats représentatifs de la grande majorité des personnels d’éducation (FSU, SUD, FERC-CGT (…) et des partis de la gauche alternative (PCF, NPA, Ensemble, PG, FI…) revendiquent son allongement à 18 ans. Notons, pour conclure sur ce point que, d’après la dernière enquête du ministère lui-même : « Après une progression continue jusqu’au milieu des années 1990, l’espérance de scolarisation s’est ensuite stabilisée. En 2015-2016, la durée de scolarisation des jeunes âgés de 2 à 29 ans se maintient à 18,3 années d’études." [70]
Enseigner…Quel métier ?
Selon les résultats d’un sondage réalisé en 2004 à la demande du SNUIPP-FSU, à la question « Estimez vous que la réussite scolaire de tous les élèves est un objectif qui peut être atteint ou ne peut pas être atteint ? », 62% des professeurs des écoles débutants répondaient qu’ "il ne peut pas être atteint", et à la même question posée au même public enseignant en 2010, ce sont 69% qui avaient la même réponse. Mais lorsque la question était posée de manière plus complète : "Estimez vous que cet objectif peut être atteint dans une école transformée ?", 85% répondaient positivement en 2004, et 90% donnaient cette même réponse positive en 2010. Dans le même sondage était posée la question : « Selon vous, quelles devraient être les priorités de l’école ? », 50% en 2004, et 46% en 2010 répondaient « l’épanouissement des enfants », alors que 40% en 2004 et 46% en 2010 répondaient « transmettre des connaissances » [71]. Ces réponses illustrent, nous semble-t-il, les effets délétères de la doxa éducative, omniprésente au moment où ces questions sont posées.
Pendant longtemps, le métier d’enseigner a consisté, pour l’essentiel, à mettre en œuvre une pédagogie directive dite « magistrale », plus ou moins autoritaire selon les enseignants, visant à une transmission de savoirs répertoriés dans un programme organisé en années scolaires. Face à cette conception du métier se sont dressés les mouvements d’éducation nouvelle qui ont défendu un autre rapport entre enseignants et élèves, un autre rapport des élèves aux savoirs, une évolution des savoirs enseignés ; ils ont été relayés, à partir du milieu des années 1960 et plus encore après 1968, par une part croissante des responsables du système éducatif qui, en recherche de pédagogies plus efficaces face aux difficultés d’appropriation des savoirs par une masse croissante de jeunes issus des milieux populaires dans le cadre de la massification du second degré à partir des années 70, entendaient réformer les contenus d’enseignement, les méthodes pédagogiques et la formation même des enseignants, débouchant de fait ainsi sur une redéfinition progressive du métier [72]. Les idées des mouvements de l’éducation nouvelle (méthodes actives, autonomie, innovation pédagogiques, socialisation versus savoirs disciplinaires…), dépouillées de leurs aspects les plus subversifs, sont ainsi récupérées par une large part des responsables du système éducatif avec la complaisance active des militants syndicalistes (FEN et SGEN-CFDT notamment) et de chercheurs en sciences de l’éducation. Dans cette perspective, les disciplines scolaires, la transmission des savoirs et l’évaluation de la maîtrise des savoirs par les élèves sont perçues comme une partie non essentielle du métier. Se met progressivement en place un modèle pédagogique dominant ayant recours très massivement à une "pédagogie invisible" qui résulte d’une volonté de "déscolariser" l’école. Sous prétexte de donner du sens aux apprentissages (ce qui est évidemment indispensable), on met en place des "projets", des activités qui se veulent ludiques, qui sont en rupture avec la forme scolaire traditionnelle. On somme les enseignants de cesser de transmettre et de se percevoir plutôt comme des « animateurs », des « médiateurs » ou des « facilitateurs ». On préconise le concret (puisqu’on part de l’idée que la plupart des élèves sont rétifs à l’abstraction), etc. Et on pense qu’à l’occasion de ces activités qui permettent « d’ouvrir l’école sur la vie », les élèves vont réaliser, de façon largement informelle et donc implicite, les apprentissages visés par l’école » [73]. En fait, cette évolution conduira, comme nous l’avons vu ci-dessus, à une conception de l’enseignement qui met en avant la socialisation et l’éducation, puis, à partir de 2005, les compétences opposées aux savoirs.
Un rapport, signé de l’Inspection Générale en 2012 et fondé sur des enquêtes de terrain, estime que : « L’évolution du contexte socioculturel et pédagogique a progressivement modifié les modalités et les conditions d’accomplissement des activités professionnelles des enseignants, avec pour corollaire un alourdissement du temps qui leur est consacré. Le manque d’autonomie et les difficultés d’un nombre croissant d’élèves ainsi que l’hétérogénéité des classes rendent nécessaires la personnalisation de l’enseignement et un suivi individualisé des élèves… Ces données apparaissent comme un facteur d’augmentation de la charge de travail, situation accentuée par la montée des attentes en faveur d’un accompagnement social au sens large (…) Les enseignants passeraient aujourd’hui un bon tiers de leur temps à des activités autres que celle d’enseignement devant une classe et, pour reprendre les termes d’un inspecteur, « à faire des choses pour lesquelles ils n’ont jamais été formés » [74].
Tout récemment, le 25 juillet 2018 a été publié un rapport du Sénat sur le métier d’enseignant [75]. On y retrouve la plupart des poncifs de la doxa éducative. Ainsi : « La révolution numérique participe de la multiplication des sources de savoir, qui fait perdre au professeur son magistère. Le rôle de l’enseignant a profondément changé ces dernières années : il est de moins en moins celui qui transmet le savoir dont il est le dépositaire, il est aussi devenu celui qui doit apprendre à se repérer dans la masse des savoirs désormais disponibles à tout un chacun ». Le rapport sur la recherche et développement de l’éducation tout au long de la vie soulignait qu’« apprendre à apprendre est sans doute l’enjeu majeur de l’éducation aujourd’hui. Dans cette perspective, la fonction du maître, du formateur ou de l’éducateur, passe du professeur ex cathedra qui transmet un contenu plus ou moins figé de connaissances à celle d’un guide ou d’un mentor qui oriente et accompagne, avec sollicitude, bienveillance et rigueur, le cheminement de l’apprenant et l’aide à progresser. » [76] On explique aux enseignants qu’ils ne doivent plus se situer comme ceux qui savent, mais qu’ils doivent être dans une démarche d’accompagnement individualisé de l’élève chargé de construire lui-même son savoir et sa compétence.
L’un des effets de la doxa, parmi les plus destructeurs, aura été de contraindre des générations d’enseignants progressistes à une posture véritablement schizophrénique, consistant à prôner les valeurs démocratisantes, voire révolutionnaires de savoirs libérateurs, de la curiosité intellectuelle et de l’esprit critique au plus haut niveau pour tous, et à mettre en œuvre dans le même temps des dispositifs scolaires et pédagogiques fondés sur l’abdication face aux inégalités d’origine sociale et culturelle, [77], et de fait profondément ségrégatifs et élitistes, contribuant ainsi à un sentiment diffus d’échec professionnel, à un profond sentiment de déclassement intellectuel et social et, pour certains, d’impuissance et de découragement face aux attaques répétées contre le service public et ses personnels.
Premiers éléments de conclusion [78]
On le voit, la doxa pédagogique qui règne aujourd’hui a une histoire. Prenant toute sa force dès les années 1970, sous la pression du problème récurrent de l’échec scolaire, qui touche particulièrement les élèves issus des milieux populaires accédant pour la première fois massivement aux enseignements de second degré, elle trouve ses fondamentaux dans la littérature et les expériences pédagogiques menées bien plus tôt par les différents courants issus de l’Université Nouvelle, prônant une véritable révolution copernicienne fondée sur l’ambition de la réussite scolaire exclusivement fondée sur le mérite individuel. S’appuyant pour l’essentiel sur l’idéologie de l’innovation pédagogique permanente comme solution à la crise d’efficacité du système éducatif, elle est évolutive, se montrant par la suite particulièrement réceptive aux thèses développées par l’OCDE dans les années 1980, lorsque elles affirment par exemple que la responsabilité première du système éducatif est de préparer les jeunes aux nouvelles formes du travail dans une économie mondialisée où prime la compétition de tous contre tous : l’adaptabilité/flexibilité de la main d’œuvre et la capacité d’innovation étant la clé du succès. On peut affirmer aujourd’hui qu’après plusieurs décennies de luttes de positions sur le terrain pédagogique, elle a conquis une large hégémonie intellectuelle et idéologique enracinée dans les multiples terrains de la superstructure du système éducatif. La question ainsi posée est de comprendre comment des individus et des organisations clairement situés à la gauche de l’échiquier politique, défenseurs d’une transformation radicale de la société fondée sur l’égalité devant l’éducation, en sont venus à faire front commun avec des courants idéologiques et politiques partisans d’une société fortement hiérarchisée dans laquelle le savoir assume une fonction ségrégative.
Confrontée aux effets de la massification du second degré et à l’échec de ses ambitions démocratiques, la pensée de la gauche sur la question éducative – au sens large, c’est à dire celle qui pense globalement la formation de l’enfant et de l’élève – se trouve de fait aujourd’hui surdéterminée par l’hégémonie intellectuelle et politique de la droite. Il s’agit là probablement d’une conséquence directe de l’incapacité du mouvement révolutionnaire à concrétiser les visées du plan Langevin-Wallon dans les années qui ont suivi son élaboration par des mesures législatives concrètes. Sans compter que les références explicites et persistantes du plan lui-même à la thématique des « aptitudes » différenciées et inégales des publics scolaires laissaient la porte ouverte à tous les renoncements, que ces derniers revêtent la forme de la quête d’une supposée « égalité des chances » ou, ensuite, des politiques dites « du socle commun ». En fait, la seule élaboration programmatique dotée d’une réelle ambition démocratique portée par une organisation de gauche depuis un demi-siècle aura été celle de « l’école progressive » présentée par le SNES-FEN en 1977 [79] : parenthèse historique, trop vite refermée.
La pensée scolaire majoritaire à gauche a ainsi évolué au fil des décennies, de la mise en place de concepts pédagogiques à vocation égalitaire et susceptibles de permettre – croyait-on - la réussite scolaire des enfants du peuple, à la construction d’un système essentiellement préoccupé par la formation de la main-d’œuvre de demain, dans une conception de la division du travail inspirée par les exigences économicistes de l’OCDE et des instances européennes : un socle commun permettant à une partie des élèves ayant suivi le cursus de l’école obligatoire (école-collège) jusqu’à 16 ans d’acquérir les fondamentaux supposés permettre une insertion sociale et professionnelle au niveau des qualifications requis pour les métiers d’exécution pour la majorité ; et pour les autres un cursus lycée/enseignement supérieur (système résumé dans la formule Bac-3 / Bac+3) chargé de fournir aux entreprises de l’économie néo-libérale mondialisée triomphante les cadres dont elles auront besoin dans le compétition internationale.
Avec la doxa dominante à gauche telle qu’elle a évolué et au travers de ses contradictions, nous avons donc bien affaire aujourd’hui, malgré les résistances de la profession enseignante, à une pensée à prétention hégémonique qui monopolise tant l’interprétation de la réalité que la réflexion sur les problèmes que rencontre le système éducatif. C’est un discours tout à la fois techniciste et politicien dont les auteurs, pédagogues patentés dans la diffusion d’expressions comme méritocratie, compétences, socle, mixité sociale, personnalisation des pédagogies, rythmes de l’enfant, cherchent à détourner et récupérer les réactions défavorables de la plupart des acteurs de l’école – notamment les enseignants, face aux politiques d’austérité budgétaire dont ils sont victimes. Cette constante politique à l’œuvre depuis plusieurs décennies, quelle que soit la coloration du pouvoir en place, est souvent présentée par les organisations syndicales comme la cause principale d’un échec scolaire persistant malgré l’investissement professionnel indéniable des personnels. Cependant ce discours, qui recoupe largement celui de la droite et des organismes œuvrant au niveau des institutions européennes, s’avère cohérent et efficace car il a pour effet de dévaloriser par avance toute pensée alternative sur les transformations nécessaires du système éducatif. Pour assurer cette domination idéologique et politique, il dispose d’une infrastructure médiatique qui agit de manière synchrone avec ses postulats et mène en permanence les batailles d’idées qui permettent d’assurer son actualisation permanente, voire son renouvellement auprès des acteurs et des usagers du système. Ses thuriféraires génèrent une construction politico-idéologique constamment développée grâce à la prégnance d’un lexique spécialisé, de revues, de sites professionnels (comme le café pédagogique ou n’autr’école) générateurs d’articles dans la presse et animés par des personnalités efficacement médiatisées à qui la majorité de la société peut s’identifier ; ils entretiennent ainsi un imaginaire collectif largement partagé dans un milieu professionnel réputé majoritairement « de gauche ». Pendant ce temps-là, les « héritiers » peuvent dormir tranquilles : personne ne menace leurs privilèges tant économiques que socioculturels, véritables fondements de leur domination de classe.
Le processus consistant à placer sous la domination de l’idéologie managériale le service public d’éducation nationale, naguère tourné dans l’ensemble vers un objectif de promotion sociale du plus grand nombre grâce à l’acquisition de savoirs facteurs d’émancipation, s’est d’autant plus facilement imposé qu’il a pu s’appuyer sur les errements de toute une fraction de la mouvance éducative socialiste ancrée dans ses certitudes… et l’incapacité des gouvernements de gauche à changer la société ! Il a pu en outre s’appuyer sur les divisions internes entre « gauche de gouvernement », en recherche d’efficacité économique dans le cadre du néo-libéralisme triomphant et ralliée au consumérisme ambiant, et « gauche radicale », restée attachée à la promotion des savoirs pour tous comme seule garantie à long terme de la possibilité d’émancipation de chacun, mais sans projet politique unificateur alternatif susceptible de rendre crédibles ses propositions, par ailleurs avancées en ordre dispersé, donc illisibles. Dans ces conditions, il était inévitable que les idées dominantes… dominent.
La nouvelle problématique éducative se pose du coup dans des termes dévoyés par rapport aux ambitions des pédagogues qui aspiraient dans les années 70 à une transformation radicale de l’école. Notre système d’enseignement a dangereusement basculé dans la seule formation d’individus adaptés à la production et au marché : « Le grand changement actuel est marqué par la disparition de l’autonomie scolaire autant dans son fonctionnement que dans les contenus d’enseignement. Dans le nouveau modèle, l’école (…) s’aligne de plus en plus ouvertement et explicitement sur les formes et les contenus répondant aux exigences de la « nouvelle économie », c’est-à-dire du capitalisme contemporain. » [80]
Quitte à bousculer bon nombre de certitudes installées par la doxa, notre conviction est qu’il faut repolitiser la question scolaire. Que les réformes régressives mises en œuvre ces dernières années avec une accélération spectaculaire depuis l’élection d’Emmanuel Macron n’aient pu être bloquées malgré d’importantes mobilisations des enseignants et des jeunes ne tient-il pas aussi, peut-être pour une grande part, à l’absence à gauche de projet ambitieux et unificateur pour une école dont la mission fondamentale de développement intellectuel et culturel de tous serait clairement réaffirmée et développée ? Face au désastre ambiant, l’école doit se donner une mission délibérément « politique » de compréhension de la marche du monde, d’identification des enjeux de société et de construction et de partage des modes d’action permettant aux individus de construire leur devenir. Dans cette perspective, nous nous proposons, dans une deuxième partie de notre étude, d’examiner quelles sont les propositions que les organisations et personnalités se déclarant clairement en faveur d’une transformation radicalement égalitaire de la société mettent en avant sur le terrain de l’éducation.
[1] L’expression est de Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, La Dispute, Paris 2016.
[2] Voir sur le site du GRDS : http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article234.
[3] La qualification de « libérale-libertaire » est empruntée à Michel Clouscard, philosophe d’inspiration marxiste, qui vise ainsi « les fondements sociaux et philosophiques d’une pensée devenue commune aux libéraux, aux socio-démocrates et aux contestataires libertaires » dans les années 1960-70, une pensée dans laquelle il voit l’« idéologie du néo-capitalisme » (voir M. Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir (Denoël 1973) ; et Critique du libéralisme libertaire (Delga 2005).
[4] À lire pour un résumé rapide de l’histoire de l’installation dans le débat public de la problématique de l’éducation nouvelle : article de V. Tarquin "Changer l’école ou réapprendre à lire" in revue Skhole, novembre 2017- en référence à l’ouvrage de S. Garcia et A.C. Ollier, Réapprendre à lire : de la querelle des méthodes à l’action pédagogique (Seuil, 2015).
[5] Henri Piéron : « Ennemis et amis de l’orientation professionnelle », BINOP, N° 1, janvier-février 1937, p 1-9.
[6] J.M. Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, P.U. Rennes 2010.
[7] Voir Lucien Sève « Les dons n’existent pas », in GFEN, L’échec scolaire. Doué ou non doué ?, Éditions sociales, 1971. Cet article reprenait un article publié en 1964 dans la revue L’École et la Nation (revue du PCF consacrée exclusivement aux questions scolaires), faisant la différence entre la notion de « données physiologiques innées » propres à chaque individu, notion scientifiquement incontestable, et « don », notion purement idéologique. En 2009, cet article fera l’objet d’une suite dans l’ouvrage collectif publié à nouveau sous l’égide du GFEN, Pour en finir avec l’idéologie des dons, le mérite, le hasard, sous le titre « Les dons n’existent toujours pas ». (La Dispute, 2009).
[8] Voir Michel Duyme et Christine Capron, « Handicap, performances intellectuelles et inégalités sociales », in GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite et le Hasard (ouvrage cité).
[9] Lire José Tovar, Genèse du projet du PS pour l’école : considérations sur les effets pervers de l’idéologie du consensus en matière d’éducation, site du GRDS Démocratisation-scolaire.fr ».
[10] Séverine Chauvel, La course aux diplômes : qui sont les perdants ?, Paris, Textuel, 2016.
[11] Étude présentée par l’IREDU (Institut de Recherches sur l’Education, Université de Bourgogne, Dijon) « À caractéristiques comparables, les élèves ayant bénéficié du RASED en CP ont une probabilité plus forte de redoubler leur CP et obtiennent des résultats significativement plus faibles aux évaluations de CE2 par rapport aux élèves non passés par ce dispositif » (résumé officiel de l’intervention faite par Claire Bonnard, Céline Sauvageot et Jean-François Giret, les auteurs de l’étude, au colloque de Agrosup-Dijon en Janvier 2017). Pour ces chercheurs, le fait de regrouper des élèves de faible niveau « crée un environnement pédagogique moins favorable, avec des enseignants moins exigeants, des interactions entre élèves moins riches ». Pour contrer ces effets négatifs, ils proposent, entre autres de « favoriser les aides au sein même de la classe ». NB : le 22 mars 2017, le SGEN-CFDT a cherché, dans un communiqué, à décrédibiliser les résultats de cette recherche, estimant ce travail « scientifiquement contestable ». Moins vindicatif et plus prudent, le SNUIPP, qui défend le principe même des maîtres spécialisés dans le traitement de la grande difficulté scolaire, « est demandeur d’une recherche-action qualitative sur le fonctionnement des RASED. Selon qu’il soit très intégré sur un secteur d’écoles ou plus dispersé, quel est son impact sur le déroulement des apprentissages, sur le recours aux rééducations paramédicales, sur la relation famille-école, sur le climat scolaire, sur le vécu des enseignants et leur professionnalité ? » (Bulletin 4 p. spécial « Pour une refondation des Rased » ; mars 2017).
[12] On aurait pu tout aussi bien évoquer dans ce chapitre la question des EREA, ou encore celle des SEGPA (en collège). Comme nous n’avons nulle prétention à l’exhaustivité, la question des RASED pour ce qui concerne l’école élémentaire, et celle des ZEP pour ce qui concerne l’ensemble de la surface concernant la scolarité obligatoire nous ont semblé assez représentatives de la question plus générale des structures et dispositifs particuliers destinés à lutter contre l’échec scolaire des élèves dits en « grande difficulté ».
[13] Voir note précédente.
[14] BÉNABOU R., KRAMARZ F. PROST., 2004, « Zones d’éducation prioritaires : quels moyens pour quels résultats ? », Revue Économie et statistique, n° 380.
[15] Les syndicats revendiquent notamment des véritables allègements d’effectifs par classe, une formation continue conséquente des enseignants, des heures de concertation pour les équipes enseignantes, etc. : toutes mesures unanimement reconnues comme les plus efficaces pour améliorer les conditions d’étude des élèves…
[16] Après avoir été longtemps situé à l’issue de la classe de cinquième, le processus se situe aujourd’hui en théorie à la fin du collège et est affiné à la fin de la classe de seconde. Il reste que la (dé)sectorisation des établissements permet un premier tri des élèves et la mise en concurrence des établissements, et que l’organisation au sein du collège et du lycée eux-mêmes en classes « de niveau » ainsi que les options permettent toujours une pré-sélection de fait
[17] « Bon (ou Excellent) travail » ; « Travail insuffisant » ; « Ne travaille pas »… Ce sont là les formules les plus couramment utilisées par les enseignants au moment de l’évaluation des résultats sur le bulletin de notes des élèves.
[18] Nico Hirtt, « Théorie et pratique », art. cité)
[19] « Notre mandat de lycée diversifié en trois voies et séries reste d’actualité » (U.S. Mag spécial congrès national, textes préparatoires au congrès du SNES de Rennes mars 2018)
[20] De même que les classes préparatoires postbac en lycée et le système ultra sélectif des grandes écoles dans l’enseignement supérieur…
[21] À l’exception notable de « Ensemble » et du NPA pour ce qui concerne les organisations politiques, ainsi que des membres du GRDS. Par ailleurs, le courant « École Émancipée » de la FSU milite historiquement pour un lycée unique sans filières, jusqu’au baccalauréat.
[22] En juin 1990, le SNES est à l’initiative d’un important colloque coorganisé avec le SNESup, le SNETAP et le SNEP destiné à valoriser la « voie technicienne de formation », dont l’objectif était de promouvoir cette filière afin qu’elle devienne vraiment une « voie d’avenir pour la réussite et les qualifications. »
[23] Manifeste pour l’école de la 6ème république ; édit. du Croquant, août 2016.
[24] Il est impossible dans le cadre de cet article de passer en revue tous les thèmes constitutifs de la doxa. Nous n’examinerons donc ici que les plus prégnants. Certains autres, tels que la nouvelle idéologie des TICE (Techniques d’information et de communication pour l’éducation, aussi nommées « techno-pédagogies ») feront l’objet d’une réflexion dans le deuxième volet de ce travail.
[25] « Ce qui nous différencie des autres partis, c’est que nous ne traitons pas l’éducation uniquement au sens scolaire du terme : Pour nous, ce terme correspond à un ensemble plus vaste, qui intègre ce qui se passe dans la famille, dans le tissu associatif et culturel, dans les médias…. Car la question de l’environnement psychique de l’enfant est indissociable de la réflexion sur l’éducation », Ph. Meirieu, Interview à l’AEF à l’occasion de la convention nationale sur l’éducation organisée à Lille en avril 2011 (AEF 149664).
[26] Cité par Sylvie AEBISCHER, doctorante attachée au CERAPS-Lille 2 dans une communication intitulée « La spécificité des politiques éducatives en question : Acteurs et expertises des politiques éducatives dans l’élaboration de la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 ».
[27] Nico Hirtt, « Théorie et Pratique », Aped (Appel pour une école démocratique), 2014, aped@skolo.org
[28] Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle : changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Paris, 2016
[29] GFEN : Groupe Français d’Education Nouvelle ; ICEM : Institut Coopératif de l’Ecole Moderne ((mouvement Freinet)
[30] « Le cours dit « magistral » ne suffit pas à aiguiser l’esprit critique. Discriminant, accessible aux élèves les plus socialement favorisés, il véhicule une image d’autorité et des implicites qui noient dans les détails et cantonne les plus étrangers à ces codes au par cœur et à la restitution mécanique. À l’inverse, comme nous l’ont appris des pédagogues comme Célestin Freinet, une pédagogie plus active, qui ne cède rien aux activités intellectuelles mais qui privilégie le protocole d’enquête et l’administration de la preuve, permet d’accompagner une émancipation individuelle et collective en rappelant les vertus de la vérité et de la raison, seuls remparts efficaces contre tout prosélytisme et endoctrinement ». (Laurence De Cock, 2018).
[31] La formule est d’un chercheur belge, Vincent de Coorebyter, in La pédagogie du renoncement (Bruxelles 2016)
[32] Sur le site de l’UNSA : « Les EPI : pourquoi, comment ? » par Anthony Lozac’h, 7 avril 2015, rubrique « Agir pour nos idées » …
[33] Conseil National des programmes, Qu’apprend-on au collège ? CNDP, 2002.
[34] Citée par la journaliste spécialisée L. Touret dans son émission « Rue des écoles » du 5 mai 2015
[35] On lira sur ces questions deux ouvrages essentiels : Lucie Tanguy, Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école, La Dispute, Paris 2016 ; et Philippe Hambye, Jean-Louis Siroux, Le salut par l’alternance. Sociologie du rapprochement école/entreprise, La Dispute, Paris 2018.
[36] Cf. Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive, Livre blanc de Jacques Delors, 1995.
[37] La Nouvelle école Capitaliste : (La découverte, Paris 2011). Sur le même thème, on lira La grande mutation : néolibéralisme et éducation en Europe, par Isabelle Bruno, Pierre Clément et Christian Laval, publié par Syllepse en 2010 sous l’égide de l’Institut de Recherches de la FSU.
[38] Ce qui est en jeu dans cette organisation des flux d’élèves n’est rien d’autre que la tendance de l’institution scolaire à reproduire à partir de l’enseignement élémentaire, d’une génération à l’autre, une division des milieux sociaux qui devient manifeste au collège : tendance structurelle signalée de longue date par Christian Baudelot et Roger Establet, L’École primaire divise, Maspéro, 1976.
[39] « Il semble que la dévalorisation systématique du paradigme disciplinaire, dans la littérature pédagogique actuelle, soit devenue une sorte d’évidence ne nécessitant aucune justification, une sorte d’« allant de soi » (comme en témoignent les multiples occurrences de formules telles que « carcan disciplinaire », « sclérose disciplinaire », « enfermement disciplinaire » etc.). C’est ainsi que les savoirs spécialisés, dans le domaine de la recherche, sont communément accusés d’être incapables de saisir la « complexité du réel », au point d’être parfois suspectés par la sociologie des sciences de ne devoir leur existence qu’à des divisions artificielles, institutionnelles et sociales, reflétant de simples enjeux de pouvoir. De même, dans le domaine pédagogique, l’enseignement formel de savoirs présentant une forte identité théorique et méthodologique – comme la physique, la biologie, les mathématiques etc. – se voit fréquemment reprocher de n’être utile qu’aux « futurs spécialistes » et donc d’occuper une place excessive, voire carrément indue, dans un programme d’enseignement général obligatoire (lequel gagnerait, pense-t-on, à être organisé selon une autre logique que disciplinaire, comme celle des « compétences » ou celle des « questions vives » que prennent en charge les « éducations à »). Alain Firode (université d’Artois), in revue Skhole, 2018.
[40] Cet argument trouve une première expression publique forte dans le rapport Bourdieu-Gros de 1989, placé sous le signe de l’« apprendre moins pour apprendre mieux » et de la critique de l’organisation disciplinaire des programmes.
[41] Article de Elisabeth Bautier, Stéphane Bonnery et Pierre Clément : » L’introduction en France des compétences dans la scolarité unique. Enjeux politiques, enjeux de savoir, enjeux pédagogiques et didactiques », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 16/1, p. 73-93.
[42] Parmi les tenants de la première option, on trouve historiquement notamment l’ex majorité de la FEN, (devenue l’UNSA-éducation après la scission de 1992) et le SGEN-CFDT, tandis que les syndicats de la FSU (créée en 1992 avec les ex minoritaires UA et EE de la FEN, avec le SNES, le SNUEP et le SNEP notamment), ainsi que la FERC-CGT sont plutôt à classer parmi les défenseurs des disciplines, très réticents envers l’enseignement par compétences.
[43] Pour une analyse complète de cette question, lire Les enjeux cachés de l’interdisciplinarité au collège, Jean-Pierre Terrail, 2015 : http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article213.
[44] L’expression est de Bernard Rey, professeur à l’Université libre de Bruxelles.
[45] Le terme de compétence est la traduction en français du terme anglais Skill, qui renvoie à des compétences attendues par les employeurs nécessaires pour que leurs salariés soient compétitifs sur le marché du travail.
[46] Voir la rubrique « Métier » du site du SNUIPP (www.snuipp.fr).
[47] Voir notamment le rapport Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative par Roger-François Gauthier et Agnès Florin (mai 2016)
[48] V. Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Paris, 2016.
[49] Sur la problématique de l’école unique, lire J.P. Terrail, De l’inégalité scolaire, La Dispute, 2002. En particulier le chapitre II : "Les familles et les élèves face à l’école unique".
[50] Sans surprise, on trouve parmi les signataires les habituels thuriféraires de la doxa. Citons entre autres F. Dubet ; M. Duru-Bellat ; F. Best A. Legrand ; C. Lelièvre, P. Meirieu ; M. Develay, A. Van Zanten, J.M.Roirant (SG de la Ligue de l’enseignement J.L.Berille (SG de l’UNSA…) auxquels s’ajoutent quelques personnalités extérieures au monde de l’éducation telles que Laurent Berger (Secrétaire général de la CFDT), Thierry Frémaux (économiste, éditorialiste à Alternatives économiques, ou encore Boris Cyrulnik, psychiatre et psychanalyste.
[51] Document Terra Nova « Pour une école commune du cours préparatoire à la troisième. Un pas supplémentaire vers la démocratisation », 25 pages ; mars 2014. Dans le même texte, Terra Nova propose de fusionner les corps de professeurs des écoles et de professeurs certifiés. Notons que ces mêmes idées avaient déjà été avancées, mais de manière moins élaborée) par F. Dubet en 2009, dans un article consacré au thème de la rénovation nécessaire du collège unique : » Il faut avoir le courage de réinventer le collège unique » par François Dubet et Christophe Paris (directeur de l’AFEV : Association de la Fondation Étudiante pour la Ville » Le Monde, 16.09.09.
[52] Manifeste de Charbonnières - 1969, cité (p. 24-25) dans Réapprendre à lire : de la querelle des méthodes à l’action pédagogique, de Sandrine Garcia et Anne claudine Ollier, édit du Seuil, 2015.
[53] J.P. Terrail, De l’Oralité, Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, 2009 ; et Entrer dans l’écrit. Tous capables ?, La Dispute, Paris, 2013
[54] Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle ; changer de paradigme pédagogique, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », Paris 2016.
[55] L’essentiel de cette partie est directement inspiré des travaux de Jean-Pierre Terrail, Jérôme Deauvieau et Janine Reichstadt, voir notamment leur ouvrage Enseigner efficacement la lecture, Odile Jacob, 2015, et les textes publiés sur le site du GRDS (démocratisation-scolaire.fr).
[56] La linguistique occupait dans les années 60-80 une position dominante dans les études littéraires de certains départements universitaires. À l’opposé de la vision « classique » de l’enseignement de la grammaire fondé sur le latin et le grec, qui appelle une approche réflexive de la langue, les emprunts à la linguistique effectués dans cette période conduisent à prôner un enseignement de la langue prioritairement perçue comme un instrument de communication.
[57] Étude du CEDRE, 2015. Le « Cycle des Évaluations Disciplinaires Réalisées sur Échantillon » (CEDRE), conduit par la DEPP (service d’études statistiques du ministère), est un outil d’observation des acquis des élèves, pour le pilotage d’ensemble du système éducatif. Il évalue les compétences des élèves en référence aux programmes scolaires à la sortie de l’école (CM2) et du collège (3ème).
[58] Association Française pour la Lecture, (AFL) Centre d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active (CEMEA), Centre de Recherche et d’Actions Pédagogiques (CRAP), Fédération des Œuvres Educatives et de Vacances de l’Education Nationale (FOEVEN), Fédération Nationale des Francas (FRANCAS), Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN), Institut Coopératif de l’Ecole Moderne (ICEM), Office Central de Coopération à l’Ecole (OCCE), Apprendre à lire du cycle 1 au Cycle 3, 1992.
[59] Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire, La Découverte, 2013.
[60] Voilà un homme qui a de la constance dans ses idées : On se souvient peut-être des vives réactions suscitées en 2006 par les prises de position du ministre De Robien en faveur de la méthode syllabique. Le directeur adjoint de son cabinet n’était alors autre qu’un certain Jean-Michel Blanquer…
[61] Lire sur l’état actuel de la question le chapitre intitulé « Interroger les systèmes d’apprentissage : l’exemple de la lecture » in GRDS, L’École Commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, pp 57 à 64, La Dispute 2012, Paris ; et Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail, http://www.laviedesidees.fr/{Le-B-A-BA-de-la-lecture.html /, 2018.
[62] En réalité, la demande de diminution du temps scolaire était moins forte dans la société quand les salariés travaillaient 48 heures par semaine et bénéficiaient de peu de vacances. C’est que l’école joue, de fait, un double rôle : celui de dispensateur du savoir mais aussi de « garderie » des plus jeunes. La situation changera avec la diminution généralisée du temps de travail à 40 h, et surtout à 35h. Avant 1970, les horaires de l’école élémentaire étaient de 30 heures hebdomadaires et l’année scolaire se prolongeait jusqu’à mi-juillet. Ensuite, la durée hebdomadaire des cours sera fixée à 27 heures, puis avec la mise en place des conseils d’école à 26 heures effectives. A la rentrée 2008, cette durée est ramenée à 24 heures, l’année scolaire se terminant pour tous fin juin. En soi la durée hebdomadaire de l’enseignement n’a pas de lien direct avec l’échec scolaire. Durant la période de l’école à 30 heures, il y avait un échec scolaire massif dans les milieux populaires, 50% seulement des élèves obtenaient le certificat d’études. Il y a en outre le paramètre de la durée de la scolarité obligatoire : de 12 à 16 ans entre 1873 et 1965. Aujourd’hui dans les faits près de 90% des jeunes sont encore en situation de scolarisation à 18 ans bien que la durée de la scolarité obligatoire ait été maintenue à 16 ans jusqu’à aujourd’hui.
[63] « Prendre en compte le corps dans l’éducation, c’est une des conditions de la réussite de tous. Tous les enfants n’ont pas les mêmes rythmes de croissance ni les mêmes rythmes physiologiques ; leur corps et son évolution, ses poussées et ses régressions conditionnent leurs capacités de toute nature, tout comme leur histoire et leur vécu, leur environnement intellectuel. Vouloir faire une école de la réussite de tous commande qu’on ne néglige pas ces réalités, qu’on n’impose pas pour le corps et l’esprit un stéréotype, un rythme, un modèle de réussite unique », J.C. Barbarant (secrétaire général du SNI-PEGC), intervention au congrès pédagogique du SNI le 29 mai 1988.
[64] Appel de Bobigny, octobre 2010 : http://www.laligue.org/lappel-de-bobigny.
[65] CAPE : Collectif des Associations Partenaires de l’Ecole Publique. Les mouvements d’éducation populaire, mouvements pédagogiques, associations éducatives se réunissent en collectif pour participer politiquement à cette concertation. Le CAPE se met ainsi en forme autour d’une Charte (en 2011, ce collectif s’instituera en association pour être reconnu plus facilement comme interlocuteur unique face au ministère. Le CAPE mènera les discussions jusqu’à la parution du décret Peillon, puis à nouveau avec son successeur, B. Hamon, éphémère ministre de l’éducation nationale qui tentera – en vain –, pour calmer la fronde qui secoue jusqu’à la majorité politique au pouvoir, d’introduire des « assouplissements » à la loi.
[66] C. Chabrun, représentante de l’ICEM-Freinet « Petit historique de la réforme des rythmes scolaires » ; article paru dans Nautr’école, sept 2017)
[67] Déclaration d’un collectif de 25 maires socialistes : « Ne pas reculer devant la nécessaire réforme des rythmes scolaires » (Le Monde, 23.05.2014).
[68] Sandrine Garcia et A.C. Ollier, Réapprendre à lire, Seuil, 2005.
[69] De l’appel de la Ligue de l’Enseignement en 2000 (« L’école que nous voulons ») à « l’appel de Bobigny » (octobre 2010) : Genèse du projet PS pour l’école, José Tovar, mars 2013. Consultable sur le site du GRDS.
[70] DEPP : état de l’école 2017.
[71] Consultations CSA/SNUIPP en auto administré réalisée en mai 2004, puis à nouveau en juin 2010.
[72] Entre 1972 et 2012, plus d’une quinzaine de rapports sur le métier d’enseignant (la plupart afin de cerner ce que devrait être leur formation dans le nouveau contexte) ont été produits par de organismes officiels de l’État : (MEN, assemblée Nationale ; Sénat…), ce qui montre l’importance… et la difficulté du sujet pour les pouvoirs politiques en place !
[73] Beitone/Pradeau : art. cité.
[74] « Les composantes de l’activité professionnelle des enseignants outre l’enseignement dans les classes » (juillet 2012, p. 77.
[75] http://www.senat.fr/rap/r17-690/r17-69]01.pdf
[76] C. Becchetti-Bizot, G. Houzel et F. Taddei, Vers une société apprenante, mars 2017
[77] Abdication inhérente au règne de ce que J.-P. Terrail désigne sous le terme de « paradigme déficitariste », Pour une école de l’exigence intellectuelle : Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, 2016).
[78] Comme il est indiqué dans l’introduction à ce travail, une deuxième partie traitera des propositions avancées par certaines organisations ou personnalités pour rompre le cercle infernal dans lequel la doxa a enfermé le système éducatif et construire une véritable école émancipatrice pour tous., qui nous amènera nécessairement vers une conclusion plus complète.
[79] Voir Jean-Pierre Terrail et Tristan Poullaouec, « Les trois voies du lycée », GRDS, 2017 (http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article263).
[80] La nouvelle école capitaliste, p. 8, par C. Laval, F. Vergne, P. Clément et G. Dreux ; La découverte, Paris 2011.