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La pédagogie Montessori dans le paysage éducatif : notes de recherche
jeudi 15 juillet 2021, par
Si les débats autour de la pédagogie Montessori ont surtout été associés ces dernières années à sa mise en œuvre au sein d’écoles hors-contrat s’estampillant du label et à son développement au cœur même des familles, l’emballement médiatique autour de la figure de Céline Alvarez et les conversions enseignantes à des pratiques regroupées sous le nom de « pédagogies alternatives » ont questionné la circulation de ce modèle au sein de l’école publique. Remède miracle ? Entrée fracassante du pédagogique dans l’ère du néolibéralisme ? Nouvel esprit du blanquérisme ? Certains enseignants et enseignantes, inspecteurs et inspectrices ont témoigné avec force de leurs réticences face à une pédagogie jugée dévoyée, ésotérique et à l’argumentaire construit par essence contre le service public. Comment, à partir des acquis de la sociologie de la réception et de l’histoire sociale des idées, cartographier la nébuleuse des agents se revendiquant de la pédagogie Montessori ou au contraire l’érigeant en repoussoir ? Quels sont les mécanismes à même d’expliquer les conversions de certain•e•s enseignant•e•s aux pédagogies alternatives ? Et finalement, que faire du programme montessorien lorsque l’on entend s’emparer des questions de démocratisation scolaire ?
La carrière d’une idée pédagogique devenue politique
« D’ailleurs, c’est plus l’esprit Montessori qui doit être revisité (...). Au lieu de voir ces expériences menées dans l’école privée comme bizarres et inquiétantes, j’aimerais à l’avenir qu’elles puissent être inspirantes pour le service public. »
Fin juillet 2017. Au micro des Matins d’été de France Culture, le ministre de l’Éducation Nationale, fraîchement nommé, laisse explicitement sous-entendre aux adeptes des pédagogies nouvelles qu’une fenêtre d’opportunité politique se dessine pour introduire certaines de leurs méthodes au sein de l’école publique. Un an après la publication des Lois naturelles de l’enfant, best-seller vendu à plus de 200 000 exemplaires, réédité trois fois en trois mois, traduit en douze langues et suivi de conférences dans l’ensemble de la France, les propos du ministre dérangent. L’expérience pédagogique menée par l’autrice de cette bible commerciale pédagogique, Céline Alvarez, pendant trois ans, de 2011 à 2014, dans une classe de ZEP de Gennevilliers, avait déjà fait grand bruit au sein de la communauté éducative. Son assemblage entre préceptes de la pédagogie Montessori et neurosciences et sa démission théâtrale de l’Éducation Nationale après la non-reconduction de son projet avaient divisé jusqu’au sein même de l’espace très hétéroclite des pédagogies alternatives.
Les pro-montessoriens, bien que de plus en plus distants avec cette Céline Alvarez ayant en partie renié son appartenance au réseau montessorien très orthodoxe, relèvent les signes envoyés par le ministre. Les militants et militantes se revendiquant des pédagogies coopératives, au premier rang desquelles la pédagogie Freinet, critiquent le culte de Maria Montessori, fer de lance de la dépolitisation des pratiques pédagogiques. Nous ne reviendrons pas ici sur les arguments développés par certains de ces militants et militantes que nous partageons en partie : depuis quelques années fleurissent en effet les réappropriations des critiques d’un ordre scolaire dominant par un néolibéralisme ambiant. Nous ne reviendrons pas non plus sur l’arrière-plan très politique du phénomène Céline Alvarez. Dans une enquête parue dans la Revue du Crieur, Laurence de Cock avait déjà bien mis en évidence les liens de Céline Alvarez et de Jean-Michel Blanquer avec Agir pour l’école, une succursale du think tank très libéral de l’Institut Montaigne, ayant en partie financé l’expérience [1]. Dans les colonnes du GRDS, Jean-Pierre Terrail s’était par ailleurs déjà penché sur la manière dont l’Institut Montaigne avait investi le domaine de l’éducation par le truchement d’expérimentations pédagogiques. La pédagogie Montessori ne saurait néanmoins se réduire à la figure d’Alvarez : cette dernière ne constitue qu’un moment de la carrière de l’idée montessorienne qu’elle s’approprie de manière spécifique.
Revenons donc d’abord à l’historicité même du canon pédagogique et à la figure de Maria Montessori. Le parcours de cette pédagogue italienne dit beaucoup des différents espaces sociaux et politiques ayant œuvré à l’exportation de ses idées pédagogiques, de son vivant jusqu’à sa mort. Sa trajectoire de femme médecin, redoublant d’ingéniosité pour contourner la mainmise masculine sur les institutions d’enseignement de médecine jusqu’alors réservées aux hommes en Italie, cet écart au destin assigné à son genre – mais conforme à sa classe – , a sans doute pu contribuer à la réappropriation de la figure de la pédagogue par un féminisme socialement réformateur tout au long du XXe siècle.
L’inscription de l’expérience montessorienne dans la « nébuleuse réformatrice » ne fait ainsi pas de doute. Ses premières expérimentations pédagogiques, dont la célèbre prise en charge d’enfants pauvres du quartier romain de San Lorenzo, en 1907, répondent à des préoccupations sociales et politiques et sont très liées à la crainte d’une dégénérescence humaine et morale qui trouve sa source dans le contexte italien tumultueux d’une unification récente, marqué par des grèves et des attentats attribués à des anarchistes, et plus généralement dans un esprit-fin-de-siècle qui traverse la période. Dans ce contexte, ses théories pédagogiques, aux frontières entre expertise médicale et expertise morale, sont parties prenantes de catégories d’action publique – l’expérimentation accompagne une opération urbanistique d’assainissement menée dans un quartier pauvre de Rome – œuvrant à la domestication de la violence. Il s’agit de prendre en charge, par l’éducation, les corps perçus et étiquetés comme déviants des enfants de classe populaire dégradant les nouveaux logements en construction. Ce sont les mœurs jugées décadentes des « nouveaux barbares » qu’il s’agit ici de civiliser. En somme, une gestion par le dispositif pédagogique de la « question sociale » alors en pleine problématisation.
Dans ses premières années, davantage qu’au sein du monde enseignant, la pédagogie Montessori va donc finalement surtout circuler au sein du monde de l’éducation, et ce à partir de plusieurs canaux qui donnent forme à ses idées : l’ancrage au sein du catholicisme ; l’ancrage au sein du féminisme socialement réformateur ; l’ancrage international et philanthropique réaffirmant le rôle des voyages, des traductions et des passeurs (riches héritiers et héritières, journalistes, imprésarios) dans la circulation internationale des idées ; l’ancrage national, avec un État italien qui travaille la figure montessorienne comme mère de la nation et travailleuse. Il y aurait beaucoup à dire sur l’inscription de Maria Montessori dans le réseau plus large de l’éducation nouvelle dont l’essaimage n’est pas sans lien avec le pacifisme internationaliste réformateur de l’entre-deux-guerres (« l’esprit de Genève ») mais aussi avec la société théosophique, mouvement se proposant, à partir d’un syncrétisme religieux, de transcender les spiritualités. Ces deux canaux sont centraux pour comprendre comment s’est diffusée concrètement la pédagogie Montessori dans différents espaces nationaux. Il faudrait également rappeler les ambiguïtés de la pédagogue vis-à-vis du régime mussolinien et la manière dont cette collaboration constitue encore aujourd’hui le point d’achoppement dessinant la fracture entre défenseurs et détracteurs de sa pédagogie. Les premiers y voient l’endossement volontaire d’une identité stratégique permettant de mieux contourner l’asservissement fasciste tandis que les seconds pointent la cohérence entre ce projet politique et la conception même de la liberté qui serait développée dans les écrits de la pédagogue : une liberté chevillée à l’ordre qui ne peut s’exercer que dans un cadre, contraint. Enfin, c’est toute l’institutionnalisation du mouvement Montessori autour duquel il s’agirait d’enquêter. La chercheuse Bérangère Kolly a ainsi commencé à mettre à jour l’histoire de ce qu’elle nomme la « diffraction » du mouvement, entre orthodoxes, incarnés encore aujourd’hui par les formations et les labels délivrés par l’Institut Supérieur Maria Montessori (ISMM) et plus largement par l’AMI (Association Internationale Maria Montessori, créée en 1929) [2] et un « montessorisme » jugé plus éclectique, moins conforme aux théories de la pédagogue et finalement plus proche du réseau de l’éducation nouvelle.
Le succès de Céline Alvarez doit beaucoup aux ponts que l’ex-enseignante a pu construire entre les différentes nébuleuses se réclamant à des degrés différents de Maria Montessori. On peut à ce titre penser que son succès est aussi celui de la désectorisation opérée, grâce à des propos qui ont pu toucher à la fois des professeurs d’école publique, sous contrat et hors contrat, et des parents. Cette prise au sein d’univers professionnels différents n’est pas sans lien avec la position que Céline Alvarez occupe elle-même à l’intersection de ces espaces. Reconvertie dans la profession de professeure des écoles après une première carrière, puis démissionnaire de l’Éducation Nationale, formée à l’Institut Supérieur Maria Montessori mais reniant en partie son affiliation au mouvement orthodoxe (et ce, de manière réciproque) : Céline Alvarez effectue en permanence des chassés croisés entre différents espaces. Un pied en dedans, un pied en dehors : ces appartenances lui confèrent la maîtrise des règles régissant chacune de ces sphères, propriétés particulières caractérisant bien souvent les « passeurs d’idées ».
À l’arrivée que retenir de la carrière de l’idée montessorienne ? Nous pouvons grossièrement identifier quatre sous-espaces se positionnant aujourd’hui par rapport à Maria Montessori : un mouvement Montessori s’auto-définissant comme « pur », qui se veut apolitique ; un pôle alvarezien plus éclectique tant dans les parcours de ses adeptes que dans les référentiels sur lesquels ces derniers s’appuient ; une sphère blanquérienne de droite à l’inspiration religieuse ; et une sous-partie des tenants des pédagogies nouvelles – voire des pédagogies progressistes – au sein de laquelle nous trouvons également des anti-Montessori et des défenseurs des pédagogies critiques.
La position de Jean-Michel Blanquer, celle du chercheur Stanislas Dehaene – qui a officiellement soutenu Céline Alvarez sans valider ouvertement scientifiquement ses résultats – mais aussi de l’autre côté du spectre, celle de certains adeptes des pédagogies critiques, se retrouvent néanmoins dans la manière dont est utilisée la référence montessorienne. On peut raisonnablement faire l’hypothèse que dans ces trois cas, le référencement à Maria Montessori est moins là pour désigner un rapport aux apprentissages que pour exprimer un rapport à l’école et un rapport au politique. L’idée montessorienne fonctionne comme un aiguiseur rhétorique : elle se fait opérateur de discours sur le changement nécessaire du système éducatif. En étant référencée comme une idée sur l’école, la pédagogie Montessori induit ainsi aujourd’hui avant tout un rapport à l’échiquier politique. Quitte malheureusement à faire parfois écran à la réflexion sur les pratiques pédagogiques.
Quelques hypothèses sur les mécanismes des conversions enseignantes aux pédagogies nouvelles
Si réel « effet Alvarez » il y a eu, il est encore trop tôt pour mesurer ses effets au sein du corps enseignant. Nos recherches suggèrent que l’engouement récent pour la pédagogie Montessori ne se limite pas à la figure de Céline Alvarez. Il y a des « déjà-là » qui rendent la conversion pédagogique des enseignant•e•s pensable, mais aussi des contextes qui permettent l’actualisation des projets pédagogiques comme par exemple, pour les enseignants et enseignantes que nous avons rencontrés lors de notre enquête, le fait de rentrer, avec des amis ou des collègues, à plusieurs dans la pratique.
Comment expliquer alors la rencontre entre la carrière d’une idée – la pédagogie Montessori – et la carrière professionnelle des enseignant•e•s ? Nous pouvons sur ce point distinguer deux profils qui investissent des manières de rentrer dans la pédagogie différentes : les « passeurs d’idées » pédagogiques venant à l’éducation par Montessori mais sans passer par les réseaux de l’Éducation nationale, souvent proches des milieux dits orthodoxes et enseignant en école hors contrat, œuvrant parfois de manière explicite à l’exportation du modèle, et les enseignant•e•s en venant à la pratique par leur carrière enseignante. C’est ce dernier profil, parce qu’il touche aux transformations de l’école publique, qui nous a le plus intensément intéressée. Nous formulons ici l’hypothèse qu’une grande partie des enseignant•e•s s’engageant en pédagogie Montessori ne sont pas des primo-enseignant•e•s, au double sens du terme.
D’une part, l’entrée dans la pédagogie Montessori semble fortement corrélée à un choix de l’enseignement comme seconde carrière, et, dans certains cas, à des capitaux scolaires qui ne se retrouvent pas forcément à être cristallisés, institutionnalisés dans la position professionnelle à laquelle ces derniers pouvaient laisser aspirer. Nous faisons l’hypothèse que de tels capitaux peuvent alors s’écouler dans cette manière de faire classe autrement. La pédagogie Montessori devient ainsi un atout valorisable et valorisant pour ces enseignant•e•s, une technique sociale de gestion de leurs propres aspirations. Dans un article canonique [3], Jean Prévost et Jean-Claude Chamboredon, à partir des analyses de Pierre Bourdieu sur la petite bourgeoisie nouvelle, insistaient déjà sur la manière dont, dans le domaine de la petite enfance, des individus réaménageaient les professions existantes à partir de leur propre position dans l’espace social. À cet égard, nous pouvons avancer la thèse que le détachement vis-à-vis de l’Éducation Nationale n’est pas tant un résultat de la circulation de la pédagogie Montessori que l’une des conditions même de son succès. Au-delà de la pédagogie Montessori, ce constat invite à s’intéresser plus concrètement à ce que fait l’importation de dispositions acquises dans d’autres univers professionnels à un monde enseignant constitué, rappelons-le, à plus de 30 % par des professionnels en reconversion [4].
D’autre part, un certain nombre d’enseignant•e•s s’auto-définissant comme praticien•ne•s de la pédagogie Montessori ont déjà une certaine ancienneté dans leur profession. Cette ancienneté invite à prendre au sérieux la notion de socialisation professionnelle dans les facteurs explicatifs de changement de pratique pédagogique : l’engagement dans la pédagogie Montessori est aussi une manière de s’équiper individuellement pour faire face à des situations professionnelles jugées difficiles, et, de ce fait, vieillir au sein de l’institution en mettant à distance le stigmate de l’instituteur•ice comme « garde d’enfants ». La clé des conversions montessorienne réside ainsi très certainement aussi dans ce que le métier d’enseignant et l’éducation comme monde du travail font à la pratique enseignante.
Entrer dans une carrière de practicien•ne Montessori ne signifie pas forcément s’y maintenir. Là encore il est sans doute trop tôt pour pouvoir apprécier les désengagements montessoriens ou au contraire l’explosion des conversions. Quelques éléments invitent cependant à penser les entremêlements entre ces bifurcations pédagogiques et ce qui se déroule dans la vie privée de l’enseignant•e. La pédagogie permet de mettre en mot des schèmes d’appréhension du réel déjà présents et s’articule à des transformations sociales affectant les profils des enseignan•e•s, dont les parcours, bien souvent à accorder au féminin, sont heurtés par des événements biographiques amenant à réviser leurs routines. Les normes personnelles et professionnelles ne sont ainsi pas séparées par des frontières hermétiquement closes, et les conversions pédagogiques ne sauraient être expliquées sans ces allers-retours entre ce qui se passe dans sa classe et ce qui se déroule en dehors de celle-ci. Nous pensons notamment à l’articulation entre rôle de mère et rôle d’enseignante, que ce soit dans l’entrée ou dans le maintien dans la pédagogie Montessori, qui peut s’expliquer par le désir d’accumuler un certain capital parental ou par la manière dont l’engagement dans ce type de pratique peut faire écho à une certaine lecture de l’éducation de ses enfants – celle de leur inadaptation au système classique, de leur caractère « précoce » – venant ainsi confirmer l’enseignant•e converti•e dans sa propre élection pédagogique.
Ces exemples témoignent du fait que la pédagogie Montessori peut aussi faire l’objet d’appropriations privées. La conversion pédagogique revêt ici un caractère socialement intéressant : elle permet une mise à distance des institutions certifiantes au sein desquelles ces enseignant•e•s travaillent. Les enseignant•e•s se retrouvent ainsi convaincus non seulement en tant que praticiennes mais aussi en tant que parents d’élèves de la pédagogie Montessori.
Les pédagogies nouvelles sont-elles des pédagogies de classe ?
La pédagogie Montessori ne serait-elle donc qu’un parler pédagogique ? Si nous avons jusqu’à présent surtout insisté sur l’identification des contours d’une nébuleuse et avancé quelques hypothèses qui ouvrent autant de pistes de recherche pour la sociologie des bifurcations pédagogiques, nous aimerions revenir à présent sur le contenu même du programme montessorien. Le marqueur politique attaché à la pédagogie Montessori ne doit pas faire écran à la réalité et à la diversité des pratiques. Nous le disons d’emblée : nous ne sommes pas spécialistes de pédagogie et nous ne cherchons pas à établir quelles seraient les « bonnes pratiques » en matière d’éducation. C’est par le détour de la sociologie des enseignant•e•s et par l’ancrage théorique que nous avons trouvé au sein d’une histoire sociale des idées attentive aux conditions sociales de fabrication, de circulation et d’appropriation des théories que nous sommes entrés dans la pédagogie Montessori. L’évaluation des pratiques montessoriennes ne peut donc raisonnablement pas être ici au cœur de notre propos : une telle perspective de recherche supposerait la mise en place d’un dispositif empirique rigoureux, s’immisçant sur le long terme dans les classes. Néanmoins, parce que ce qui rassemble les membres du GRDS aux appartenances disciplinaires variées est la démocratisation des savoirs, il nous semblait intéressant de revenir, avec notre regard, sur les apports éventuels du programme montessorien.
Les analyses canoniques en sociologie de l’éducation formulent plutôt un avis mitigé sur les pédagogies alternatives. Le sociolinguiste Basil Bernstein a par exemple constaté, au cours des années 50, une montée des pédagogies qu’il nomme « invisibles » par rapport aux pédagogies traditionnelles, dénommées visibles. Le choix des termes « pédagogie visible » et « invisible » est à comprendre du point de vue de l’élève. C’est son regard dont il s’agit : dans le cadre des pédagogies invisibles, l’apprentissage est conçu comme davantage implicite qu’explicite. Les pédagogies invisibles ne sont, selon l’auteur, plus centrées sur la transmission des savoirs mais sur l’épanouissement et le développement de l’enfant. Le credo structurant ces pédagogies est celui du jeu qui vient brouiller les frontières entre travail et loisir. Or, selon Basil Bernstein, la dichotomie jeu-travail fait sens chez les enfants et les parents de classes populaires, l’un étant nettement distinct de l’autre. Au contraire, cette dernière s’efface chez les classes moyennes et supérieures qui conçoivent les frontières entre les deux activités de manière plus floue : le jeu est perçu comme une continuité́ du travail dans l’univers privé. Ainsi, les pédagogies invisibles contiendraient un « programme caché », accessible aux familles et aux enfants ayant les ressources sociales pour le décoder.
Finalement, ces pédagogies, sous couvert de progressisme et de remise en cause de l’ordre scolaire existant, seraient surtout bénéfiques aux enfants des classes supérieures à même de secondariser l’accessoire dans ce qui leur est proposé. Ce sont eux qui perçoivent dans le jeu le véritable enjeu des apprentissages, là où les pédagogies invisibles, prises au pied de la lettre dans la conception ludique qu’elles proposent, constitueraient le fondement d’une mésinterprétation par les enfants des classes populaires. Notons que l’épanouissement de ces nouvelles doctrines pédagogiques relève chez Basil Bernstein d’un phénomène macrosocial : la montée des classes moyennes et le conflit que cette montée engendre au sein même de la classe moyenne entre un pôle personnaliste fondant sa culture professionnelle sur les relations avec les personnes, incarné par le salariat intellectuel, et un pôle plus traditionnel fondant sa culture professionnelle sur les relations avec les objets. Chez Basil Bernstein, le texte pédagogique est pris dans un espace de transformation considéré comme un espace de lutte entre groupes sociaux. Enfin, le caractère classiste de la pédagogie invisible s’explique également par le taux de change pédagogique différencié qu’elle sous-tend : les classes moyennes et supérieures ont les ressources sociales et scolaires pour reporter leurs aspirations scolaires et différer les acquisitions des enfants. Comme si l’attrait pour ces pédagogies invisibles ne serait finalement qu’un égarement nécessaire afin de mieux pouvoir rentrer, plus tard, dans le jeu de la compétition scolaire.
Les conclusions de Basil Bernstein résonnent avec force aujourd’hui pour qui ne peut que constater la visibilité médiatique d’écoles hors contrats aux frais d’inscription pharamineux se revendiquant des pédagogies alternatives. Néanmoins, cette analyse ne laisse finalement que peu d’espace à une étude même du dispositif éducatif. Les enseignants et enseignantes sont paradoxalement invisibilisés dans l’approche de Basil Bernstein. Tout comme l’explicitation même du programme des pédagogies invisibles. Jamais n’est finalement précisé ce qui est entendu par « pédagogie ». De même, les mécanismes à même de transformer la structure sociale (des transformations morphologiques des classes sociales) en structure scolaire (des conceptions pédagogiques) sont finalement davantage postulés que véritablement questionnés. Et on peut finalement se demander si les conceptions éducatives visées par cette analyse n’ont pas été en partie absorbées et normalisées par l’actuelle Éducation Nationale. D’où la nécessité, tout en prenant au sérieux la thèse du décalque de la structure des transformations morphologiques de la société française sur les conceptions éducatives, de s’intéresser plus finement à ce que ces pratiques pédagogiques proposent.
Nous ne reviendrons pas sur la critique absolument nécessaire de l’idéologie qui sous-tend les Lois naturelles de l’enfant. Janine Reichstadt avait déjà, pour le GRDS, pointé et déconstruit le raisonnement naturaliste abreuvé de l’idéologie du don porté au cœur même de la démonstration de Céline Alvarez.
Céline Alvarez ne saurait pourtant épuiser la diversité des pratiques montessoriennes. Plusieurs réflexions plus ou moins directement extraites des écrits de la pédagogue ont ainsi retenu notre attention chez les enseignants et enseignantes que nous avons rencontrés et dans les classes que nous avons visitées. Un questionnement autour des frontières de l’espace-temps pédagogique d’abord. Chez certains enseignants et enseignantes, la pratique de la pédagogie Montessori s’ancre en effet dans une critique de l’âge entendu avant tout comme un rapport social. D’une part, ces propos portent à la critique l’autorité de l’adulte et la manière dont il hypostasie l’enfant en s’introduisant directement dans l’ensemble des interstices de sa vie. C’est le rapport d’âge en tant que relation sociale qui y est alors critiqué. Les enseignant•e•s rejettent ici à la fois le type de relation qui s’y joue (domination) et les rôles que cette relation sous-tend (activité de l’adulte, passivité de l’enfant). Cette critique s’adresse pleinement aux parents d’élèves dont certains enseignant•e•s prônent la stricte délimitation de leur périmètre d’intervention dans les classes. D’autre part, ces enseignant•e•s remettent souvent en cause l’existence, au sein même de l’Éducation Nationale, d’une police des âges qui régirait la progression des apprentissages. Le terme de police n’est pas ici à entendre dans son acceptation répressive mais en tant que ce qui gouverne et administre les bonnes conduites. De fait, l’école catégorise les enfants en différentes sections à partir de leur âge chronologique et segmente ce groupe social : c’est ici l’âge en tant que critère de classification arbitraire qui est mis en cause. Plus même, cette répartition des enfants par âge implique une temporalité éducative extrêmement rapide. Il est difficile, pour les enseignant•e•s, de conduire pédagogiquement un programme alors même qu’au moment où les enfants s’adaptent à l’enseignant•e, ces derniers se voient changer de classe. À l’inverse, les enseignants et enseignantes rencontrées plaident pour une extension du multi-âge et pour la possibilité de conserver un suivi des élèves sur plusieurs années.
Sur ces points précisément, à l’école maternelle, il nous semble que suivre des enfants sur plusieurs années et réduire le rôle des parents dans la gestion de l’établissement pourrait permettre une double économie : une économie de la pression des programmes se transmuant bien souvent en une gestion urgentiste des apprentissages et une économie de la pression permanente exercée par les familles à l’égard des classements scolaires qui n’est pas sans effet sur les acquisitions de savoir [5]. La requalification du rôle d’ATSEM qu’exige la mise en œuvre de cette pédagogie nous semble par ailleurs intéressante : les enseignant•e•s Montessori – suivant en cela ce qui se fait bien souvent dans les écoles privées hors contrat où sont présents dans les classes à la fois un enseignant ou une enseignante, nommé éducateur•ice, et un ou une assistant•e – confèrent bien souvent à ces professionnels un rôle décisif dans la mise en œuvre des apprentissages auprès des enfants. Le multi-âge favorise la possibilité pour ces professionnels de se délester d’une partie du « sale boulot » que représente le soin apporté aux plus jeunes enfants (hygiène, sieste) et leur permet d’épauler plus souvent l’enseignant•e dans les moments d’apprentissages.
Finalement, nous avons été surprise, lors de notre enquête, des mises à distance de certains enseignant•e•s vis-à-vis d’une pédagogie du « laisser-faire », d’un apprentissage par le jeu que nous avions nous-même assigné à la pédagogie. C’est ici que s’exprime la diversité de la nébuleuse des enseignants et enseignantes se revendiquant à des degrés divers de Montessori : les plus alvareziens, amenés à Maria Montessori par le biais des Lois naturelles de l’enfant, pratiquant souvent la pédagogie en pôles d’apprentissages, étaient les plus réceptifs à ce discours sur le jeu comme moteur d’apprentissage. Ces enseignant•e•s correspondraient finalement davantage au descriptif donné par Basil Bernstein à propos des pédagogies invisibles.
Certaines pratiques se décalent cependant légèrement de ce credo et font au contraire de la pédagogie Montessori le fer de lance d’une certaine exigence dans l’acquisition des savoirs, permettant en cela de mettre à distance un certain rapport puérocentré aux apprentissages à l’école maternelle et le stigmate de « garde d’enfants » parfois accolé à la profession d’enseignant•e. Plus même : c’est justement par la conversion à la pédagogie Montessori que certaines enseignant•e•s cherchent à se défaire de l’image de leur métier comme inculquant un savoir faible et peu exigeant sur le plan scolaire. Certain•e•s d’entre eux défendent ainsi avec force la nécessité de proposer aux enfants des activités exigeantes les confrontant directement dès leur plus jeune âge à des apprentissages explicites de la lecture et de l’écriture. Il est facile de conclure directement au conservatisme scolaire : le débat est complexe mais il nous semble que de telles propositions peuvent au contraire apporter beaucoup à la démocratisation des savoirs scolaires.
Nous espérons que ce rapide voyage aura posé quelques jalons à l’analyse des cadrages scientifiques, médiatiques et politiques qui émaillent avec intensité le débat public à propos de la pédagogie Montessori. Si nous réaffirmons personnellement avec force la nécessité de contrer un discours dépolitisant sur les pédagogies alternatives, nous pensons parallèlement qu’aucun discours critique sur l’école ne saurait se passer de questionnements pratiques portant attention à la diversité de ce qu’il se passe dans les classes. L’école est constamment l’objet de discours décorrélés des impératifs empiriques : la sociologie de l’éducation devrait permettre a contrario d’examiner davantage les pratiques enseignantes, leurs raisons d’agir et leurs effets.
[1] Voir à ce propos l’enquête menée par Laurence De Cock pour la revue du Crieur : « Céline Alvarez, le business pédagogique. Enquête sur un bestseller controversé », Revue du Crieur, La Découverte, n°6, p.102-115, 2017. Agir pour l’école a notamment financé l’emploi à plein temps d’une ATSEM (Agent territorial spécialisé des écoles maternelles) formée à la pédagogie Montessori et assistant Céline Alvarez alors même que toutes les classes « classiques » ne bénéficient pas forcément de cette aide supplémentaire, fortement dépendante des politiques municipales.
[2] Il n’existe pas de label à proprement parler, le nom Montessori n’ayant pas été protégé. En revanche, l’Association Montessori Internationale (AMI) propose une charte, dont le respect permet d’apposer une certification aux écoles qui en respecteraient les principes, et de nombreuses formations.
[3] Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévot « Le métier d’enfant », in Jeunesses et classes sociales, Éditions Rue d’Ulm, pp. 131-174, 2015 (1973).
[4] Observatoire des professeurs des écoles débutants, Harris Interactive pour la SNUipp-FSU, p. 5. Les données portent sur l’année 2016. Une autre étude, « Attractivité du métier d’enseignant. État des lieux et perspectives », commandée par le CNESCO, fait état d’un lauréat sur quatre s’engageant dans la profession de professeur des écoles après une première carrière professionnelle.
[5] Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2016.