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L’école en manque de démocratisation

Entretien paru dans "L’école émancipée", juillet-août 2010

vendredi 27 août 2010, par Tristan Poullaouec

Dans Le diplôme, arme des faibles, Tristan Poullaouec s’intéresse à l’ambition scolaire des familles ouvrières. Il décrit les fortes attentes de ces familles, qui ne sont ni démissionnaires, ni indifférentes face à la scolarité de leurs enfants. Il dit aussi leur inquiétude face au déclassement des diplômes au moment où, justement, elles adoptent pour leurs enfants le modèle des études longues…

Il fait le point sur la démocratisation scolaire depuis 50 ans : les inégalités d’apprentissage en primaire sont très fortes et très lourdes de conséquences sur la suite de la scolarité... Dans un contexte d’attaques graves contre tout ce qu’il y a de « national » dans l’éducation, à commencer par le diplôme, qui peu à peu cède la place aux compétences et aux certifications, la lecture de cet ouvrage est nécessaire pour alimenter notre réflexion et nous aider à résister.

Entretien réalisé par Véronique Ponvert.

École Émancipée : Dans les années 1950, les ouvriers enquêtés par les sociologues déclarent préférer une montée collective par les luttes sociales à une ascension sociale en tant qu’individus ; aujourd’hui,
les familles populaires aspirent à des études longues pour leurs enfants : ne faut-il pas y voir un effet de l’individualisme croissant de notre société, et la perte de repères de « classe » ?

Tristan Poullaouec : J’y vois plutôt le signe d’une profonde transformation de la culture ouvrière.

Jusqu’au début des années 1960, seule une petite minorité des ouvriers souhaitent que leurs enfants atteignent le bac. Aujourd’hui, la plupart aimeraient qu’ils poursuivent des études supérieures après avoir décroché le bac. Il y a donc eu, au fil des générations, une reconversion des familles ouvrières au modèle des études longues. Cette révolution culturelle n’a pas attendu la crise du monde ouvrier et le chômage de masse : dès 1973, près des deux tiers des ouvriers visent le bac pour leurs enfants. Les luttes sociales n’en étaient pas moins intenses dans la France des années 1968. C’est précisément le moment où le sentiment d’appartenir à une classe sociale est le plus répandu dans la population, et notamment parmi les ouvriers. Les nouvelles ambitions scolaires des familles populaires ne sont donc pas la conséquence de la « perte des repères de classe ».

En revanche, il y a de bonnes raisons de penser que l’avènement de l’école unique a brouillé chez les élèves la perception des rapports de classe. En imputant à chacun le mérite et donc la responsabilité de son propre parcours scolaire, elle affaiblit le sentiment que celui-ci doit en réalité beaucoup aux inégalités entre les classes. Ainsi, moins ils sont diplômés, moins les jeunes se disent aujourd’hui appartenir à une classe sociale. Et plus ils sont diplômés, moins ils se positionnent subjectivement en bas de la hiérarchie sociale.

ÉÉ : L’école unique a profondément modifié les destins scolaires : la notion de « déterminisme social » a-t-elle pour autant disparu ?

T.P. : L’école unique n’est pas une école démocratique.

Elle a bien permis une amélioration spectaculaire des scolarités, mais les parcours scolaires restent toujours aussi inégaux selon l’origine sociale des élèves : la moitié seulement des enfants d’ouvriers décrochent aujourd’hui le bac, contre près de 90 % des enfants de cadres. Ces écarts sont encore plus grands si l’on distingue les seuls bacs généraux, obtenus dans une même génération par moins de 20 % des enfants d’ouvriers et plus de 70 % des enfants de cadres ! Quand on sait l’ampleur des espoirs placés dans l’école, on comprend sans peine la force des frustrations scolaires… Cela dit, on ne saurait réduire l’impact de l’école unique à une simple translation des inégalités scolaires.

C’est véritablement un nouveau régime de scolarisation qui est instauré par les réformes scolaires de la Ve République, entre les décrets Berthoin de 1959 et la création des bacs pro en 1985. Auparavant, l’origine sociale
décidait collectivement du parcours scolaire. Pour l’essentiel : aux enfants du peuple, l’école communale, au mieux jusqu’au certificat d’études, et aux enfants de la bourgeoisie, le lycée, de la 11e à la terminale ! Aujourd’hui, c’est l’école unique qui prend en charge individuellement le tri social des élèves, sur la base de leurs résultats scolaires : à l’élève qui réussit scolairement, la voie générale, et à celui qui ne parvient pas à surmonter les difficultés intellectuelles normales de tout apprentissage, les filières de relégation.

Ces inégalités d’apprentissage se déterminent à la fois à l’école et hors de l’école. En particulier, les parents qui ont fait des études longues sont mieux armés pour conduire efficacement à la maison les apprentissages attendus par l’école. Mais l’école ne se contente pas d’enregistrer passivement ces inégalités culturelles : de fait, elle favorise la réussite des classes dominantes sans parvenir à faire réussir tous « ceux qui n’ont que l’école pour comprendre l’école », selon la formule de Stéphane Bonnéry.

ÉÉ : Vous soulignez le « rôle déterminant des conditions initiales d’entrée dans la culture écrite, où se joue l’essentiel des difficultés d’apprentissage » : les enfants de cadres ou d’ouvriers sont-il sur un pied d’égalité à ce stade de leur scolarité ? L’école joue-t-elle un rôle de réduction ou au contraire d’amplification des écarts constatés ?

T.P. : En effet, les inégalités sociales devant l’école se concentrent avant tout en primaire.

Qu’on en juge : quand on les répartit en quatre quarts dans l’ordre croissant de leurs performances aux évaluations à l’entrée en 6e, la part des enfants d’ouvriers qui ont atteint la seconde générale ou technologique sans redoubler au collège passe, d’un quartile à l’autre, de 6 % à 25 %, puis 55 % et enfin 85 %. Mieux : légèrement supérieures, les proportions correspondantes d’enfants de cadres qui entrent au lycée sans redoubler sont tout à fait du même ordre. Si tous les élèves réussissaient aussi bien leur primaire, l’avantage des enfants de cadres sur les enfants d’ouvriers serait donc très faible. Arrivés au collège, puis au lycée, les parcours scolaires des élèves dépendent alors davantage de la réussite en primaire que de l’origine sociale.

Qu’ils soient enfants de cadres ou enfants d’ouvriers, les bons élèves du primaire ont ainsi toutes chances d’arriver sans encombres en seconde. Les effets du primaire se mesurent jusque dans l’enseignement supérieur : 61 % des élèves du dernier quartile obtiennent au moins la licence, contre seulement 28 % des élèves du troisième quartile, 12 % du second et à peine 6 % du premier. Le principal obstacle à la démocratisation scolaire vient donc du fait que les enfants des classes populaires se situent bien plus souvent dans les premiers quartiles, nettement sur-représentés parmi ceux qui ne savent pas lire et écrire correctement en entrant en 6e.

Certes, en arrivant à l’école primaire, les habiletés intellectuelles des élèves sont déjà inégales, en raison des ressources culturelles et linguistiques inégales transmises dans leurs familles. Mais à niveau initial comparable, les élèves dont les parents sont les plus diplômés progressent davantage, si bien que les écarts sont doublés à la fin du CM2… Sauf à admettre l’idéologie du handicap socioculturel, tous les enfants sont pourtant capables d’abstraction, de raisonnement logique et de réflexivité [1]. Il faut donc repenser les dispositifs pédagogiques en primaire, sans laisser ce terrain à la droite.

ÉÉ : L’enseignement professionnel, les diplômes CAP et BEP sont disqualifiés dans votre livre : orientation par défaut, insertion difficile dans l’emploi, tâches d’exécution, carrières moins ascendantes qu’autrefois… Que
conclure sur l’avenir de cet enseignement ? Quelle voie proposer aux élèves en difficulté scolaire ?

T.P. : Je ne disqualifie pas l’enseignement professionnel.

C’est le patronat qui paye généralement mieux un diplômé du supérieur qu’un titulaire d’un CAP. C’est l’école qui réserve la culture technique à ceux qui ont échoué dans les matières dites générales. Je constate simplement que dans la majorité des familles ouvrières, l’auto-exclusion des voies longues de l’enseignement général a peu à peu cédé la place au rejet des voies courtes de l’enseignement professionnel. La question qui se pose n’est pas celle de la revalorisation des CAP et des BEP indépendamment du reste du
système éducatif. A mon sens, il s’agit plutôt d’imaginer une école qui distribuerait à tous les élèves les mêmes ressources, notamment intellectuelles : pourquoi ceux qui échoué en français et en mathématiques dans la voie générale ont-ils encore moins de français et de mathématiques dans la voie professionnelle ?

ÉÉ : Vous tordez le cou à la théorie de « l’inflation scolaire » : selon vous, il y aurait donc assez de « places » pour tous les diplômés, dans le contexte de crise économique que nous traversons ?

T.P. : On évoque beaucoup la dévalorisation des diplômes et le déclassement à l’embauche.

En réalité, le paradoxe des diplômes est qu’ils sont à la fois de moins en moins suffisants dans le contexte du chômage de masse et de la précarisation des débuts de vie professionnelle, mais aussi de plus en plus nécessaires pour faire face aux exigences des postes de travail, des critères de recrutements et des évolutions de carrières. La crise économique avive encore cette tension, en renforçant les inégalités entre les diplômés. D’un côté, les diplômes de l’enseignement professionnel conduisent le plus fréquemment aux positions d’ouvriers ou d’employés et permettent rarement d’accéder en cours de carrière aux emplois les plus qualifiés. De l’autre, les diplômés de l’enseignement supérieur sont souvent reclassés en cours de carrière après un déclassement à l’embauche. Au total, les enfants d’ouvriers ont aujourd’hui légèrement plus de chances d’occuper une position de cadre ou d’exercer une profession intermédiaire : c’était le cas de 19 % d’entre eux à l’âge de 30 ans en 1970, c’est désormais le cas de 26 % de la génération qui a eu le même âge en 2003.


Voir en ligne : L’école émancipée


[1Cf. "Langage et égalité des intelligences", Entretien avec Jean-Pierre Terrail, École émancipée, n°9, sept.-oct. 2009